La mer se déploie à perte de vue lorsque la Boussole quitte enfin du port de Calais. Je contemple la ligne de démarcation entre le ciel et l'eau, avec l'impression qu'elle est parfaitement lisse, calme et sans ride. Ce que dément formellement le roulis du plancher sous mes pieds.
C'est la troisième fois que je dois me pencher au-dessus du garde-fou pour vider mon estomac. Même quand il n'y a plus rien à rendre, mon corps s'obstine.
Les vagues martèlent la coque et la font osciller de gauche à droite, ou d'avant en arrière. Je ne sais pas à quoi m'accrocher pour ne pas tituber.
Les marins autour de moi s'en donnent à cœur joie.
" C'est qu'il danse bien le p'tit nouveau !"
" Pas encore finit d'engraisser les poissons ?"
" Sacrée contenance, ce mioche. J'aurais pas dit."
Brebant est le seul à ne pas ricaner. Il se contente de me donner des corvées pour garder mes mains et mon esprit occupé. J'ai beau pester intérieurement et endurer ses ordres secs avec des regards mauvais, je dois bien avouer que ça fonctionne.
Tant que je suis occupée à calfater le pont avec de l'étoupe, ou que je m'échine sur un nœud plat, je ne me focalise plus sur le sol qui tangue et je parviens même à oublier ma nausée. Cela ne dure jamais bien longtemps cela dit.
Alors que j'observe entre deux haut-le cœur les côtes françaises s'éloigner, Jacques s'approche de moi et me tend une gourde.
— Bois, m'intime-t-il d'une voix bourrue.
Je regarde l'objet en fer pendant quelques secondes. Le goût de la bile s’attarde sur ma langue. Je n'ai pas encore réfléchi à la manière de gérer mon allergie naturelle aux métaux sans que l'équipage ne découvre que je suis une sorcière et ne me jette par-dessus bord.
— Non merci. Ça va.
— Tu tiendras pas bien longtemps en mer s'tu continues à te dessécher comme un biscuit.
Il pousse la gourde vers moi et je recule. Il fronce les sourcils et prend une gorgée comme pour me prouver que je n'ai rien à craindre.
— C'est juste de l'eau, gamin. J'vais pas t'empoisonner.
— Louis ! gronde à cet instant Brebant depuis la proue. Y'a Leroy qui t'attend pour le registre. Tu finiras de calfater l'pont après.
— Tout de suite ! je hurle, trop soulagée de pouvoir m'esquiver.
Je me précipite vers la dunette comme si j'avais le diable à mes trousses, et c'est un peu le cas, si on y songe, puisque la magie continue de lécher mes talons avec avidité.
J'espérais que le large calmerait ses ardeurs, mais non. Elle est toujours là, elle hante chacun de mes pas et ses fils s'entortillent gaiement où que mon regard se pose.
Le lieutenant Leroy et le capitaine Poret disposent de cabines privées sous le gaillard d'arrière du vaisseau. Brebant m'a indiqué la porte du menton lorsqu'il m'a fait faire le tour du navire. Je pénètre dans un couloir étroit et sombre lambrissé de bois. Je ne sais pas tellement à quoi je m'attendais. Quelque chose de plus luxueux, sans doute. Mais les lieux sentent tout autant l'étoupe et l'iode que le reste du bateau et le plancher grince sous mes pieds.
Il y a quatre cabines d'après les embrasures que je distingue. Pendant les quelques secondes qu'il faut à mes yeux pour s'habituer à la différence de luminosité, je me demande laquelle est celle de Leroy. Et puis j'entends sa voix qui résonne. L'une des portes est entrebâillée.
—... C'est décidé, énonce Leroy. Il n'y a pas à revenir dessus.
J'approche à pas discret. Une autre voix, sèche, et chargé de colère me fait piler net.
— Il ne s'agit que d'un jour ou deux ! Nous serions mieux préparés si nous avions le soutien d'une académie ou...
Mon visage blêmi. Je connais cette intonation exaspérée. Elle m'évoque un ciel d'orage déversant sa pluie grasse, la pénombre d'une ruelle mal famée et l'éclat de boutons de nacre.
— Je ne changerai pas d'avis Monsieur Van Hecke, coupe la voix de Poret. La saison est trop avancée. Avec tout le respect que j'ai pour vous et votre père, je connais notre destination et ses dangers et je ne risquerai pas la vie de mes hommes dans une entreprise hasardeuse.
Je recule d'un pas aussi délicatement que possible mais une latte du plancher produit un grincement épouvantable. Les voix s'interrompent et plutôt que de me faire surprendre à écouter aux portes, je préfère agir comme si je venais seulement d'arriver. C'est presque le cas de toute façon.
J’enfonce mon bonnet sur mes yeux et passe une tête dans l'embrasure en marmonnant :
— Brebant m'a demandé de venir vous voir m'sieur Leroy.
Trois paires d'yeux se fixent sur moi et une goutte de sueur me glisse entre les omoplates quand le magicien qui m'a sauvé hier soir se retourne. Son regard s'arrête une seconde sur mon visage avant de se détourner, indifférent. Je respire.
— Le nouveau mousse, explique Leroy à Poret. Il faut l'inscrire au registre.
Poret hoche vigoureusement la tête, manifestement ravi de cette diversion.
— Très bien, très bien.
Le magicien serre ses mains gantées, sans parvenir à dissimuler sa contrariété.
— Je repasserais plus tard, assène-t-il sèchement.
Il sort de la cabine à grande enjambées et je m'écarte de son passage, effrayée devant son regard furieux. Les fils de magies s'agitent sous ses pas, je les vois s'enrouler le long de ses jambes et s'accrocher à l'ourlet de sa redingote. Je frissonne.
— Approche mon garçon.
Je m'ébroue et m'avance vers le bureau du capitaine.
— Bonnet, exige Leroy à mi-voix.
J'hésite un instant mais m'exécute, tête basse. Je malaxe la laine épaisse entre mes doigts, mal à l'aise pendant qu'ils m'examinent. Poret tourne les pages d'un lourd registre.
— Ton nom ?
— Louis... Louis Reynaud.
A peine ai-je prononcé mon véritable nom de famille que je me maudis. J'aurais dû en inventer un.
Les yeux baissés, j'entends la plume de Poret gratter le papier.
— Tes gages seront versés à la prochaine escale. Brebant sera ton responsable. C'est lui qui te donnera toutes tes tâches. En cas de conflit avec un autre matelot, le lieutenant Leroy et moi-même seront juges de la situation...
Le capitaine s'interrompt soudain.
— As-tu passé le contrôle sanitaire ?
Du coin de l'œil, je vois Leroy s'agiter.
— Nous n'avons pas eu le temps, le départ a...
Poret se renfrogne et me jette un regard méfiant. Mon cœur manque un battement.
— Bon. Il n'a pas l'air malade, mais on n'est jamais trop prudent. Tu iras voir le médecin de bord.
Grand dieu, songé-je en réprimant une expression dépitée. Je peux faire illusion auprès d'une poignée d'hommes peu regardant mais j'aurais du mal à duper un docteur lors d'un examen médical.
Poret tourne le registre vers moi et me tend la plume. De l'index il m'indique l'espace vierge à côté de mon nom.
Leroy m'observe attentivement tandis que je signe. Je m'applique autant que je peux et m'efforce de ne pas trembler.
— Tu sais lire ? demande-t-il lorsque je repose la plume.
Je tressaille. Ai-je encore commis une erreur ?
— Un peu, avoué-je timidement.
— Les jeunes gens d'aujourd'hui sont plein de ressources, sourit Poret.
Leroy n'ajoute rien et opine du menton. Je sens son regard pensif brûler mes joues. Je suis incapable de le regarder en face. Je n'ai qu'une hâte, filer hors de cette cabine avant que ces deux hommes ne mettent à jour mon déguisement.
— Parfait mon garçon, tu peux retourner à tes tâches, me congédie Poret en soufflant sur l'encre encore humide. Ferme la porte en sortant je te prie.
— Bien capitaine.
Ni une ni deux, je remets mon bonnet et sors de la pièce aussi vite qu'il est possible sans avoir l'air de m'enfuir.
Alors que je m'apprête à retourner sur le pont, soulagée, je percute un homme.
— Pardon je...
Mes excuses meurent sur mes lèvres quand je le reconnais. Il me toise de haut avec la même expression furieuse. Une mèche de cheveux noire barre son front pâle.
Son regard est chargé de quelque chose de froid et métallique. Je n'avais pas remarqué la veille la singulière teinte vert-de-gris qui les fait luire.
Sa main gantée empoigne ma chemise et me tire dans une autre cabine. Je suis trop surprise pour réagir. Il claque la porte derrière nous et en un quart de seconde, je me retrouve plaquée contre le battant.
— Qu'est-ce que vous fichez là ? grince-t-il dans un souffle.
— Je... je ne vois pas ce que...
Ma voix s'étrangle alors que la poigne du jeune homme se resserre. Je repense immédiatement à ces hommes dans la rue la veille, à leur étreinte odieuse. Je tremble malgré moi.
— Lâchez-moi, je couine.
A mon grand étonnement, le garçon obtempère et adoucit son emprise.
— Qui êtes-vous ?
Je jette un regard paniqué autour de moi. La cabine est sobre, à l'image de celle du capitaine. Un simple hublot éclaire la pièce d'une lumière chiche. Sur un bureau j'aperçois des rouleaux et des livres soigneusement empilés. Tout est méticuleusement ordonné.
— Je... Je m'appelle Louis. Je ne... je suis un simple mousse...
De son autre main, il arrache mon bonnet et ses yeux s'attardent sur mes cheveux coupés.
— Ne commettez pas l'erreur de me prendre pour un imbécile, mademoiselle. Est-ce mon père qui vous envoie pour m'espionner ?
— Vous... espionner ? balbutié-je. Mais non !
Son regard dur s'abaisse sur mes mains puis descend vers le sol où la magie siffle et s'agite entre nous comme de l'eau en ébullition.
— Alors expliquez-moi ce que fait une magicienne déguisée en matelot sur un navire comme celui-ci ? À moins que ce ne soit la couronne qui vous envoie ?
La couronne ? mais quelle couronne pour l'amour du ciel ?
— Écoutez, monsieur, murmuré-je malgré ma bouche sèche. Je ne sais pas ce qui vous fait croire que...
— Je vois la magie s'accrocher à vos talons. J'ignore comment vous vous êtes débrouillée pour que je ne le remarque pas hier, mais ne vous fatiguez pas à essayer de me mentir.
Il agrippe toujours ma chemise pour me maintenir en place. Je me tortille pour me dégager mais son bras ne bouge pas d'un pouce.
Je siffle d'une voix chevrotante :
— S'il est inutile de vous cacher ma nature, vous pourriez au moins vous comporter convenablement avec une dame.
Ma remarque semble le faire vaciller. Cette hésitation me redonne un peu de courage. Il plisse le nez.
— Vous avez choisi de vous travestir en homme, il va falloir vous habituer à être traitée en homme, réplique-t-il tout bas.
— Grâce aux cieux, je n'aurais pas besoin de m'habituer longtemps dans ce cas, sifflé-je. J'ai seulement besoin de me rendre à Londres. Vous ne me verrez plus sur ce bateau à compter de demain.
Le garçon garde le silence et continue de m'épingler de son regard. Il semble soupeser mes mots. Le flux magique continue de s'entortiller entre nous et j'écarte mes mains lorsqu'un filament s'approche de trop près avec une moue de dégoût.
Il cille et recule enfin d'un pas.
— Il n'y aura pas d'escale à Londres, assène-t-il.
Je me fige, estomaquée.
— Le capitaine Poret estime qu'il n'a pas besoin de soutien supplémentaire. Notre prochaine halte aura lieu au Groenland, probablement dans plusieurs semaines. Vous êtes décidément trop idiote pour être une espionne.
Ma vision se trouble et je chancelle. Ça ne peut pas être vrai. Il ment.
Thomas Van Hecke secoue la tête avec une expression de pitié. La honte me brûle les joues.
— Le médecin de bord doit m'examiner, je murmure en essayant de juguler ma panique. Si je lui avoue que je suis une femme, le capitaine devra faire un détour pour...
Je m'interromps lorsqu'il ricane.
— Je suis le médecin de bord, petite écervelée. Poret a peut-être l'air sympathique, mais il vous fera jeter à la mer avant d'accepter de dévier son itinéraire.
Je déglutis avec difficulté tandis que la réalité se fraye un chemin dans mon esprit. Je suis coincée pour plusieurs semaines sur un navire en direction du pôle.
Le magicien reprend en désignant ma tenue de matelot :
— Ceci est la seule chose qui vous garde à peu près en sécurité à bord. Je vous déconseille de révéler la vérité.
Il grimace et dans un flash, je me retrouve à nouveau pressée contre un corps lourd, sous des rires gras et des regards luisants. Je devine sans qu'il n'ait besoin de l'expliquer ce qu'il entend. Je repousse les souvenirs angoissants. Si je m'y attarde, je pourrais fondre en larme et mon orgueil refuse de pleurer comme une petite fille devant ce magicien.
— Je vous fais une fleur en gardant ce secret, conclut-il d'un ton sec. Pour le reste, débrouillez-vous.
Il me repousse et ouvre la porte de la cabine avant de me jeter dehors. Puis il claque le battant sur mon nez, m'abandonnant dans les ombres et les craquements du couloir. Mes genoux tremblent et j'ouvre la bouche pour tenter de respirer. J'ai les poumons comme obstrués.
J'entrevois en un éclair les semaines qui m'attendent à bord, aux côtés d'un équipage hostile. Je pense à mes parents, à mon frère. À mon oncle, qui d'ici quelques jours recevra peut être un télégramme de ma famille inquiète. Et je songe aussi à leur terreur lorsqu'il devra leur apprendre que je ne suis jamais arrivée à destination.
— Ah, t'es là ! Lance une voix bourrue dans mon dos.
Je me retourne brusquement pour faire face à Jacques. Il m'offre un sourire en coin avant d'ajouter :
— Brebant te cherche. Tu d'vrais te dépêcher, s'il pense qu'tu t'planque pour échapper à tes corvées il va pu t'lâcher.