PDV INCONNU

Elle s’était remise à bouger.

Après le passage de Cassian, après les larmes qu’elle avait tenté d’étouffer, Nina s’était levée. Elle avait essuyé son visage du revers de sa manche, récupéré l’arc abandonné de la fille morte – Maëlys, je crois – et avait commencé à fouiller la maison. Pas comme une enfant apeurée. Comme une survivante. Méthodique, concentrée, résignée.

Je l’observais depuis un moment maintenant, dissimulé entre les arbres, allongé à plat ventre dans les feuillages humides. Les jumelles calées devant mes yeux, mon souffle régulier, mes muscles détendus. Prêt à réagir au moindre mouvement. Mon doigt tapotait doucement la crosse de mon arme, mais je ne bougeais pas. Pas encore.

Elle ne savait pas qu’elle était observée.

Et pourtant, à chaque pas, à chaque regard lancé derrière elle, je voyais cette intuition chez elle. Ce petit instinct de survie. Cette conscience presque animale qu’on développe quand on sait, sans preuves, qu’on est la proie.

Elle avait tenu bon. Elle avait vu la mort. Sentie son souffle sur sa nuque. Elle avait affronté la trahison, la peur, la solitude. Et malgré tout ça… elle avançait.

Je resserrai ma prise sur les jumelles. Mon regard se perdit un instant dans la silhouette fine de la jeune fille. Elle ne dégageait pas la force brute de certains, ni l’intelligence calculée de ceux qui prétendent avoir un plan. Mais elle avait quelque chose d’autre. Un éclat. Une résistance intérieure. Une graine qui n’attendait qu’à germer dans la boue et le sang de ce cauchemar.

J’avais déjà vu ça. Pas ici. Pas sur cette île. Avant. Bien avant. À une époque où j’étais de l’autre côté de la lunette, à courir pour ma propre vie. Elle me rappelait quelqu’un. Ou peut-être un souvenir que je croyais avoir effacé.

Je chassai cette pensée d’un mouvement de tête. Les souvenirs, c’est des balles perdues. Ça ne sert qu’à te faire baisser ta garde.

Elle leva soudain ses jumelles. Je fronçai les sourcils.

Elle avait repéré quelque chose. Non… quelqu’un.

Je suivis instinctivement son regard. Au loin, une silhouette familière émergeait entre les arbres. Cassian. Il fonçait dans une direction précise, déterminé. Et Nina… son expression changea. De la stupeur d’abord. Puis de l’angoisse. De la douleur. Et enfin… de la résignation.

Elle croit qu’il va tuer. Encore.

Et peut-être qu’elle a raison. Ou peut-être qu’elle ne voit pas tout.

Cassian, je le connais. Je l’ai vu agir. Un tueur, oui. Mais pas un psychopathe. Il est instinctif, animal. Il frappe quand il est en mode survie, quand il croit n’avoir plus rien à perdre. Mais avec elle… c’est différent. Il ressent. Il se retient. Et ce genre de lien, dans ce jeu, c’est un danger plus grand que n’importe quelle arme.

Je n’étais pas là pour lui. Pas pour juger ses actes ou ses démons. J’étais là pour elle.

Pas parce que je le voulais.

Parce qu’on me l’avait demandé.

Je sortis une petite fiche froissée de la poche intérieure de ma veste. Le papier était humide, les coins abîmés, mais l’essentiel était encore lisible. Un prénom, tapé à la machine : Nina. En dessous, une photo noir et blanc. Elle souriait à peine sur l’image, comme si elle se méfiait déjà de l’objectif.

Et enfin, en bas, griffonnée à la main dans une écriture sèche :
“Ne pas toucher. Observer. Protéger si nécessaire.”

Je ne pus m’empêcher de sourire, sans chaleur. J’ai jamais aimé qu’on me dise quoi faire. J’ai encore moins aimé être mis dans des jeux d’ombres que je comprends à moitié. Mais cette fois, j’avais accepté d'y retourner. Par curiosité. Et parce que… quelque chose ne tournait pas rond.

Pourquoi elle ?
Pourquoi cette fille parmi tant d’autres ?
Pourquoi ces consignes précises ?
Et pourquoi ce jeu, bordel ?

Je repliai la fiche et la glissai de nouveau dans ma veste. La réponse viendrait peut-être plus tard. En attendant, j’avais un œil à garder sur elle.

Elle sortit enfin de la maison sa carte dans les mains. Elle avait le visage fermé, les traits tirés, mais elle tenait bon. L’arc sur l’épaule, les yeux attentifs, les pas prudents. Chaque mouvement trahissait sa fatigue… mais aussi sa volonté.

Je me redressai légèrement, suivant sa progression à travers les arbres. Elle ne savait pas encore dans quelle direction aller. Elle ne savait pas qu’elle était déjà suivie. Ni qu’elle avait été désignée comme “à part”.

Et c’est peut-être mieux ainsi.

Je réajustai mon fusil dans mon dos, jetai un dernier coup d’œil au sentier. Elle avançait. Droit devant. Vers l’inconnu.

Parfait.

Le vrai jeu… dans l’ombre…
Il venait tout juste de commencer.