La lourde senteur du café emplissait la pièce. Comme chaque jeudi, le soleil inondait la salle d'une chaude lumière. Le comptoir en noyer scintillait de mille feux, comme si l'on venait d'y déposer une nouvelle couche de vernis. Avant de le rejoindre, je me gavais de cette ambiance intemporelle aux notes presque surnaturelles.
J'avais découvert cet endroit par hasard, en souhaitant m'abriter d'une averse violente, et depuis, j'y revenais sans cesse. Sans doute par habitude, sans doute par fatalité. Attablé au bar, seul et pourtant entouré de dizaines de personnes, une once de vie semblait me revigorer. Ce lieu m'appelait et me mettait du baume au cœur.
Depuis sa disparition, rien n'était plus pareil. Moi, le miséreux écrivain qui vivait par lui, qui lui devais son génie, j'étais tombé bien bas. Il n'avait fallu qu'une seconde. Une seconde de trop, sans doute. Un instant, je l'écoutais encore rire au téléphone, l'autre, il n'y avait plus qu'un silence pesant qui avait succédé à un bruit sourd. Je ne m'étais pas inquiété immédiatement, une coupure de réseau, cela pouvait arriver. Était-il passé sous un pont ?
Non. Bien sûr que non. Je savais pertinemment ce qui s'était produit, mais je m'en étais rendu compte seulement à l'instant où j'avais entendu un râle. Un râle qui m'avait détruit. Puis, une voix féminine angoissée avait tinté à mon oreille. Les minutes défilèrent et le ventre noué, la gorge oppressée, des larmes coulèrent sans que je puisse en expliquer la cause. Ce souvenir insoutenable s'était ancré en moi pour toujours. Mon monde s'était effondré, ma raison de vivre était partie et avec elle, mon inspiration, ma créativité, mon âme s'étaient enfuies. Encore aujourd'hui, dès qu'une sirène retentissait, cette douleur indicible me submergeait à nouveau. Désormais, je craignais même ces voitures infâmes qui m'avaient volé mon mari.
Mais, alors que j'entrais dans ce café, comme chaque semaine, j'avais l'impression de me retrouver.
— Bonjour Michael, un mocha, comme d'habitude ?
J'acquiesçai et avant que je n'aie pu ouvrir la bouche, Hope poursuivit.
— Avec un supplément de copeaux de chocolat.
Je tirai un des tabourets et m'y installai avant de le remercier.
Je n'aimais pas ces mochas et d'autant plus avec ce fichu supplément de copeaux de chocolat, mais lui les adorait. Deux ans encore après son accident, je retrouvai une part de lui dans ce goût trop sucré. À ses côtés, j'avais été plein de vie, d'espoirs et de rêves. Désormais, je n'étais plus qu'un homme abattu par les affres du quotidien, esseulé et endeuillé. Mes yeux fatigués se promenaient sur le monde sans le voir. Mes épaules se courbaient, bien trop alourdies par la gravité et mon souffle se faisait lent et profond, comme si je peinais à trouver mon oxygène.
Hope, le serveur et gérant de ce petit établissement rustique perdu dans l'immensité de la ville déposa devant moi une tasse chaude. La chantilly était parsemée de chocolats disposés comme de dizaines d'étoiles brunes. Me soustrayant de cette vision, je relevais la tête et lui adressais un sourire triste.
Nos regards se rencontrèrent et je tombai dans l'océan bleuté de ses iris. Ils avaient cette lueur enjouée qui me manquait cruellement, mais ses fines rides de bonheur au coin de ses yeux me réconfortèrent. Quelle que soit mon humeur, il m'accueillait toujours avec plaisir et le voile gris qui recouvrait mon horizon se levait.
Son nom lui allait bien, me plaisais-je à penser parfois. L'espoir. Il n'avait pas idée à quel point il l'incarnait. Quand je l'observais, échangeant avec entrain, souriant au nouveau venu, s'extasiant d'un tout et d'un rien, j'aspirais à retrouver un jour un dixième de la joie qui l'habitait. Il me rappelait que le bonheur existait encore.
Par automatisme, j'attrapai ma sacoche et sortis deux feuilles vierges, mon stylo plume favori et mon porte-monnaie. J'en tirai quelques pièces que je disposai silencieusement un peu plus en avant. Hope les recueillerait de ses longs doigts fins. J'aurais alors une raison d'être distrait.
Je regardai la page blanche qui tranchait avec le bois. Elle semblait si pure, encore intacte. Pouvais-je y écrire ?
Mon esprit s'embruma et mes pensées me fuirent. C'était toujours ainsi. Dès que je songeais à la remplir, je me retrouvai devant un vide sans fin. Ces mots que j'avais gardés enchaînés si longtemps en moi ne parvenaient plus à sortir.
Comme prévu, Hope revint et le bout de ses doigts graciles joua avec les pièces. Elles trébuchèrent dans sa paume puis, contre toute attente, il se pencha en avant. Son parfum floral chatouilla mes narines et j'inspirai profondément. Tout son être m'apaisait.
— Qu'écris-tu aujourd'hui ?
Je déviai mon regard, un peu honteux.
— Je ne sais pas, marmonnai-je.
Son buste se rapprocha et je me hasardai à lui jeter un coup d'œil. Je n'aurais pas dû en être étonné, mais je ne lisais pas sur son visage la pitié habituelle que l'on me renvoyait. Non, il semblait animé d'une certaine impatience, tel un enfant avec une idée en tête.
Quand il surprit mon intérêt, il ne réussit plus à se retenir.
— Chaque semaine, tu sors toujours deux feuilles blanches et tu repars sans y avoir noté le moindre mot. Si tu te sens dépassé, laisse-moi faire.
Je me reculai un peu, sans comprendre.
— Pourquoi ?
Un rictus gêné s'empara de ses lèvres rieuses. Comme lorsqu'il était incommodé, sa main se faufila dans ses cheveux.
— Tu viens ici pour écrire et pourtant, elles restent immaculées. Si tu n'arrives pas à le faire, je me dévouerai pour les sauver. Elles méritent d'être utilisées après tant de bons et loyaux services.
Je n'en étais que plus confus, mais je n'avais pas la force de débattre ou de m'expliquer. Alors, je les poussai vers lui. Il récupéra le stylo derrière son oreille, camouflé par ses mèches blondes. Sans plus attendre, il se saisit des papiers et les plaça hors de ma vue avant de les noircir.
Contrairement aux miens, ses doigts virevoltèrent sur le feuillet sans s'arrêter. Un pli de concentration s'était formé sur son visage. Il disparut dès qu'il releva la tête, fier de lui. Il se relut rapidement et me le rendit.
— Voilà, une de sauvée !
Quelques lignes noires se promenaient tout en haut de la page. Son écriture était gracieuse et pleine de finesse, presque féminine. Les boucles de ses lettres s'inclinaient par endroit et on pouvait discerner le soin qu'il avait mis à les dessiner en un seul coup d'œil.
Je m'apprêtais à les ranger et à en sortir de nouvelles, pour perpétuer mon cycle infernal, mais il m'arrêta. Sa paume la coinça et je ne pouvais plus la tirer sans la déchirer.
— Tu ne lis pas ?
— Devrais-je ?
Mais avant même qu'il ne réponde, je me penchais sur son écrit. Mon souffle se coupa et une étrange chaleur se diffusa en moi.
Un jour, un homme pénétra dans un modeste café. Le visage ravagé par des douleurs innommables, il se contentait de fixer la blancheur d'une feuille.
Ô toi, voyageur d'une autre époque, lève les yeux et observe les mille et une couleurs qui t'entourent. Un cœur brisé a le droit de guérir. Ton âme se languit de la vie. Accorde au monde autant d'attention qu'à ces simples papiers. Et si l'espoir t'a abandonné, je te confierai un peu du mien.
Un jour, je rêve qu'un homme sorte de ce modeste café, l'esprit un peu plus allégé de ses souffrances.
Hope
Et ainsi, ce qui ne s'était plus produit depuis ce fameux jour arriva. Mon visage s'humidifia et Hope me couvrit alors d'un regard compatissant. Sa main rejoignit la mienne et il la serra sans un mot.