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Phideliane
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Chapitre 3

Le lendemain matin, une lumière d’hiver, blanche et tranchante, baignait les couloirs de l’École Normale Supérieure d’Élèves-Institutrices de Bourges. Le bâtiment, lourd et élégant, respirait une certaine fierté républicaine, un mélange de rigueur maçonnique et de ferveur laïque, avec ses grandes baies vitrées, ses escaliers de pierre grise et ses hautes salles aux plafonds moulurés. Tout semblait ciselé dans le même idéal : élever les jeunes filles, les redresser vers la lumière du savoir, leur apprendre à être utiles, droites, dignes… à devenir des mères de la Nation.

Frédérique suivait le groupe des nouvelles arrivantes, silencieuses et frêles dans leurs manteaux d’uniforme bleu sombre, tandis qu’une femme au port sévère, Madame de La Vigerie, professeur de Mathématiques et responsable des études les guidait dans une visite hiératique de l’établissement. Son chignon strict, son regard acéré et sa diction tranchante donnaient à ses paroles l'autorité de la loi.

— Vous trouverez ici tout ce que requiert votre future mission, Mesdemoiselles. L’enseignement de la pédagogie, des sciences, de la morale républicaine, de l’hygiène, de la couture, de la musique. Vous serez formées pour instruire, mais aussi pour incarner. Une institutrice n’enseigne pas seulement : elle élève.

Le cortège s’égrenait dans les couloirs, comme une procession. Frédérique observait en silence, curieuse, absorbant chaque détail : les murs tapissés de maximes républicaines, les cartes de France aux coins cornés, les bustes de Marianne sur les cheminées froides. Tout respirait une volonté d’ordre, une foi dans le progrès… mais quelque chose grinçait derrière cette façade immaculée.

Elles passèrent devant une porte épaisse, en chêne noirci, encadrée de moulures anciennes. La salle 101. Elle semblait étrangère au reste du couloir, comme un vestige d’un autre temps. Et pourtant, elle imposait une présence. Une sorte de densité dans l’air, à cet endroit précis. Frédérique s’arrêta un instant, intriguée. Madame de La Vigerie s’interrompit aussi, et sans hausser la voix, déclara :

— Cette salle est fermée. Elle n’est pas incluse dans votre parcours. Vous n’avez aucune raison d’y entrer.

Elle n’en dit pas plus. Le groupe reprit sa marche, mais Frédérique, en se retournant, crut entendre… non, percevoir… comme un petit cliquetis, ou un gémissement étouffé, venu de l’autre côté. Peut-être était-ce un meuble qui craquait. Peut-être était-ce son imagination.

Mais elle savait, d’instinct, que cette porte-là ne resterait pas close pour toujours. Elles débouchèrent ensuite dans la salle des maîtresses, puis dans la grande bibliothèque, magnifique nef de bois et de silence, où des centaines de livres reposaient sous la poussière tranquille de l’attente. C’est là que Madame de La Vigerie les laissa, pour remplir quelques formalités.

— Vous avez une heure pour vous imprégner du lieu. Comportez-vous en héritières, non en locataires.

La bibliothèque était d’une beauté froide, un sanctuaire de pensées anciennes. Frédérique, attirée par une armoire basse, découvrit un recueil de contes populaires berrichons. En feuilletant les pages aux bords roussis, elle tomba sur une illustration rudimentaire représentant trois femmes vêtues de blanc, penchées au bord d’un ruisseau, frappant le linge avec une force inhumaine. Une légende manuscrite en dessous : « Les Lavandières de la Nuit. » Elle sentit une vibration sous ses doigts.Un murmure, presque inaudible. « Viens. » Une page s’échappa en secret de l’ouvrage. Frederique s’en saisit avec délicatesse, et referma le livre avec lenteur, le cœur battant. Elle était entrée dans un monde souterrain, sans même s’en rendre compte. Et déjà, les ombres commençaient à l’appeler par son nom. Sur la feuille détachée, jaune et fine comme une aile de papillon, qui semblait l’avoir attendue, elle déchiffra les mots anciens.

« 6 octobre 1865

Aujourd’hui, Adèle ne s’est pas levée. Elle saigne encore. L’abbesse a dit que c’était une punition de la Sainte Vierge, qu’il faut prier plus fort. J’ai vu sous son oreiller une petite chaussette cousue main. Elle a dit que ce n’était rien. Mais je sais que c’est un enfant qui pousse, un enfant sans père, un enfant de honte. Je l’ai serrée contre moi la nuit dernière. Elle sentait la peur, et la lessive. »

*

La fin d’après-midi faisait miroiter les pavés de Bourges d’un éclat tiède et poudreux. Le vent portait une odeur d’herbe sèche et de savon, tandis que Frédérique descendait la rue des Fossés jusqu’au lavoir communal, cherchant un peu de silence dans le bruit tranquille du dehors. Elle marchait à pas lents, les mains croisées derrière le dos, le visage levé vers le ciel d’automne, encore clair malgré l’heure.

Au creux d’un renfoncement de pierre, le lavoir apparaissait comme un théâtre à ciel ouvert, presque intime. Sous les arches moussues, des femmes s’affairaient autour des bassins, le tablier noué haut, les bras mouillés jusqu’au coude. L’eau courait, chantante, sur la pierre creusée. Des savons durs râpaient les linges, des battoirs s’abattaient en rythme sur les draps, tandis que les voix se mêlaient, hautes et pleines, entre deux éclats de rire.

— Celle-là, je vous jure, elle a recommencé à écrire des lettres parfumées à l’instituteur !

— Et lui ? Il a répondu ?

— À peine un salut, et encore, par politesse !

Elles riaient fort, comme seules rient celles qui ont trop longtemps contenu leur voix. Il y avait là une liberté brute, solide comme le granit, une joie simple d’être ensemble, de frotter les douleurs dans l’eau claire, de les battre jusqu’à ce qu’elles cèdent. Frédérique les observa un moment, souriante. Elle aimait leur vigueur, leurs gestes précis, la grâce rugueuse de leur quotidien.

Puis, quelque chose vacilla. Une seconde. Pas plus. Juste un battement, un souffle retenu. L’eau devint trouble. Le linge — du linge d’enfant ? — pendait, lourd, gorgé d’un rouge qui n’était plus celui du soleil couchant. Une femme pleurait sans bruit, ses doigts crispés sur un drap qui refusait de blanchir. Une autre levait un battoir, mais ce n’était plus du linge qu’elle frappait — c’était quelque chose de plus petit, de plus fragile. Les rires s’étaient tus. L’air sentait le fer et la terre mouillée. Frédérique cligna des yeux. Tout était redevenu normal.

Les femmes riaient encore. Une éclaboussure de savon vola dans l’air. Une main amie tapa sur une épaule. L’eau retrouvait ses reflets d’argent. La lumière glissait à nouveau sur les gestes, comme si rien n’avait jamais existé, sinon l’instant paisible d’un soir de lessive. Frédérique resta là un instant de trop, les bras le long du corps, le souffle court. Puis elle tourna les talons, sans comprendre pourquoi son cœur battait plus vite.

*

La nuit était tombée sans bruit, comme une main posée sur les paupières du monde. Bourges, figée dans un silence de glace, semblait contenir son souffle, et l’École George Sand, posée sur ses fondations profondes comme un cœur au repos, émettait ses propres soupirs, ses propres craquements, dans une langue que seuls les murs comprenaient. Dans le dortoir des nouvelles élèves, une vingtaine de lits de fer s’alignaient avec une précision militaire. Frédérique avait changé de lit, et assignée à une chambre particulière, privilège accordé à quelques élèves triées sur le volet pour leur excellence scolaire ou leur comportement exemplaire — elle ignorait encore à quel titre elle avait mérité ce traitement. La pièce, située au second étage, donnait sur la cour intérieure, là où le vent dessinait de longues arabesques dans la poussière. La chambre, étroite mais haute de plafond, possédait une fenêtre aux vitres épaisses, déformantes, comme si le verre lui-même avait souffert autrefois. Une table, une armoire, un lit simple. Tout y était d’une sobriété propre à l’idéal républicain… mais il y avait autre chose. Les murs. Les murs avaient une voix.

Dès que la lumière fut éteinte — Frédérique étant résolument respectueuse des horaires — une vibration infime commença à parcourir la pièce. Une sorte de rumeur interne, presque imperceptible, qui semblait courir derrière le papier peint jauni, se glisser sous les lames du parquet, ramper dans l’ombre comme une pensée qu’on n’ose formuler. Elle tendit l’oreille. Rien. Et pourtant… Un murmure, un froissement. Une voix ? Un souffle ?

« Reviens… »

Elle se redressa dans son lit, palpitante, les mains moites. Elle se sentait épiée. Pas dans le sens humain du terme — c’était plus ancien, plus primitif. Comme si le lieu savait qu’elle était là, et qu’il lui envoyait des échos, des souvenirs. Elle finit par s’endormir d’un sommeil agité, peuplé de visions fragmentaires : une jeune fille pleurant près d’un ruisseau ; des draps blancs battus avec rage sur la pierre ; un hurlement lointain, animal, brisé.

Le matin, son oreiller était humide. Elle hésita à croire qu’elle avait pleuré dans son sommeil. En se levant, elle vit une chose étrange. Une trace, comme une empreinte de main, sur le verre intérieur de la fenêtre. Fine, translucide. Trop petite pour être la sienne. Elle resta longtemps à l’observer, sans oser la toucher.

*

La salle de lettres, vaste et austère, sentait la craie, le papier tiède et la laine un peu humide. Frédérique, plume en main, redressait la tête à intervalles réguliers pour suivre la voix tranquille de leur professeur. Louis Lanyon arpentait lentement l’espace entre les bancs, ses doigts effleurant distraitement les livres entassés sur la chaire. Il avait cette allure distraite, presque irréelle, de ceux qui pensent ailleurs — et reviennent toujours trop tard. Son regard, pourtant, était d’une acuité dérangeante lorsqu’il s’arrêtait sur vous, comme s’il cherchait au-delà de vos mots le fil de ce que vous n’aviez pas encore osé penser.

— La langue, mesdemoiselles, est une matière vivante. Elle respire, elle se tord, elle souffre. Racine, voyez-vous, n’écrit pas, il murmure, il saigne. Il faut lire ses vers comme on lit un rêve — ou un cauchemar.

Son ton n’était ni théâtral ni appuyé, mais bas, intense, presque confidentiel. Ses phrases s’enroulaient comme des rubans autour des esprits en éveil.

Frédérique suivait, fascinée malgré elle. Il avait cette voix… Ce timbre calme et grave qui suspendait le temps. Quelque chose de trop mélancolique pour un homme si jeune, trop ombré pour un professeur de lettres. Elle détourna les yeux, presque honteuse d’y prêter autant d’attention.

Derrière elle, une plume crissa, accompagnée d’un soupir étouffé.

— Moi, je le trouve parfait. Il parle comme un roman.

La voix venait de Victoire de Bréhémont, toute en corset et manières, les cils battants d’un air qu’elle croyait maîtrisé.

— Il est étrange, surtout. Il a l’air de fuir la lumière. Et regardez ses ongles… toujours tachés d’encre. Ou de quoi ?

Eugénie Dumas parlait le plus faiblement possible, les lèvres pincées, et le sourire en coin.

— Il est beau, vous ne trouvez pas ? Moi je crois qu’il lit les pensées…

Elise Marchal gloussa doucement, sa main dissimulant à peine le rouge qui montait à ses joues. Les trois jeunes femmes échangeaient ces propos à mi-voix, comme un jeu savoureux, un théâtre parallèle où l’on devinait que les soupirs étaient des armes, et les rêves des territoires partagés. Frédérique, sans se retourner, sourit malgré elle.

Oui, il était beau. Oui, il avait quelque chose de cette étrangeté qui ne repousse pas, mais attire. Comme un précipice bleu dans une clairière. Un homme qui semblait exister à la lisière — toujours un peu ailleurs, un peu plus tard, un peu plus profond.

Elle tenta de se concentrer à nouveau sur le livre ouvert devant elle, mais ses pensées dérivaient, portées par la voix du professeur qui citait désormais Andromaque, les vers tragiques s’effilant entre les murs :

— Je ne vous hais point.

Un frisson léger passa, sans cause apparente. Peut-être le courant d’air, ou peut-être simplement l’intuition, encore floue, que tout ce qui était ici, même l’ordinaire, s’ouvrait sur quelque chose de plus grand, de plus étrange. Une scène de théâtre dont nul ne tenait encore le texte final.

*

Le réfectoire, vaste salle aux murs tapissés d’un crépi jaune fané, résonnait d’un brouhaha contenu, comme un écho mat d’un cloître ancien. Les tables, longues et épaisses, accueillaient les jeunes filles en robes sombres, alignées comme des partitions de silhouettes disciplinées. L’odeur de potage au céleri, de pain frais et de chicorée chaude imprégnait l’air, l’enveloppant d’un confort modeste, presque rassurant après la rudesse des bancs d’école et le froid de la cour. Frédérique s’était installée parmi ses camarades : Victoire de Bréhémont à sa droite, droite comme un i dans sa redingote grenat, et Eugénie à sa gauche, déjà penchée sur sa soucoupe, rêche comme le pain qu’elle brisait avec application. Elise, elle, papillonnait encore, hésitant entre deux places, l’œil toujours à l’affût d’une conversation plus intéressante que la soupe.

Le professeur Louis Lanyon fit son entrée dans le réfectoire accompagné de Yann Legrand, homme tout en gris, dont la moustache était la seule coquetterie. Le brouhaha se fit vague murmure. Louis Lanyon s’installa non loin des élèves, comme le permettait parfois le protocole des repas du soir, lorsqu’aucune inspection n’était prévue. Frédérique leva timidement les yeux, puis, avec une hésitation pleine de cran, se pencha vers lui.

— Monsieur Lanyon ? Votre citation de ce matin sur Racine… Vous avez dit que le vers ne devait pas être analysé, mais vécu. Est-ce à dire que toute lecture scolaire est, en quelque sorte, une trahison ?

Il releva les yeux. Son regard se fixa dans le sien une fraction de seconde de trop. Il esquissa un sourire presque imperceptible.

— Voilà une question que peu d’élèves se posent. Oui. J’oserais dire que Racine n’a pas été écrit pour l’école, mais pour le cœur. Nous l’avons emprisonné dans l’analyse, et il se venge parfois, vous savez — en nous échappant.

Frédérique sourit, ses joues prenant une nuance qu’elle s’efforça de contenir. Autour d’eux, les voix se turent peu à peu, ou baissèrent d’un ton. Victoire leva à peine un sourcil, Eugénie ferma son carnet à la hâte, comme si l’échange lui était insupportable. Elise, de son côté, fixait la scène avec une intensité presque enfantine, le regard oscillant entre admiration et calcul. Ce fut alors que Yann Legrand, qui observait la scène depuis un moment sans mot dire, prit la parole avec la placidité faussement douce de ceux qui n’aiment pas qu’on trouble l’ordre du monde.

— Mesdemoiselles… Un professeur n’est pas un romancier. Et vous n’êtes pas des lectrices sentimentales. Je vous invite à ne pas confondre curiosité intellectuelle et distraction mondaine.

Le silence tomba comme une nappe qu’on étend avec un peu trop de force. Louis Lanyon ne répondit pas. Il baissa les yeux sur son assiette, se contentant de souffler un « bien dit » à demi-voix, dont le ton ambigu fit frissonner Frédérique. Le repas se poursuivit dans une atmosphère plus tendue, mais chacun feignit de n’avoir rien remarqué. On racla des assiettes, on s’échangea du pain sans un mot, on mâcha en cadence.

Elise, quant à elle, ruminait autre chose. Elle se répéta silencieusement : « Frédérique l’a regardé droit dans les yeux. Elle a osé. » Et, dans le secret de son cœur, une petite braise s’alluma — celle d’une rébellion douce, enfantine, mais tenace. Elle se promit, à la prochaine occasion, de briller elle aussi. Non par coquetterie, pensait-elle, mais par nécessité. Parce qu’on ne remarque que celles qui dérangent un peu la ligne.

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2 Comments

8 days (Edited)
La fin du chapitre est juste claquante ! Comme celle dont l'école porte le nom, elle a compris. J'ai adoré, passer de ce caractère un peu féroce de Frédérique aux fantômes dans les murs, qui n'attendent qu'une chose : qu'on les écoute. C'était grisant de bout en bout !
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8 days
Merci de me lire et d'y laisser une trace ! Ravie d'avoir pu t'embarquer avec elle!
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