fin août 1879
Dans sa poche, elle serrait la lettre qui scellait son avenir. La lettre de tous les possibles. Ses possibles.
"Mademoiselle Frédérique Moreau est admise à l’École Normale Supérieure d’Institutrices de Bourges, fondée au titre de la loi du 9 août 1879. Elle est attendue le 3 septembre, pour intégrer la toute première promotion. Félicitations."
Il y eut d’abord le son des sabots, feutré, ralenti par l’épaisse pelisse de brume qui ce matin-là enveloppait la ville de Bourges comme un linceul doux, venu des entrailles de la terre. L’omnibus cahotait, poussif, et chaque craquement de son bois semblait résonner à l’intérieur même de Frédérique, qui, droite sur la banquette, le manteau serré jusqu’au menton, les doigts gourds d’excitation et de froid mêlés, retenait son souffle.
C’était là. L’école normale supérieure d’élèves-institutrices, tout juste fondée, encore silencieuse, surgissait comme un navire échoué aux abords d’un quartier discret. Elle s’imposait dans le paysage avec une austérité presque monacale : une façade longue, de pierre ocre, percée de hautes fenêtres aux vitres légèrement opaques, comme des paupières mi-closes sur des secrets anciens. Le portail de fer noir, orné d’arabesques discrètes, n’était pas grand ouvert, mais entrouvert — assez pour passer, trop peu pour deviner.
Frédérique descendit sans un mot. À peine avait-elle posé le pied sur les pavés que quelque chose changea. L’air, jusque-là mordant, semblait suspendu, figé dans une immobilité de glace. Elle n’en fut pas immédiatement consciente — ce fut un frisson, d’abord, glissant entre ses omoplates, puis la sensation d’être... observée. Non pas surveillée, comme une élève par un professeur sévère. Non. Observée comme une pièce précieuse dans une collection oubliée, comme si le lieu lui-même avait tourné la tête à son approche. Elle franchit le seuil. Et tout, d’un coup, devint plus silencieux qu’un cimetière sous la neige.
À l’intérieur, le hall d’entrée s’ouvrait sur un escalier de pierre qui montait en colimaçon, drapé d’une rambarde de bois sculpté, noircie par le temps malgré la fraîcheur du lieu. Les murs exhalaient une odeur complexe — cire d’abeille, encre, pierre humide et quelque chose d’autre, de plus ancien, de plus trouble, comme un soupçon de moisi dans une boîte à lettres oubliée. Les vitraux, aux motifs floraux stylisés, filtraient la lumière de manière étrange, presque liquide. Ils jetaient sur les dalles des taches de couleur mouvantes, comme si la lumière hésitait à entrer ici tout entière. Le directeur n’était pas encore là pour l’accueillir. Une élève plus âgée, sérieuse, l’avait introduite d’un geste bref, puis laissée seule quelques instants. Frédérique, au lieu de rester figée, laissa ses pas errer. Chaque porte fermée semblait palpiter d’une présence sourde. Le parquet craquait sous ses bottines, mais l’écho qui répondait n’était pas tout à fait celui de ses pas — un rythme en décalage, léger, comme un enfant qui jouerait à l’imiter.
Elle s’approcha d’une niche dans le mur, où trônait un buste de George Sand. Le bronze était neuf, mais les yeux de l’écrivaine paraissaient voilés par un chagrin ancien. Frédérique tendit la main — et un soupir discret s’éleva, non du buste, mais du mur derrière. Elle recula aussitôt, le cœur battant. Puis son regard se posa sur un petit meuble bas, couvert de poussière. Un courant d’air s’était levé, bien qu’aucune fenêtre ne fût ouverte. Elle se tendit, la sensation que quelque chose, derrière les murs, l’avait reconnue. Sans qu’elle ne soit jamais venue auparavant.
Ainsi commença le dernier automne de la lumière. Avant que l’hiver ne s’en vienne tout dévorer.
*
Bourges, septembre 1879
Les vents de septembre avaient le goût de craie et de bois humide. La ville de Bourges, encore marquée par la lenteur paysanne du Berry, s'était ornée de drapeaux républicains et de banderoles tricolores, flottant entre les tours noircies de la cathédrale et les bâtisses à colombages. On avait balayé les rues, blanchi les façades, redressé les statues. On attendait une femme. Une femme comme on n’en fait plus, disaient les journaux.
George Sand, l’ogresse des lettres, l’ancienne amante des révolutions et des amours illicites, s’apprêtait à poser le pied dans cette ville où l’on regardait encore les corbeaux comme des messagers du diable. Elle venait inaugurer l’École Normale Supérieure d’Élèves-Institutrices de Bourges, érigée à la hâte après le vote de la loi du 9 août 1879, dans le grand élan d’éducation républicaine. Le bâtiment, dressé à la lisière des faubourgs, avait surgi d’un ancien terrain vague bordé de peupliers et de bruyères — un lieu dont les anciens disaient qu’il « pleurait des choses mortes ». On y avait trouvé, en creusant les fondations, les vestiges d’un ancien lavoir à demi enterré, et des fragments d’ossements trop petits pour être tout à fait rassurants. Mais on avait enfoui le tout sous des pierres neuves, du ciment moderne et l’assurance du progrès.
Ce matin-là, le parvis de l’école débordait de curieux et de personnalités locales. Des conseillers municipaux en habits neufs, des dames patronnesses au cou cérusé, des demoiselles en pension, des enfants tirés à quatre épingles, le directeur académique, le préfet, le curé – venu de mauvaise grâce – et un petit orchestre de fanfare scolaire soufflant avec ferveur dans des cors qui semblaient trop lourds pour eux. Puis la calèche arriva.
George Sand descendit sans aide, droite malgré l’âge, toute vêtue de noir comme une abbesse hérétique. Ses cheveux, gris et attachés en chignon lâche, encadraient un visage encore ardent, une bouche au rictus ironique, et des yeux – mon Dieu, ces yeux – aussi clairs et jeunes que ceux d’une fille de quinze ans. Elle marchait sans boiter, sans trembler, comme si la terre s’ouvrait pour la porter elle-même. Le silence se fit, dense et chargé. Puis elle parla, sans attendre qu’on la présente.— J’ai vu le monde s’écrouler deux fois, et se redresser trois. J’ai aimé les hommes, les femmes, les révolutions et les arbres. Aujourd’hui, je suis venue bénir une maison qui ne portera jamais d’enfant mais qui en enfantera cent par an. Une maison d’institutrices. Une maison de savoir. Une maison de lumière.
Elle posa la main sur le linteau gravé ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE D’ÉLÈVES-INSTITUTRICES DE BOURGES — 1879, puis tourna légèrement la tête, comme pour écouter quelque chose au loin.
— Ce lieu a soif, dit-elle plus bas. Et il a faim.
Personne ne comprit. Puis elle reprit, plus haut, le regard tourné vers les jeunes filles déjà alignées dans leur uniforme gris :
— Le monde vous mentira. Il vous dira que vous êtes faibles, ou fragiles, ou trop douces. C’est faux. Vous êtes des volcans. Vous êtes les veines de feu du siècle qui commence. Apprenez. Enseignez. Et surtout : aimez plus fort que les ténèbres.
Les applaudissements éclatèrent. Certains pleuraient. Mais Frédérique Moreau, tout juste arrivée la veille, restait figée. Elle se tenait en retrait, contre la rambarde d’un escalier de pierre. Ses doigts tremblaient légèrement. Car au moment où George Sand avait effleuré le linteau, elle avait entendu une voix, sourde et glacée, au creux de son crâne :
— Ils ne veulent pas apprendre. Ils veulent revenir.
Elle chercha autour d’elle. Personne n’avait bronché. Personne n’avait entendu. Elle se dit qu’elle avait rêvé. Ou peut-être pas.
Le soir venu, les lanternes éclairaient les murs de l’école, projetant des ombres longues et tremblantes dans les couloirs vides. George Sand, avant de repartir, laissa une lettre scellée au directeur. On ne sut jamais ce qu’elle contenait. Mais on raconte qu’en la lisant, le directeur pâlit et se signa, bien qu’il fût républicain.
*
C’était une sensation fugace, presque ridicule à formuler à voix haute, mais qui revenait pourtant, comme une brume tenace sur un miroir embué : quelque chose, dans cette école, semblait suivre chacun de ses pas. Non pas un regard humain, pas même celui d’un esprit logé derrière une porte, mais une vigilance sourde, ancienne, peut-être minérale — comme si les pierres mêmes du bâtiment possédaient une mémoire et un souffle.
Frédérique avançait dans les couloirs encore vides de vie, car les cours ne commenceraient que dans quelques jours, et le personnel, affairé aux derniers préparatifs, semblait l’avoir oubliée là, ou peut-être déposée à dessein dans cette solitude inaugurale. Elle s’était retrouvée seule dans un corridor long et étroit, aux murs d’un beige éteint, où quelques portraits sévères, en noir et blanc, suspendus à intervalles réguliers, la dévisageaient d’un air morne et oppressé. Des femmes, sans doute des bienfaitrices, des inspectrices, des mères, mortes depuis longtemps.
Mais c’était moins leurs yeux que le papier peint lui-même qui la troublait. Sous les motifs floraux défraîchis, quelque chose semblait poindre — comme si un autre décor, un autre pan de réalité voulait émerger. Elle posa doucement la main sur le mur, par curiosité… et la sentit frémir. Non, c’était impossible. Elle recula aussitôt.
Elle se souvint alors d’un murmure. Était-ce une parole ? Un souffle de vent ?
Une phrase se forma dans sa tête — ou plutôt une impression traduite en mots, sans qu’elle sache d’où ils venaient : « Tu n’es pas la première. » Elle serra les poings, comme pour ramener son esprit à l’ordre.
Le dortoir, enfin, s’ouvrit à elle : haut plafond, rangées de lits étroits aux draps blancs, parfaitement tendus, encadrés chacun d’une table de chevet identique. L’odeur de cire et de linge propre lui évoqua sa pension de jeunesse, mais il y avait ici un silence trop complet, un silence construit, presque cultivé — comme si tout avait été fait pour éviter que les jeunes filles n’entendent autre chose que leur propre respiration.
Elle choisit un lit du fond, près d’une fenêtre à meneaux donnant sur une petite cour pavée. Au moment où elle posa sa valise, un courant d’air glacial passa le long de ses chevilles. Elle se retourna vivement : le couloir était vide, et pourtant, un lit deux rangées plus loin portait la trace d’un affaissement — comme si quelqu’un s’était assis là, quelques secondes avant. Elle s’approcha. Rien. Pas de marques visibles, si ce n’est un repli étrange dans l’oreiller, comme une empreinte de tête.
Frédérique inspira profondément. Elle refusait de céder à la peur. C’était un vieux bâtiment. Les courants d’air, les illusions d’optique, le silence amplifié... tout cela pouvait s’expliquer. Mais une part d’elle — celle qui avait toujours cru que les murs se souviennent, que les objets murmurent quand on sait les écouter — cette part-là restait attentive. Soudain, une voix grave s’éleva derrière elle.
— Vous êtes Frédérique Moreau ?
Elle sursauta. Un homme mince, élégant sans excès, vêtu d’un long manteau anthracite, se tenait à l’entrée du dortoir. Il tenait un chapeau dans une main, une canne dans l’autre, et son regard était clair, trop clair. Il avait quelque chose d’un oiseau nocturne, vif et presque trop présent.
— Directeur Yann Legrand, se présenta-t-il avec un sourire discret. Mais je suis également chargé, entre autres, des conférences sur la psychologie expérimentale et les sciences de l’éducation. Et du bien-être des élèves… bien entendu.
Frédérique s’inclina légèrement.
— Enchantée. L’école semble déjà m’adopter, murmura-t-elle, en se forçant à sourire.
— Oui… l’école est une entité capricieuse. Elle choisit celles qu’elle accueille. Et parfois, celles qu’elle garde, ajouta-t-il d’un ton énigmatique. Mais vous n’avez rien à craindre, mademoiselle Moreau. Pas tant que vous l’écoutez.
Il la salua encore, puis disparut, aussi silencieux qu’il était apparu. Seule de nouveau, Frédérique s’assit sur son lit. Elle resta là un instant, les mains jointes entre les genoux, tandis que le soir tombait. Et dans cette pénombre naissante, une sensation nouvelle s’insinua en elle, mêlant la peur à l’étrange exaltation de ceux qui savent, au fond de leur âme, qu’ils viennent de poser le pied dans une histoire plus vaste, plus profonde que ce qu’ils peuvent comprendre.
*
La lumière filtrait à travers les hautes fenêtres de la salle commune, se brisant sur les vitres épaisses et projetant des éclats doux sur le parquet ciré. Il régnait là un mélange de calme studieux et de nervosité contenue, ce frémissement particulier qui habite les lieux nouveaux, lorsque tout reste à écrire. Elles étaient une douzaine ce jour-là, rassemblées autour de tables de bois massives, à déplier des livres, tailler leurs plumes, ou simplement observer. Les uniformes, austères et bleus, avaient été fraîchement distribués le matin même. Le tissu raide, encore vierge de plis, trahissait leur nouveauté, et les cols empesés grattaient les cous frêles comme une promesse de rigueur.Au centre, une voix s’élevait, claire, presque chantante.
— Il faut croire que l’avenir se fait par les femmes, mesdemoiselles. Je vous le dis : si nous savons penser, nous saurons enseigner. Et si nous enseignons, alors la France changera.
C’était Eugénie Dumas, dix-sept ans à peine, mais déjà l’assurance d’une femme née pour la tribune. Elle avait un port de tête altier, une mèche rebelle qui lui tombait sans cesse sur l’œil gauche, et une manière de parler comme on mène une armée : chaque mot pesé, clair, intransigeant. Face à elle, Victoire de Bréhémont, fille d’un notaire sarthois, leva un sourcil sceptique en resserrant les boutons de sa veste.
— L’avenir… n’a pas besoin d’être bousculé. Le progrès ne doit pas fouler la bienséance. Une femme doit savoir lire, certes, mais elle doit aussi savoir se taire.
Elle parlait avec une lenteur choisie, un accent léger des provinces bourgeoises, les doigts posés avec soin sur un exemplaire de La Civilité chrétienne. Elle ne débattait pas, elle éduquait — du moins le croyait-elle. Non loin d’elles, assise en tailleur sur un banc de pierre, les mains repliées autour d’un carnet aux bords mordillés, Élise Marchal griffonnait sans bruit. Elle était la plus jeune, la plus fluette aussi. Son visage rond et pâle, couronné de nattes blond cendré, semblait toujours en train d’écouter des choses que les autres ne disaient pas.
— Moi j’espère qu’on nous apprendra les constellations Et comment nommer les arbres. Et pourquoi la pluie change d’odeur.
Eugénie la regarda, attendrie, et lui fit un clin d’œil.
— Ma chère Élise, on vous apprendra à faire réciter l’alphabet. Mais le reste… il faudra l’apprendre toute seule.
Des rires éclatèrent, soudains, cristallins. Ce n’était pas moquerie, mais partage. Un moment suspendu, doux comme le pain tiède que l’on sert aux heures creuses. Frédérique, assise non loin, les observait. Elle se sentait, sans pouvoir l’expliquer, à la fois dedans et dehors. Présente, mais en veille. Elle nota les gestes, les timbres de voix, les frictions douces — cette polyphonie vivante qui donnerait bientôt à l’école son âme secrète. Le soleil bas entrait maintenant en longues lames dorées. Une cloche sonna quelque part, étirant ses notes dans les couloirs vides. Les jeunes filles se levèrent à regret, rassemblant leurs affaires avec cette gravité propre aux débuts de vie. Demain commenceraient les cours. Aujourd’hui, elles avaient encore le droit de rêver.
Ce jour-là, en sortant du réfectoire, elle croisa pour la première fois Louis Lanyon, l’homme qui, disait-on, possédait une bibliothèque secrète, et des correspondances ésotériques avec Paris. Il portait une redingote élimée, un regard d’ambre, et une voix douce comme la cire. Professeur de lettres anciennes, portait sur lui le parfum d’un autre siècle, quelque chose de romantique et de ruiné, une élégance qui semblait désaccordée au monde. Son regard clair, délavé comme les ciels d’hiver, ne fixait jamais longtemps ses interlocuteurs : il observait autre chose, plus loin, plus profondément.
Les élèves disaient qu’il parlait seul dans les couloirs vides. Frédérique, elle, percevait chez lui une fracture, une faille invisible sans savoir ce que cela signifiait pour lui, ou pour eux tous.
— Vous êtes Mademoiselle Moreau, je suppose ? demanda-t-il avec un sourire fin. On m’a beaucoup parlé de vous. Cette école a besoin de nouvelles âmes. Celles d’avant se sont… un peu fanées.
Elle ne sut s’il plaisantait. Mais elle se souviendrait longtemps de cette phrase, comme d’un présage dont on ne comprend le sens qu’après coup.