Mercredi 21 octobre 2020, 16 h 10.
Miranda et Connor prirent une longue minute pour réaliser le drame qui s'était produit sous leurs yeux. La jeune femme fut la première à se ressaisir. Couteau à la main, elle poignarda l'immense racine qui retenait toujours la fillette, dans l'espoir de lui faire lâcher prise. Connor lui vint rapidement en aide. Il avait dégoté une hache d'incendie, accrochée à côté d'un extincteur. Il l'abattit plusieurs fois sur le monstre. Leurs efforts combinés vinrent rapidement à bout de la racine, tranchée nette, qui se replia dans le magasin de jouets comme un serpent en embuscade.
Miranda se précipita au chevet de Rose, inerte sur le ventre. Elle fit glisser la fillette sur le dos, et passa de longues secondes à chercher un pouls. En absence de résultats, elle entama un message cardiaque.
— Miranda... appela Connor derrière elle.
La jeune femme l'ignora pour se concentrer sur les compressions thoraciques. Une, deux. Une, deux. Comme les rythmes d'un battement de cœur. Concentrée, elle faisait de son mieux pour se rappeler des quelques formations aux premiers secours qu'elle avait reçus dans sa jeunesse. Les mannequins finissaient toujours par revenir à la vie, pourquoi cette technique ne fonctionnerait-elle pas sur une gamine ?
— Miranda, insista le carillonneur.
Les genoux de la jeune femme baignaient dans le sang de la petite victime. Malgré le liquide poisseux, Miranda continua de s'acharner. Elle s'était promis de veiller sur elles ! Elle ne pouvait pas perdre une des jumelles si tôt après la mort de leur protecteur !
Sans qu'elle ne le contrôle, un cri, sauvage, s'échappa de ses lèvres alors qu'elle redoublait d'efforts pour réanimer Rose. Ses yeux s'embuèrent, mais elle refusa de craquer. Elle ne devait pas arrêter. Ça finirait par fonctionner, ça devait fonctionner, ça...
Connor la saisit sous les bras, et la tira en arrière. Miranda se débattit de toutes ses forces, et finit même par envoyer son poing dans la figure du carillonneur qui, sonné, tomba sur les fesses. Elle tenta de retourner auprès de la petite fille, mais le survivant lui attrapa les chevilles avant qu'elle ne puisse glisser hors de sa portée.
— Lâche-moi ! On peut encore la sauver ! On doit pouvoir faire quelque chose !
Connor lui attrapa les poignets et serra la prise, pour la forcer à lever la tête et rencontrer son regard.
— Regarde-la, dit-il d'un ton plus doux. Miranda...
Elle secoua la tête en signe de refus, mais finit malgré tout par se tourner vers la scène macabre. La tête de la fillette était tournée dans un angle étrange, surnaturel. Toute réanimation était vaine. Elle s'était rompu le cou. Morte au premier impact, sans chance de s'en sortir.
Miranda s'avachit sur ses genoux, abattue. La tête basse, elle resta silencieuse de longues secondes. Inquiet, Macron sauta même de son sac pour se frotter contre elle. Elle le caressa distraitement. Depuis le temps, elle devrait être insensible à ce genre d'accidents. Ils se produisaient constamment. Pourtant, il lui semblait qu'ils étaient de plus en plus compliqués à surmonter. Chaque mort en plus était un nouveau coup de poignard. Combien d'autres encore serait-elle capable d'encaisser avant de s'effondrer entièrement ?
Son regard, éteint, chercha celui de Blanche. Frédéric et Lucrèce les avaient rejoints, sans doute alertés par les cris. Miranda ne les avait pas entendus arriver. La seconde fillette se tenait à leurs côtés, les yeux rivés sur sa sœur inerte.
Son visage resta inexpressif, vide. Elle observait le corps de sa jumelle avec froideur et détachement. Lentement, Blanche marcha en direction de la dépouille de sa moitié, et s'accroupit. Sa main survola délicatement les yeux encore ouverts de sa sœur, qu'elle ferma d'une pression. Toujours en silence, elle récupéra le sac à dos de sa jumelle, puis rejoignit les adultes, médusés.
Miranda s'accroupit devant elle.
— Est-ce que tu veux en par...
— Quand est-ce qu'on part ? la coupa la petite fille.
La jeune femme resta bouche bée. Elle se tourna vers ses compagnons à la recherche de support. Si Connor semblait aussi consterné qu'elle, Frédéric et Lucrèce détournèrent le regard.
— On va y aller, finit par lâcher Miranda, défaitiste. Ce n'est pas sécurisé.
— Je vais récupérer la petite, dit doucement Connor. Il y a un petit parc en face du centre commercial.
Miranda hocha la tête, puis se redressa.
— Est-ce que ça va aller ? lui demanda Frédéric dans un murmure.
— Ça ira. J'ai l'habitude.
— Est-ce qu'on peut vraiment s'habituer à ça ?
La jeune femme ne répondit pas. Elle baissa la tête, porta le chat, toujours à ses pieds, et resserra simplement les lanières de son sac, avant de suivre Connor. Il récupéra une nappe d'exposition dans un magasin de décoration, puis enveloppa soigneusement le petit corps à l'intérieur. Miranda sentit son cœur se serrer lorsqu'il souleva la fillette délicatement.
Ils n'étaient même pas équipés pour l'enterrer dignement. La simple pensée d'abandonner la fillette à la nature la rendait malade. Connor dut lire son désarroi sur son visage.
— On va lui trouver un endroit sympa, promit-il. On ne peut pas faire grand-chose d'autre. Je suis désolé, Miranda.
Elle hocha la tête distraitement, puis appela les autres d'un signe de tête, signalant le départ.
Le groupe regagna l'entrée avec bien moins d'entrain que quelques minutes plus tôt. Miranda et Connor se mirent d'accord pour déposer le corps de Rose sous un tas de débris qu'ils réarrangèrent pour garantir un repos loin des charognards, malheureusement nombreux depuis le début de l'apocalypse. La jeune femme resta de longues minutes devant la tombe improvisée, les poings serrés.
Ce monde ne pardonnait pas. Une erreur d'inattention et tout pouvait s'arrêter en un claquement de doigts. Combien de fois encore ce genre de drame serait-il amené à se répéter ? Jusqu'à ce que le dernier d'entre eux tombe ? Que pouvaient bien rechercher ces créatures sur les ruines de l'humanité ?
Dans un soupir, elle se força à se redresser. Elle glissa Macron, qu'elle tenait toujours contre son cœur, dans son sac de transport. Il était hors de question d'abandonner. Si les chances de revoir Louise en vie s'amincissaient de jour en jour, le laboratoire vers lequel ils se dirigeaient aurait peut-être le pouvoir de rallumer la flamme. De se diriger vers une porte de sortie à cette crise sans fin. Ou de souffler l'étincelle et l'éteindre définitivement, pour ce qu'elle en savait. Pour tenir, garder le moral était essentiel, mais Miranda ne savait pas combien de temps encore elle réussirait à tenir.
— Les autres nous attendent, murmura Connor. On devrait se mettre en route pour trouver un abri avant la nuit. On doit aussi parler de Blanche.
— De sa réaction ?
— De ses réactions, oui. Je sais que l'on a tous une réaction différente au deuil, mais c'est la deuxième fois qu'elle perd quelqu'un d'important et qu'elle... Ne montre rien, ou refoule tout, je ne sais pas. Mais ce n'est pas sain.
— Elle est peut-être simplement sous le choc. C'est beaucoup à accepter pour une petite fille de huit ans. Tu sais ce qu'on dit sur les liens entre les jumeaux. Perdre l'un des deux, c'est comme arracher une partie de soi. En plus de Bernard... On ne connaît pas non plus ce qu'elles ont vécu avant tout ça. Je suis bien placée pour savoir qu'on ne naît pas tous égaux et qu'on n'a pas tous les mêmes chances dans la vie.
— Certes. Mais... Si c'était plus que ça ? Je crains que ce manque d'émotion cache quelque chose d'autre.
— Et qu'est-ce que tu veux y faire ? Il n'y a plus de psychiatre à qui parler de nos traumatismes. Vu les temps qui courent, ils seraient tous millionnaires à l'heure qu'il est. Elle est peut-être neuroatypique, peut-être que c'est un trouble plus profond. On ne peut pas savoir.
— Tu devrais essayer de lui parler. Peut-être qu'elle s'ouvrira un peu avec les bons mots.
— Je ne sais pas. Peut-être. J'essaierai.
— Merci.
Après un dernier regard pour la tombe improvisée, les deux survivants rejoignirent le reste du groupe, qui attendait un peu plus loin. Lucrèce leur adressa un signe de tête.
— Je n'ai pas eu le temps de... Présenter mes condoléances. Je ne sais pas si c'était ta gamine ou... Mais je sais que ce n'est pas facile. Je suis désolée.
Miranda hocha simplement la tête. Frédéric se contenta d'une légère pression sur son épaule.
Dans un silence pesant, ils se remirent en route. La tombée de la nuit approchait, et aucun d'eux ne désirait se retrouver dans le noir, sans possibilité de voir les ennemis approcher.
Après une rapide consultation de la carte, ils se dirigèrent vers les restes d'une banque. Le bâtiment tenait encore debout, mais plusieurs larges trous étaient visibles dans sa façade. Miranda posa ses mains contre la vitre poussiéreuse pour tenter d'avoir un aperçu de l'intérieur. En général, ce type de bâtiment était peu fréquenté. On se demandait bien pourquoi... Qui avait envie de passer ces derniers moments avec son banquier ? Quelle horrible manière de mourir. À choisir entre la peste et le choléra, elle aurait préféré être emportée par la Marée Rouge à l'extérieur plutôt que de trouver refuge dans cet endroit maudit.
Elle ne repéra rien de particulier. La porte automatique avait tenu le coup pendant le raz-de-marée, mais finit par céder lorsque les survivants allièrent leurs forces pour créer une ouverture assez grande pour s'y faufiler. Miranda s'engagea la première à l'intérieur. Elle scanna la zone à la recherche de la moindre anomalie, mais, surprenamment, l'intérieur ne semblait pas avoir été touché. En levant les yeux, elle remarqua que les trous qu'elle avait vus dans la façade n'avaient pas percé entièrement le mur de ce côté. Elle resta prudente, mais se détendit quelque peu. Il se pouvait que les légumes ne soient pas parvenus jusqu'ici.
— Je n'aurais jamais cru dire ça un jour, mais Dieu bénisse le capitalisme, lâcha Lucrèce. Vous pensez qu'il y a encore de l'argent dans les coffres ?
— Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ? répondit Frédéric. À part dans un musée, ils n'ont plus aucune utilité.
— Je ne serais pas aussi affirmative. Certains survivants vendent toujours leurs affaires avec de l'argent. Le groupe qui vous a poursuivi dans mon lotissement le faisait.
— On se raccroche à ce qu'on peut pour tenir... répondit Miranda. Certains ont du mal à laisser le passé derrière.
Les survivants explorèrent le hall d'accueil, sur leurs gardes. Ils fouillèrent les bureaux un à un. Pas de légumes. Ils purent même récupérer quelques pièces de papeterie. Le tsunami n'était pas passé ici. Tout se trouvait tel qu'il l'avait été quelques minutes avant le déluge de sauce tomate.
— J'ai trouvé le coffre, cria Frédéric depuis le couloir. On pourrait être en sécurité cette nuit si on dort dedans.
Les autres approuvèrent l'idée. Après de longues minutes à comprendre comment fonctionner le mécanisme d'ouverture, la porte finit par s'ouvrir dans un grincement sinistre. Tous les survivants reculèrent d'un pas devant l'odeur abominable qui s'en dégagea dans les secondes qui suivirent. Même Blanche brisa son masque d'impassibilité pour retrousser le nez de dégoût.
— Qu'est-ce qui pue comme ça ? lâcha Lucrèce.
Miranda se couvrit la bouche avec sa manche et fit un pas courageux à l'intérieur. Une quinzaine de cadavres pourrissait sur le sol, au milieu de reste d'excréments. La plupart d'entre eux portaient des costumes à l'effigie de la banque.
— Je crois qu'on a trouvé les banquiers, annonça la jeune femme en sortant de cet enfer. Ils se sont enfermés dans le coffre, mais il n'y a pas de moyen d'ouvrir la porte de l'intérieur.
— C'est horrible. Ils ont dû agoniser pendant des jours ! s'exclama Frédéric.
— Ouais, mais ça règle le problème. Je dors pas là-dedans, grogna Lucrèce.
— On se contentera des bureaux, approuva Miranda. Il y en a assez pour tout le monde, on ne devrait pas avoir de problèmes. Je prends le premier tour de garde.
Les autres approuvèrent d'un hochement de tête. Miranda installa Blanche dans un bureau sur sa droite, et laissa Macron sortir. Il lui tiendrait compagnie pour quelques heures. Elle sortit une boîte de conserve et lui tendit, avant d'en récupérer une pour elle et d'aller se placer dans le hall de la banque.
Elle n'avait toujours échangé aucun mot avec la fillette. Connor avait raison, elle ne pouvait plus repousser l'échéance.
Fort heureusement, le prochain lever du jour lui donnerait le courage de le faire. Elle l'espérait en tout cas.