Un camaïeu de couleurs recouvrait le lit face à moi. Les minutes s'égrainaient au fil des mots sur le papier. J'appréciai chaque lettre hâtivement esquissée, comme si l'on venait de m'offrir un mets d'une délicatesse sans nom. Quelques bribes de phrases s'alignaient les unes les autres, occupant mon esprit torturé. Le temps me manquait.
Une notification sur mon téléphone s'afficha, me hurlant de renoncer à mon inspiration inespérée pour ces vêtements éparpillés. Je les avais délaissés alors que l'anxiété m'avait tenu aux tripes. Dix-neuf heures vingt-quatre. Il me restait moins de trente minutes pour me préparer, si je ne voulais pas poser un lapin à Hope. Mon ventre se noua davantage. Ce rendez-vous était-il réellement une bonne idée ?
De la chemise la plus extravagante au smoking, je les avais tous essayés sans succès. Aucune tenue ne paraissait assez digne de lui, de sa bienveillance ou des sentiments étranges qu'il faisait naître en moi.
Ce tee-shirt bleu aux imprimés de pop culture me semblait d'un banal affligeant. Quant au costume trois pièces, il serait bien trop pompeux pour l'occasion. Je n'allais pas non plus le demander en mariage. Pourtant, je désirais faire sensation. Nous allions nous rencontrer pour la première fois hors de ce café de quartier. Mais si je continuais ainsi, à tourner en rond, sans trouver de quoi me mettre sous la main, je lui ferais la pire de toutes.
En dernier recours, j'appelai Ambre. Les longues sonneries brisèrent le silence pressant. Une. Mon cœur commença à tambouriner dans ma poitrine. Deux. Mon souffle se raccourcit. Trois. Ma langue s'assécha.
Allez, pitié, décroche, priai-je.
La quatrième retentit bientôt, comme pour m'enlever tout espoir. Toutefois, alors que le répondeur s'enclenchait, deux coups résonnèrent contre ma porte d'entrée.
Regardant une dernière fois la pile d'habits entassés sur la couette avec désarroi, je me dirigeai vers le battant.
La frimousse de ma meilleure amie se dévoila alors, m'ôtant un poids. Elle n'attendit pas que je l'invite à l'intérieur. Au contraire, Ambre se glissa dans l'ouverture et constata d'un œil critique le désordre que j'avais mis dans la pièce d'à côté.
— J'ai bien fait de venir. Tu es une vraie catastrophe !
Je tendis mon portable comme une preuve de bonne volonté, avant de raccrocher.
— J'allais t'appeler au secours.
Elle se retourna pour me faire face et ses yeux m'observèrent de haut en bas, critiques.
— On a du travail, si l'on veut tirer quelque chose de toi dans les temps.
Un sourire contrit assombrit mon visage, tandis que mes doigts empoignèrent mon maillot, nerveux.
— Commençons par le commencement. Tu t'occupes de cette barbe et moi, je vais te trouver une tenue.
— Qu'est-ce qu'elle a ma barbe ?
— Ton date ne s'attend sûrement pas à dîner avec un grizzli, ce soir. Tu es magnifique, mais tous ces poils hirsutes ne te rendent pas justice. Allez, fais-moi confiance et va tondre tout ça. On va te rendre à croquer.
Sans me laisser le temps de protester, elle me tourna le dos et partit à la conquête de la pile infernale de vêtements. Alors, je n'eus d'autre choix que de me diriger vers la salle de bain.
Quelques minutes plus tard, j'entrai dans la zone de guerre qu'était devenue ma chambre, la peau lisse et hydratée. Ambre me tendit un tee-shirt blanc accompagné d'une chemise en daim et un jean ajusté à ma taille.
— Tu sais, ce n'est pas un vrai rendez-vous. C'est juste... comme ça. Je lui ai seulement proposé de se voir parce qu'il m'a beaucoup aidé. En quelque sorte, c'est un prêté pour un rendu.
Elle me fourra les heureux élus dans mes bras et me donna un léger coup dans l'épaule.
— Si ce n'était que ça, tu ne m'aurais pas appelé à la rescousse.
Elle n'avait pas tort. Mes mains étaient moites d'appréhension et mon cœur avait failli exploser plus d'un millier de fois. Je pouvais me persuader que ce n'était qu'un simple repas de remerciement, personne n'en était convaincu. Pas même moi.
Je me dévêtis rapidement tandis qu'Ambre partait à la conquête de la salle de bain. Lorsqu'elle revint avec un peigne, de la cire et les parfums qui lui étaient tombés sous la main, je glissai le pantalon sur mes jambes.
Finalement, un quart d'heure plus tard, j'étais fin prêt pour le front. Ambre m'examina une dernière fois en hochant de la tête, satisfaite du résultat.
— Tu vas faire un carton ! Règle numéro un : ne t'enfuis pas, énuméra-t-elle en levant un doigt. Règle numéro deux : sois loquace. Et enfin, règle numéro trois, reste comme tu es, n'en fais pas trop. Ça va bien se passer.
Mes lèvres s'affinèrent. Son assurance coulait sur moi comme une rivière tranquille, absorbant toute mon anxiété.
Je m'avançai et l'enlaçai.
— Merci d'être à mes côtés.
— Tu peux compter sur moi, Micha. Je serai toujours là quand il le faudra.
Elle l'avait prouvé maintes et maintes fois. Même si j'avais repoussé chacun de mes proches après le décès d'Adam. Elle m'avait soutenu avec le peu de temps que je lui accordais, de la seule façon que je lui permettais et elle ne m'en avait jamais blâmé. Elle était restée parfois silencieuse des heures à mes côtés, elle s'était battue pour moi et contre moi. Mais jamais, non jamais, elle n'avait baissé les bras. Et surtout, même si je savais qu'elle attendait que je rebondisse, elle ne m'avait jamais pressé. Aujourd'hui, elle avait compris que c'était un moment important sans que j'aie à lui en souffler mot. À part Hope, elle était sans nul doute mon seul pilier.
Je l'embrassai sur la joue, avant de me décoller.
— Je ferais mieux d'y aller. Si je suis en retard, tout ça sera gâché.
Sa main vint se loger sur mon épaule et la serra tendrement.
— Fonce et surtout, profite.
Je remisais mes doutes au fond de mon esprit et je me lançai.
Le restaurant brillait de mille feux, tel un phare guidant voyageurs et marins à ses portes. J'inspirai profondément puis je m'élançai d'un pas incertain vers l'entrée. Il était trop tard pour reculer. Je me tournai une dernière fois. Ambre me fit un signe de main, ultime adieu puis démarra. Elle avait insisté pour me déposer, sans doute pour s'assurer que je ne ferai pas demi-tour à la moindre occasion. Puisque sa mission se terminait là, elle rentrait, fière, chez elle.
Je m'engageai dans le couloir, bientôt accueilli par le maître d'hôtel. J'indiquais mon nom et il m'amena à une table, où patientait sagement Hope. Dès qu'il m'aperçut, il se leva, le visage radieux et me tendit une main hasardeuse. Je la serrai, goûtant à la fermeté de sa paume. Puis, je glissai sur ces longs doigts élancés dont j'étais tombé sous le charme, alors qu'ils étaient à l'époque mon seul repère dans la tourmente insoutenable de mes émotions. Ils représentaient mon premier contact avec le monde depuis l'incident. Noyé par la torpeur et le désespoir, je m'étais intéressé à leur propriétaire. En un sens, en m'apportant cette boisson beaucoup trop sucrée, chaque semaine, ils avaient fait germer une graine coriace de sérénité en moi. Depuis, elle avait éclos, engendrant affections et quiétude. Mon âme semblait se reposer à l'ombre des feuilles de ce nouvel arbre, qui, nourrit de mes désillusions, s'était ancré au plus profond de mon être. Je les quittai avec regrets pour m'asseoir.
— Je dois avouer que j'ai douté un instant que tu viennes, annonça-t-il.
Néanmoins, sa voix ne contenait aucun reproche. Au contraire, un brin de soulagement l'animait.
— Sans Ambre, une amie bien trop dévouée pour son propre bien, ça aurait bien pu être le cas.
Ses sourcils se froncèrent, mais il ne fit aucun commentaire. Je me remémorais mes dernières paroles avant de me reprendre rapidement.
— Pas que je voulais te poser un lapin ! Seulement, j'étais tellement stressé que je ne savais plus où donner de la tête. Elle est donc venue m'aider et voilà, me présentai-je, je suis là, tout beau, tout propre, grâce à elle.
— Tu la remercieras. Tu es magnifique ! Elle a fait un super travail, approuva-t-il en me détaillant de haut en bas.
Mes joues rougirent tel un adolescent face à son premier émoi. J'attrapai la carte des mets et en profitai pour me cacher derrière. Me rendant compte que je ne lui avais pas répondu, je me grattai la gorge.
— Toi aussi, tu es très élégant, le complimentai-je, en osant une œillade par-dessus le menu.
Son fin pull beige à col roulé dessinait parfaitement sa silhouette, mettant en valeur ses épaules carrées. Son torse large semblait paisiblement attendre mon inspection. Je dirigeai mon regard vers son visage, lui adressant un sourire sincère. Je bénis les Cieux de m'avoir permis de croiser sa route. Sa beauté n'avait rien à envier à sa grandeur d'âme.
— Commandons. Veux-tu un apéritif ?
J'acquiesçai, précisant la boisson que je chérissais. L'arôme mentholé du mojito réjouissait facilement mes papilles. Quant à lui, il demanda un cocktail maison au serveur, qui s'était approché entre-temps.
Quand nous fûmes de nouveau seuls, Hope brisa le silence avant même qu'il ne s'installe.
— Tu as pu avancer sur ton roman, depuis la dernière fois que tu es passé au café ?
Je le remerciai intérieurement d'aller sur un terrain sûr. Entamer une discussion dans ce lieu si intimidant me paraissait être un sommet inaccessible. Pourtant, il arrivait à le franchir avec succès.
— Oui, ça suit son cours. J'ai écrit un peu plus de trente mille mots.
— Si je me souviens bien, ton protagoniste se pensait coupable de tueries ?
— C'est bien ça. Depuis, débutai-je, il est accompagné du capitaine de la garde, qui est convaincu de son innocence. Pour le prouver, il est resté à ses côtés, sans que rien ne lui arrive, tandis que ses cauchemars et les meurtres continuent. Le personnage principal commence donc à être en proie aux doutes. Alors, ensemble, ils cherchent le vrai coupable de ces meurtres. Grâce à ses rêves, il peut retracer les faits et gestes de l'assassin, bien que cela l'affecte. Devoir assister à tous ces massacres chaque nuit l'épuise mentalement. Mais par chance, le capitaine de la garde le soutient de tout son être, devenant ainsi un véritable pilier.
Nos entrées arrivèrent tandis que je continuais, emballé, à décrire tous les scénarios qui habitaient mes pensées. Je lui contais le désespoir de ce protagoniste esseulé, les sentiments étranges qui émergeaient du milicien, leur rapprochement, leurs disputes, jusqu'au point culminant : la découverte du réel meurtrier. Mon assiette se vidait petit à petit, au détour de quelques pauses dans mon récit. Hope m'écoutait avidement, acquiesçant aux moments forts, me questionnant lors d'intrigues fantaisistes, mais toujours, il montrait un intérêt sincère qui me fit chaud au cœur. Finalement, le repas se déroula au son de ma voix et ce repas qui m'avait tant angoissé se gravait en ma mémoire comme un instant inoubliable. J'adorais Hope. Une légèreté flottait entre nous, m'enlevant tous les poids du quotidien. Il détenait ce genre de magie, qui vous transporte loin de cette réalité écrasante.
Alors que je retenais un rire, sa main chercha la mienne. Ses doigts se promenèrent sur les miens avant de les capturer dans un geste doux. J'ancrai mon regard dans le sien, me perdant dans ses iris au charme indéniable. Son monde s'ouvrait à moi, me laissant apercevoir un champ des possibles incroyables. Du bout des doigts, je vins éprouver chacune de ses phalanges, les caressant. Un silence bienveillant assourdit nos oreilles, tandis que le fond sonore de la pièce emplit soudain notre cocon. Ses yeux descendirent sur mon annulaire, qu'il observa avec attention.
— Tu ne portes pas ton alliance aujourd'hui, murmura-t-il.
Cette question semblait l'intimider, comme un enfant face au grand bain. Il venait d'y sauter, espérant ne pas couler.
— Hmm... commençai-je fébrilement. J'ai pensé que ce serait plus approprié.
Quelques bribes de compassion traversèrent son visage, avant qu'il ne se racle la gorge, peu à l'aise.
— Tu n'y étais pas obligé, même si ton geste me touche. Si cet anneau est l'expression de tes sentiments pour ton mari, alors je ne me permettrai jamais de te reprocher de vouloir le garder près de toi.
Je rattrapai ses doigts qui me fuirent et les entrelacèrent avec les miens.
— J'ai éprouvé tant de colère, de déni, de remords et de regrets. J'ai poussé des milliers d'appels à l'aide. J'ai pleuré des millions de larmes jusqu'à ce que même mon corps ne puisse en produire davantage. Je lui en ai voulu. Je l'ai détesté de m'avoir abandonné. Mais je l'ai aussi aimé de toutes mes forces. Pourtant, aujourd'hui, je me donne le droit à une seconde chance. Je me sens enfin prêt à passer un cap, parce que tu m'as permis de croire en l'espoir, en me préparant chaque semaine un simple café. Tu m'as épaulé les mauvais jours. Tu as ri à mes côtés les bons jours. Même les jours maussades, tu as toujours illuminé ma vie. Alors, je peux libérer mon annulaire pour toi, sans jamais regarder en arrière avec amertume.
Un sourire chaleureux étira ses lèvres tandis que l'émotion se lut dans ses pupilles, soudainement vibrantes.
Il m'avait apporté ce que j'avais perdu. Il m'avait ouvert les portes du bonheur. Aujourd'hui, j'étais prêt à les franchir à ses côtés, sûrement un peu intimidé, mais je les traverserais à coup sûr s'il m'en donnait l'occasion.
— Je veux essayer d'être heureux avec toi, si tu le veux aussi, intimai-je.
— Oui. Bien sûr, oui, je le veux.
Ces quelques mots maladroits et pourtant si sincères sonnèrent le glas d'un renouveau.
Demain, j'apprendrai à aimer à nouveau.
- Fin -