Prologue
Paris, Exposition Universelle, juin 1878
Le soleil déclinait lentement sur les verrières du Palais du Trocadéro, se brisant en mille éclats dorés sur les pavillons de verre et d’acier. L’air sentait le cuivre chauffé, les fleurs écrasées, et la curiosité humaine enivrée d’avenir. La grande Exposition Universelle battait son plein, et dans ce tumulte organique d’inventions, de voix et de drapeaux, tout semblait possible. Tout, même l’impossible.
Frédérique Moreau, dix-neuf ans à peine, avançait au milieu de la foule avec une solennité d’ombre portée. Sa robe brune, simple mais impeccablement boutonnée, caressait le sol avec la pudeur d’une orpheline en visite. Elle n’était pas là pour se réjouir. Elle n’était pas là pour rêver. Elle regardait. Elle enregistrait. Une bibliothèque silencieuse derrière ses yeux sombres.
Sa tante, Eugénie, babillait tout près d’elle, commentant à voix haute les automates japonais, les colonnes russes, les photographies venues d’Amérique. Mais Frédérique n’écoutait plus. Son attention avait été happée par un pavillon modeste, à l’écart, sans flamme ni fanfare : Cabinet de Psychophonie et de Transcommunication Spirite — Section suisse de Neuchâtel.
Un frisson la saisit sans raison. Il y avait là, posé dans la pénombre artificielle du stand, un miroir. Immense, ancien, entouré d’un cadre d’acier poli et de motifs végétaux d’inspiration gothique. Un miroir noir, dont le reflet paraissait... retardé, comme si l’image hésitait à revenir. Et autour de lui, disposés avec une rigueur clinique : un phonographe relié à une cloche de verre, des plaques de cire marquées d’inscriptions cabalistiques, et plusieurs portraits post-mortem d’enfants aux yeux clos.
— Approchez. Il vous aime, dit une voix douce.
Frédérique sursauta. Un homme se tenait là, surgissant comme un secret connu. Grand, très mince, vêtu de noir comme un veuf de l’âme. Il portait des gants de cuir, et ses yeux – d’un vert d’absinthe lavé – brillaient avec une inquiétante douceur.
— Ce miroir fut retrouvé dans un pensionnat du canton de Vaud. Il est très ancien. Il répond parfois. Vous pouvez lui poser une question, mais il est capricieux. Il préfère les femmes qui ont connu le deuil.
— Je n’ai jamais perdu personne, dit-elle, avant même d’y penser.
— Vous vous trompez, répondit-il sans sourire. Vous avez perdu quelque chose. Et c’est bien pire.
Frédérique sentit son cœur ralentir. Elle s’approcha, malgré elle. Dans le miroir, son visage lui sembla plus âgé. Sa bouche immobile. Et derrière elle, dans l’ombre, un reflet qu’elle ne reconnaissait pas.
— Qui êtes-vous ? Souffla-t-elle.
— Hippolyte Pestalozzi, docteur en phénomènes post-vitales. Mais aujourd’hui, je suis simple curateur. Et vous, Mademoiselle Moreau, vous irez là où l’on ne revient pas indemne.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
Mais l’homme s’éloignait déjà, avalé par la foule. Elle resta là, seule avec le miroir. Une buée s’était formée à sa surface. Quelqu’un — ou quelque chose — y avait soufflé un mot :
"Souviens-toi."
Frédérique s’assit sur un banc près des fontaines illuminées. Le spectacle des jets d’eau colorés faisait vibrer les enfants et les dames. Mais elle, elle frissonnait."Souviens-toi."
Elle n’avait aucun souvenir à regretter. Sa vie avait été simple, ordonnée, modeste. Et pourtant, une brèche venait de s’ouvrir quelque part. Comme si un fil invisible s’était mis à la tirer vers un ailleurs. Un lieu enfoui dans la terre, caché sous les siècles et les mensonges. Et là-bas, quelque chose l’attendait.