Maximilien avait vécu toute sa vie aux cieux.
Sarcoce, cette ville divine qui n’était qu’un mythe parmi certains humains, une destination obligatoire pour d’autres, représentait toute sa vie, tout son bonheur et abritait tous ses souvenirs. Les habitants, les Sarcoiciens, ne possédaient pas tous ces dons que les légendes terrestres relataient comme extraordinaires : seulement une petite partie de la population pouvait se vanter d’avoir cette puissance, telle que les Piliers, au nombre de quatre qui épaulaient Dual pour le bon fonctionnement de la cité, ou les cheffes des familles divines, les Conquérantes.
Ces pouvoirs, originellement faits pour le Bien, avaient été détournés de bien des façons.
Au même titre que les humains, la seule façon de pouvoir utiliser cette magie puissante aux différentes facettes restait le Kin : un flux passait directement dans les veines de ceux qui en possédaient et puisaient son énergie dans l’âme. Cette essence se créait grâce à la fusion de deux cellules particulières et uniques : la cellule cristallisée – ce n’était pas un cristal, mais son apparence rappelait sa forme – et la cellule charbonneuse – dû à sa couleur noire et les petites étincelles rouges qui éclataient à l’intérieur. Plus ces cellules abritaient de l’énergie, plus la puissance déversée dans l’âme permettait de créer un Kin extraordinaire.
Quand ceux qui vivaient à Sarcoce avaient découvert cette particularité des millénaires avant, le destin de plusieurs millions, peut-être de milliards de personnes avaient radicalement changé. Les conséquences demeuraient toujours floues quand une telle puissance était placée dans les mains d’un groupe d’individus.
Et l’histoire n’avait jamais cessé de le prouver : après avoir posé leur ascendant religieux sur les humains avec des croyances écrites par Dual, les Conquérantes et Piliers eux-mêmes, ceux qui idolâtraient les familles divines avaient imposé leurs idéaux aux peuples extérieurs à ces croyances. Fatalement, cela fut pris comme un affront, et les pratiquants tuèrent et abattirent toute personne opposée à leur religion.
La Catalome.
Cata pour « grandeur » et lome pour « immense ». Les croyants s’appelaient les Catals, cette désignation avait, un jour, été un honneur incommensurable pour celui qui la portait ; il touchait les cieux, se rapprochait des Dieux, il ne faisait qu’un avec la paix, la vie et la mort. Mais ceux qui osaient ne pas se proclamer Catal…
Pendant des siècles, des hommes mirent à mal d’autres, ils les soumirent, les pourchassèrent, les torturèrent jusqu’à que ces bêtes prêtassent allégeance à ce que les Catals pensaient être la vérité. Puis, quand les autres peuples en eurent assez de se faire piétiner par des divinités qu’ils haïssaient, auxquelles ils ne croyaient pas, les rébellions fusèrent sur tous les continents, les guerres explosèrent et ainsi naquit la célèbre bataille des Trois Siècles – celle-ci avait exactement duré trois cent quatre ans. Au bout de ce long périple où sang, larmes et rage s’étaient côtoyés, l’émancipation des populations étrangères eut lieu : la Catalome avait perdu en influence et avait dû se plier aux assauts de ses ennemis.
Cette religion, bien qu’encore pratiquée et puissante dans un grand nombre de pays, avait provoqué la haine de bien d’autres. Au départ, cela se limitait au rejet des Catals, puis les choses avaient empiré, au point d’abhorrer les personnes qui pouvaient être des Catals. Cela passait par différentes identifications : les peaux blanches, les yeux clairs, de grande taille, les nez droits, les bouches fines et rosées, les cheveux bouclés… Cette chasse était devenue une obsession pour les peuples anciennement opprimés. Aujourd’hui, environ mille ans après, chez les humains, cette colère ne s’était pas tarie, les gens ne se retenaient pas pour faire savoir aux peuples descendants des Catals qu’ils ne valaient rien, qu’ils étaient des monstres.
Cette histoire, simplifiée et représentative des êtres soumis à leurs désirs, était l’un des premiers apprentissages théoriques pour les trois principales familles Sarcoiciennes. Maximilien en faisait partie.
Les cheffes de famille rappelaient sans cesse l’outrage fait à Dual – un homme de grande vertu, d’une sagesse inégalée – et ses Conquérantes – soit à elles-mêmes – par ces peuples barbares qui avaient rejeté la Catalome. Tout le monde répétait la même chose, « ce sont des humains vicieux ». Tout le monde s’indignait.
Tout le monde, sauf Maximilien et son frère aîné, Elios.
Ce n’était pas qu’ils étaient d’accord avec les réactions de ces petites gens, mortels et faibles d’esprit, mais cela leur paraissait logique qu’un chien qui se faisait battre finît par mordre. Pour eux, le problème venait autant de ceux qui ne croyaient pas que des personnes qui imposaient des idées par la force et la violence : quidam se permettait d’abattre son poing sur le visage d’un hérétique ne valait pas mieux que lui.
En grandissant, Elios était resté dans cette voie, avec une façon de penser similaire à sa jeunesse : la brutalité n’avait aucun intérêt, mais les peuples devaient adhérer à la Catalome.
Maximilien, lui…
Il n’avait fait qu’aimer ces êtres imparfaits.
Alors que tous condamnaient les pécheurs, Maximilien leur donnait l’amour et la force dont ils avaient pu manquer. Même s’ils ne priaient pas pour Dieu, Dual, le père des êtres, celui sans nom, il s’appropriait leurs vœux les plus chers pour les rendre réels. Cela ne marchait pas à tous les coups…
Mais il essayait.
Pour une divinité majeure comme lui, fils d’une des trois cheffes de famille, De Sarte, et un Lios – créature divine munie de deux paires d’ailes originellement blanches, les siennes étant en or dû à sa condition d’héritier aux Piliers, dont les pointes étaient des griffes acérées –, ce genre de générosité restait malvenu, offensant.
Mais Maximilien continuait malgré les protestations paresseuses de son frère qui, malgré leurs différends, ne cessait de le protéger et de prendre sa défense depuis des siècles.
Jusqu’à récemment.
Dual était mort.
En même temps que l’honneur des familles divines.
Même Elios semblait avoir sombré dans la folie.
Au point de l’abandonner.
– Debout !
Les rêves de Maximilien s’écourtèrent à l’entente de cette voix bourrue et il n’eut pas le temps d’ouvrir les yeux qu’une eau glacée claqua contre son visage. Cette action lui arracha un râle rauque et il se redressa sur ses coudes, complètement réveillé et outragé : qui osait encore s’en prendre à lui injustement ? Maximilien voulut répliquer, sur les nerfs et fatigué, mais les sons se bloquèrent dans sa gorge et il défaillit quand son regard se perdit sur l’assemblée face à lui.
Ou plutôt sur le balcon qui se situait à une trentaine de mètres de lui où se tenaient trois hommes, mais Maximilien eut du mal à distinguer leurs traits à cause de ce soleil éclatant qui l’aveuglait. Après quelques secondes à cligner des yeux et à reprendre son souffle, sa vue redevint à peu près normale et il jeta un coup d’œil à ses vêtements trempés : doté d’une simple tunique blanche, pieds nus, le tissu transparent se mélangeait avec sa peau et il se rendit compte qu’il ne portait même pas de sous-vêtement. Il aurait pu être nu que cela n’aurait rien changé. Même s’il se fichait bien de cela : la nudité n’avait rien de honteux, un corps était un corps, ses semblables avaient toujours eu l’habitude d’afficher leurs peaux, leurs sexes…
Seuls ses bandages recouvraient une partie de son corps, sur ses blessures dont il ne sentait plus la douleur. Plus du tout. Cette souffrance qu’il avait connu pour la première fois il y avait quelques heures de cela, elle avait totalement disparu.
Mais quand il voyait certaines femmes se cacher avec leurs mains, mortes de honte et de peur, quelque chose en lui se serra – son cœur, certainement – et un constat terrifiant le cloua sur place : il n’était plus chez lui.
Ici, les règles s’adaptaient à un monde soumis aux hommes.
Aux désirs.
Aux pulsions.
Cela ne le força pas à se couvrir à son tour, ce genre de choses ne l’atteignait pas et c’était inconcevable qu’une personne devînt folle juste à la vue d’un corps, une création pure et complexe de Dual. Mais les regards obscènes fusaient de toutes parts, la réalité le frappa de plein fouet.
Maximilien se mit à genoux, l’herbe sous sa peau le caressait délicatement, une légère brise le chatouilla, au point de lui arracher un frisson à cause de cette eau glacée ; ces idiots de garde l’avaient réveillé en lui versant un seau d’eau sur la tête, telle une bête sauvage… Son regard se porta sur l’attroupement d’esclaves autour de lui, pieds et mains liés par les chaînes – il avait subi le même sort –, tous à terre en train de fixer un même point : le balcon.
Tout un palais se dépliait autour de lui, extravagant avec certaines touches architecturales qui semblaient typiquement culturelles – Maximilien le devinait, il n’avait jamais vu cela à Sarcoce – comme des têtes de tigre incrustées dans la roche sur les parois, la gueule ouverte, d’où s’écoulaient des lianes qui recelaient de fleurs roses et jaunes, ou encore des motifs particuliers, semblables à des mosaïques, sur les piliers en granit qui portaient une partie du palais grâce à leur taille imposante, juste en dessous du balcon. De loin, il ne pouvait pas voir ce qui était précisément dessiné, mais il se doutait que c’étaient des bouts de leur histoire, un historique retracé sur des éléments naturels. Ou peut-être de simples œuvres.
À cause des vitraux colorés, où les dessins prenaient place, la lumière du soleil réfléchissait dessus et aveuglait partiellement Maximilien : il détestait l’été à cause des rayons trop puissants de cet astre de malheur… Le seul élément qui parvenait à le faire apprécier cette saison et, partiellement, la vue de ce palais était l’odeur chaude, sableuse, qui s’élevait dans les airs, avec cette touche d’humidité qui étouffait les exhalaisons des fleurs autour de lui. Même l’herbe en dessous de lui déployait une petite odeur agréable.
Son regard revint rapidement vers les piliers, quelques personnes semblaient les contempler de là où ils se trouvaient, portant des tuniques de couleurs différentes – un vert forêt, un rouge bordeaux et un vieux rose. Seulement trois hommes, dont il ne s’attarda pas plus longtemps dessus, car il fut tiré de sa contemplation quand les gardes commencèrent à taper sur les esclaves présents autour de lui.
– Taisez-vous, bande de chiens galeux ! Vos maîtres vont parler !
Il serra les dents à l’entente de ces mots, aussi choquants qu’énervants : il n’appartenait à personne, encore moins à des humains écœurants comme eux. Il se garda bien cette réflexion, conscient qu’avec la perte temporaire de ses pouvoirs, il était préférable de faire profil bas… Au bout de quelques secondes, après avoir obtenu un silence complet, l’un des trois hommes sur le balcon s’adressa à eux.
– Aujourd’hui est un grand jour pour chacun d’entre vous.
Celui qui se situait au milieu, semblant être le plus âgé, s’avança d’un pas, les mains derrière le dos, avec une posture raide.
– Que vous soyez homme ou femme, reprit-il, une opportunité de grand augure s’offre à celui qui veut la saisir. Vous qui avez pris l’habitude de vivre dans la misère, la peur, la faim, la haine, tous vos problèmes peuvent se résoudre avec une seule décision, qui vous appartient. Ce choix que je vous laisse ne se passe qu’une fois dans une vie : prenez cette chance ou rejetez-la, au risque de perdre opulence, sécurité et tranquillité.
Maximilien serra les mâchoires quand il finit de prononcer ces paroles, son ventre se retourna de rage au point de lui faire mal : il semblait diriger son discours tout droit vers une sorte de faux dilemme… Cet homme guidait subtilement ces esclaves à choisir ce qu’il souhaitait, il ne leur laissait en réalité aucun choix.
– Si vous souhaitez vous sortir de votre quotidien, de protéger les vôtres, de vivre en toute sérénité, vous le pouvez, il suffit d’accepter votre place ici, à mes côtés et à ceux de mes fils.
À la mention de ses fils, Maximilien détourna le regard de ce qu’il pensait être le souverain pour se concentrer sur les deux hommes en arrière-plan : il était difficile de bien les distinguer d’aussi loin, il devina que celui à gauche souriait d’un air mutin – un brin fier et provocateur ? – et sa posture flegmatique ne lui plaisait. Il semblait environner les trente ans, ses traits supposément creusés – les ombres créées par le soleil dessinaient son visage – et durs renforçaient la mauvaise impression qu’il avait de lui. Il contemplait la foule sous lui, les bras croisés, l’air goguenard. Un tas de muscles sans cervelle, c’était à cela qu’il faisait penser. Malgré sa beauté franche de loin – une peau olive imparfaite et magnifique, sans parler de ses cheveux lisses remontés en un chignon –, quelque chose en lui l’ennuyait.
De l’autre côté se tenait sans hésitation son frère : leur ressemblance le laissait bouche bée, mais certains détails les différenciaient, lui rappelant que deux corps pouvaient être similaires, mais qu’une âme restait unique. Cet homme paraissait plus jeune de quelques années – apparemment un visage plus doux –, des traits et une peau similaires, une touffe courte et bouclée, mais aussi un sourire plus prévenant et rassurant.
Mais peu importait à quel point ses sourires pouvaient être délicats, ils ne cachaient pas forcément la terrible vérité sur la nature d’une personne.
« Il faut être assez vicieux pour accepter un tel esclavage… », même s’il avait compris les raisons de leurs agissements – la haine, la peur – concernant la Catalome, il comprenait bien moins pourquoi ils se rabattaient sur des gens de leur peuple. Maximilien espérait tout de même qu’il se trompait sur toutes ses interprétations, même s’il en doutait.
– Le second prince, termina l’homme, va vous emmener dans vos quartiers. Suivez-le calmement. Vous avez une bonne semaine pour prendre votre décision qui, j’en suis sûr, sera réfléchie et raisonnable : devenez une partie intégrante de Laven ou partez reprendre votre ancienne vie.
Laven ? Ce mot résonna dans son esprit comme un lointain souvenir dont il n’arrivait plus à se remémorer, une connaissance qui ne revenait pas. Après de vaines tentatives pour se rappeler où il avait lu ou entendu ce nom, il abandonna : à un moment ou un autre, cela reviendrait. Son regard se releva vers le balcon, dépité par toute cette situation.
Le supposé souverain salua la foule d’un geste de main, lui et ses deux fils quittèrent le balcon. Maximilien porta son regard vers un homme qui portait à peu près les mêmes habits que les trois autres, qui était beaucoup plus proche de son regard. Il put réellement détailler la figure de ce qu’il devinait être le dernier frère : de longs cheveux étaient lâchés dans son dos, ceux-ci lisses et fins, un châtain doré resplendissant au soleil, ses yeux éclataient d’un vert émeraude resplendissant, coincé dans un regard étroit, sa bouche et son nez étaient quasiment identiques au frère qui semblait le plus âgé. Il n’arrivait pas vraiment à leur donner un âge à chacun d’entre eux. Celui-ci abordait un visage sérieux, sans l’ombre d’un sourire. Il paraissait plus fin et plus grand que ses deux autres frères, mais Maximilien ne pouvait pas être affirmatif vu qu’il ne les avait vus que de loin. En tout cas, chacun d’eux avait sa propre beauté, de véritables mirages dans le monde mortel.
Ce prince murmura à l’oreille de l’un des gardes et il commença à marcher vers l’intérieur. Un homme hurla dans la cour, ferme et autoritaire.
– Levez-vous tous calmement et suivez notre deuxième Stir !
« Stir ? », Maximilien accumulait de plus en plus d’informations, sans jamais pouvoir réellement se souvenir de ce lieu : à force d’étudier ce monde qui le passionnait, il avait fini par se familiariser avec des peuples qu’il ne côtoyait qu’à travers des mots et des histoires écrites par les siens. Pourtant, se retrouver projeté dans cet univers qu’il n’avait connu que de loin le déboussolait au point d’en perdre tous ses repères, toutes les connaissances accumulées, et il craignait de ce qu’il pouvait découvrir au fur et à mesure des jours.
Et même si les livres lui rappelaient constamment que les humains qui l’entouraient ne restaient que des êtres plus faibles que lui, il était conscient qu’il était préférable d’obéir dans un territoire « inconnu ». Cela le dérangeait de devoir se plier aux ordres de tas de chair insignifiants comme ces soldats qui abusaient de leur pouvoir sur eux, mais mieux valait serrer les dents.
Pour l’instant.
Il se leva et suivit le mouvement de foule : le nombre de personnes présentes lui semblait énorme, mais impossible de déterminer exactement combien se trouvaient dans cette cour. Maximilien, alors qu’il marchait au même rythme que les autres, leva les yeux au ciel et tomba sur le blason de ce pays, sculpté dans la pierre dure du palais : un bouclier rouge entouré de ronces où figurait un tigre, la gueule ouverte et de profil.
Et comme une évidence, un flash passa devant lui, presque une révélation divine qui le foudroya sur place, d’un mélange de surprise et de peur.
Le symbole des Morgas.
Un peuple reconnu pour sa puissance, de part sa famille royale et de celles nobles.
Un peuple dont la réputation violente les précédait.
Un peuple qui haïssait profondément la Catalome.