Il s'écroula face contre terre. Ses mains s'égratignèrent une fois de plus contre ces terribles rochers aiguisés. Il marchait, sans fin, sans buts et ne se rappelle guère depuis du début de son périple. D'innombrables aubes avaient succédé à d'infinis crépuscules, et depuis, il avançait sans se retourner.
Un pas. Puis un pas. Et encore un pas...
Parfois, il trébuchait. Alors, il se relevait et il poursuivait sa route.
Un pas. Puis un pas. Et encore un pas...
Il veillait à toujours placer son pied devant l'autre, ignorant les douleurs infernales qui assaillaient ses muscles. La soif le tenaillait, la faim l'achevait et pourtant les plaines arides ne cessaient de s'étendre à perte de vue. Ses lèvres s'étaient asséchées tel le lit du ruisseau contraint par les chaudes chaleurs de l'été, sa peau s'était parée d'un sombre pourpre et chacune de ses extrémités portait le fardeau de son voyage sans retour. Jadis d'apparence humaine, il avait désormais plutôt l'étoffe d'une âme damnée, condamnée à l'errance éternelle.
Quelques jours auparavant, un marchand avait croisé son chemin. Il avait constaté l'état déplorable de ce jeune homme, aux allures de mendiants, dans ces frusques débraillées et déchiquetées. La poussière s'était tant incrustée dans sa tunique et son léger pantalon de lin qu'ils étaient devenus aussi rêches que du cuir neuf. Alors, il s'était arrêté, attristé par son sort, tout en lui demandant comment il s'appelait, il lui avait sans plus attendre tendu sa gourde et quelques maigres provisions. Seulement, il n'avait pu assouvir sa curiosité. Son mystérieux interlocuteur n'avait ni nom, ni âge, ni souvenirs. Finalement, sans s'en offusquer, il reprit son périple.
La brève rencontre d'un voyageur philanthrope et de ce pauvre hère s'était ainsi conclue.
Après un regard en arrière, notre inconnu s'était remis en marche.
Un pas. Puis, un pas. Et encore un pas...
Des centaines de mots me hantaient depuis des jours. Le soir venu, alors que je m'abandonnais aux bras de Morphée, de sombres scénarios m'assaillaient. Ces songes obscurs perduraient tant que j'avais fini par soupirer, attraper mon matériel et je m'étais rendu dans cet habituel café. J'avais salué négligemment Hope avant de m'installer cette fois à la place la plus excentrée du comptoir et sans plus tarder, je m'étais emparé de ce nouveau paquet de feuilles immaculées et je m'étais évertué à gribouiller les phrases obsessionnelles qui occupaient sans cesse mon esprit. Hope ne m'avait pas interrompu, au contraire, il avait glissé un mocha à côté de moi puis s'était retiré aussi silencieusement qu'il s'était approché. Je lui avais à peine prêté attention, bien trop accaparé par mon imaginaire. Seules ses phalanges élancées apparurent dans mon champ de vision. Je replongeais alors dans ce dédale de lettres qui m'avait fui depuis deux ans.
Le papier avait commencé à chanter au rythme de ma main leste. Petit à petit, je m'étais laissé absorber par cette sensation nostalgique et pourtant encore si familière, semblable à celle qui nous prenait lorsqu'on retrouvait les bras accueillants d'un amant délaissé.
Le petit établissement aisément bondé était aujourd'hui bien calme. Seul parfois le choc d'une tasse résonnait et quelques conversations éparses se substituaient à un silence religieux. Néanmoins, ces perturbations ne m'étaient apparues que comme une mélodie savamment orchestrée me portant dans cette osmose qui m'avait tant manquée.
J'apposai un ultime point, avant de relever la tête et masser ma nuque raidie.
Je tombais alors immédiatement dans les pupilles affectueuses de Hope. Depuis le comptoir, il me couvait d'un regard bienveillant et soucieux, tandis que ses mains essuyaient la vaisselle aux tons pâles. Un sourire affina aussitôt ses lèvres. Son visage déjà radieux s'illumina quand il arriva à ma hauteur.
— Tu as renoué avec l'écriture, affirma-t-il sans ambages.
Pourtant, au lieu de prendre part à son enthousiasme, je camouflai de ma manche mes compositions. Mes joues se colorèrent d'embarras.
— Oh, ce ne sont que des futilités, marmonnai-je. Quelques élucubrations sans importance. Ça me trottait juste dans la tête et j'avais besoin de m'en débarrasser.
Avant que je n'aie pu conclure mes balbutiements, il se pencha et quelques mèches s'égarèrent sur sa pommette.
— Que ce soit des gribouillis ou une œuvre raffinée, ce n'est pas ce qui compte. Je suis simplement heureux que tu te sois libéré un temps de tes chaînes.
Sa main réarrangea sa chevelure rebelle, révélant ses pupilles d'un bleu arctique.
— Puis-je t'offrir quelque chose ?
— Je ne voudrais surtout pas abuser de ta générosité, bégayai-je, hébété par son initiative.
Ses joues prirent un air railleur et il balaya d'un geste vif mes réserves.
— Tu sais, je ne vais pas fermer boutique à cause d'un simple café. Accepte juste ce qu'on te propose, intima-t-il en se redressant.
Pris en traître et sans plus de réparties, je baissai les yeux et fis mine de m'intéresser aux mots dissimulés sous mon bras. Néanmoins, je ne pouvais ignorer le regard insistant qui pesait sur mes épaules. Alors, je finis par rendre les armes et sans toutefois relever la tête, je bredouillai ce que je souhaitais.
Hope eut un temps d'arrêt, semblant décontenancé, avant de retrouver son flegme habituel.
— Un double expresso, très bien !
Avant que je puisse faire machine arrière, il avait déjà disparu et le grondement des grains de café retentit.
Je ne savais plus où j'en étais aujourd'hui. Une muse hurlait dans mon esprit, ma langue me trahissait et mon cœur s'était mis à battre la chamade, à chaque fois qu'il m'avait placé sous son radar. Autrefois, je n'avais jamais été aussi timorée quand mon écriture avait été le centre de l'attention. J'avais partagé sans hésiter mes œuvres à mon conjoint, j'avais présenté la plupart de mes manuscrits sans l'ombre d'un doute à des maisons d'édition reconnues tout comme j'avais fait face sans broncher à plusieurs centaines de fans durant toutes sortes de salons. Pourtant, aujourd'hui, j'avais l'impression de revenir à mes débuts, lorsque je manquai encore cruellement de confiance.
Plus que le sentiment étrange de redécouvrir ma plume, je craignais l'avis de Hope. Et si cela ne lui plaisait pas ?
Mais pourquoi donc cela m'importait-il tant ?
Ce n'était finalement qu'un individu parmi tant d'autres dans un monde vide de sens.
Néanmoins, sa présence définissait de nouvelles couleurs inattendues. Il parfumait mon quotidien fade d'un brin de bonté, d'un effluve d'attention, mais aussi d'un torrent de remises en question.
Hope n'était plus un personnage tertiaire de mon histoire. Il avait pris forme et il s'était désolidarisé du paysage. Désormais, il prenait vie de sa propre initiative.
Je n'en étais que plus effrayé.
Au plus profond de moi, je ressentais le besoin irrépressible de prendre les jambes à mon cou.
Le cliquetis de la porcelaine contre le bois coupa l'anxiété qui se formait dans ma poitrine. D'un noir intense, le café s'ajoutait à ma panoplie d'écrivain et me ramenait ainsi à mes folles années. Cette époque où tout coulait de source et où mon cœur n'était pas encore restreint par un étau effroyable.
Je le portais à mes lèvres en délaissant le sucre présenté à côté après avoir remercié Hope. Quand mes papilles frémirent sous l'amertume du breuvage, un soupir de satisfaction m'échappa.
— Ce goût m'avait manqué, confiais-je.
— Je ne me serais jamais douté que tu sois adepte de café noir. Tu es plutôt sucré, d'habitude.
— Eh bien... C'était la boisson préférée de mon mari et depuis qu'il nous a quittés, j'ai adopté cette sorte de rituel, bredouillais-je avant de m'interrompre et me ressaisir. Il semblerait que tu m'aies finalement percé à jour, lançais-je avec un sourire espiègle. Tu sais tout de mes sombres secrets maintenant. Je me rends !
Je levais les mains, feignant d'être pris en flagrant délit. J'étais conscient que je tentais de fuir une fois de plus le sujet de mon veuvage. Mais je n'étais pas prêt à lui dévoiler les profondes blessures qui m'accablaient. La mort de celui que je considérais comme mon âme sœur était encore bien trop récente pour parler de lui sans que mon estomac se retourne.
Pourrais-je y faire réellement face un jour ?
Cette idée était impitoyablement incongrue à cet instant. Mon pendule s'était remis en marche depuis quelques mois, mais malgré les secondes qui s'égrainaient, la page de notre histoire n'avait toujours pas été tournée. Dieu sait qui aux commandes, l'avait délaissé à la poussière ou aux vents et aux marées, de telle sorte que je ne pouvais ni l'oublier, ni me défaire de tout le chagrin, la colère et le ressentiment qui s'était installé en mon cœur.
Depuis, comme l'on revêt un masque, mes lèvres s'étiraient en longueur, mes pommettes se rehaussaient, ma voix prenait vie, mais mes yeux reflétaient impitoyablement ce vide terne qui m'habitait.
Néanmoins, Hope, comme doué d'un don du ciel, me perça à jour à nouveau. Il captura mes paumes et les maintint délicatement dans sa prise, les faisant redescendre contre le comptoir.
Son pouce se perdit alors en de douces caresses circulaires, tandis que son timbre mélodieux apaisa la houle qui hurlait en mon for intérieur.
— C'est un très bel hommage que tu lui rends et je trouve cela admirable. Ici, tu n'as pas à craindre tes paroles ou de tes émotions. Chacune d'entre elles est valide. Pour autant, si cela t'ennuie d'en parler, tu n'as qu'un mot à dire et je m'adapterai à toi.
Mon illusion s'estompa au fil de ses propos. Je laissais mon visage se marquer de chagrin et mon expression se modifia.
— Ils attendent tous de moi que je passe à autre chose, comme si tout ce que nous avions vécu n'avait jamais existé, admis-je. Ma famille et mes amis espèrent que je leur présente quelqu'un, ma maison d'édition me relance régulièrement dans l'espoir d'un manuscrit et mes fans ne comprennent pas mon absence. Dans tout ça, personne n'a pris le temps de me demander si j'étais prêt. Pour eux, tout semble si simple...
Un soupir m'échappa et mes épaules s'affaissèrent. Hope enserra ma main avec plus de vigueur et sa silhouette entière rayonna de compassion.
— Tu te sens prêt ?
— Je n'en suis pas sûr... Et même si je l'étais, jamais je ne pourrais le remplacer...
Je détournais les yeux, conscient du ridicule auquel je me livrai, assis devant lui, fragile, les paumes emprisonnées dans cette cage dorée, à dévoiler mon âme meurtrie.
— Bien.
Mes sourcils se froncèrent à son unique mot, mais son doigt s'accrocha à mon menton, le relevant, avant de glisser sa main contre ma joue. Par instinct plus que de raison, je me lovais contre lui, les paupières mi-lourdes, profitant de cette attention impromptue. Il me soutint avec assurance et je lui confiais une partie du malheur qui m'embarrassait.
— Personne ne te demandera jamais de le remplacer. Néanmoins, tu as le droit de prendre un nouveau départ.
Une larme silencieuse s'écoula et s'échoua sur ses phalanges.
— Michael, ton deuil est légitime et tu ne dois qu'à toi-même le temps de te rétablir. Certains le dépassent rapidement, quand d'autres n'y parviennent jamais. En veut-on au cygne dédié son existence à un unique partenaire ? Bien au contraire, nous l'érigeons en symbole de l'amour éternel. Alors qui sommes-nous pour prétendre avoir un regard sur tes sentiments ?
Aucune réponse ne me venait et j'avais la conviction qu'il n'en attendait pas. Plus que tout autre, il avait fait preuve d'une justesse et d'une sincérité à laquelle j'avais toujours rêvé d'être confronté. Je laissais l'écho sécurisant qu'il avait fait naître, pénétrer chacun de mes pores et m'emplir jusqu'à la moelle. Ce halo validant me revigora et m'aida à reprendre le contrôle de mes émotions.
Après m'être gavé de sa chaleur, je me retirai. C'est alors que je repris conscience de l'endroit où je me trouvais. Je me raclais la gorge et me reculai au fin fond de mon siège. J'observais à la hâte ma tasse presque vide. Seule une étudiante plongée avec sérieux dans son ordinateur en occupait un coin sombre.
Hope en profita pour disparaître sans un mot quelques secondes avant de revenir, un café gourmand à la main. Il déposa le plateau sur le comptoir et attrapa un tabouret pour s'installer face à moi.
— Et si tu m'en disais un peu plus sur tes idées en reprenant des forces ?