Mon sentiment de malaise perdura durant les longues minutes où je rangeai mes affaires dans les sacoches accrochées à la selle de mon cheval et à celle de mon accompagnateur. En plus des voyageurs et du couple Stoica, plusieurs autres personnes s’étaient rassemblées devant l’auberge pour nous regarder préparer notre départ. Plus d’une personne se signait ou priait. Les autres échangeaient des commentaires à voix basses. De ces ragots, je percevais toujours les deux mêmes mots qui revenaient encore et toujours : « Satan », « Enfer ». Plus je les entendais, plus je mourais d’envie de m’éloigner le plus possible de cette ville.
Certains tentèrent d’approcher M. Renfield, prenant soin de ne pas parler ma langue, pour le convaincre de ne pas m’accompagner « dans l’antre du démon ». Il en ignora la plupart et répéta aux autres qu’il n’y avait aucune raison de craindre le Comte. Je me fiais davantage à son jugement dans la mesure où il était habitué à faire la route entre ici et le château. Il devait certainement connaître son résident, là où la plupart des gens ici n’était peut-être jamais allé plus loin que le village voisin.
Après avoir remercié le couple Stoica pour leur amabilité, j’enfourchai mon cheval. Dans la mesure où je ne m’étais pas attendu à pratiquer l’équitation, mes vêtements actuels n’étaient pas les plus adaptés, néanmoins ils devraient faire l’affaire. Déjà juché sur le sien, M. Renfield donna le signal du départ dès que je fus installé.
Un sourire forcé aux lèvres, j’inclinais la tête en direction des habitants de Bistrita qui nous regardaient partir, tout en égrainant des chapelets.
J’attendis d’être suffisamment éloigné de la ville, avant de pousser un soupir de soulagement. Mon accompagnateur, qui chevauchait jusqu’alors devant moi, éclata de rire en m’entendant. Il ralentit l’allure afin de pouvoir continuer la route à côté de moi. Ses yeux pétillaient d’amusement.
— Je me disais bien que vous voudriez partir au plus vite.
— Au moment où vous êtes arrivé à l’hôtel, je songeai à vous rejoindre pour vous demander une carte de la région. J’étais prêt à faire le trajet à pied, avouai-je.
— Quel courage ! Mais je ne vous l’aurais pas recommandé. Voyez le temps que nous mettons déjà, à cheval. Sur vos deux pattes, vous en auriez eu pour bien plus longtemps !
Comme mon compagnon de voyage paraissait avoir la tête sur les épaules et tout disposé à bavarder, je m’autorisai à demander :
— Pourquoi cette peur du Comte ? Ils étaient tous si inquiets à l’idée que je m’en aille…
Un demi-sourire étira ses lèvres. Je me fis la réflexion que ce grand bonhomme était très séduisant lorsqu’il n’était pas en colère. Le teint basané, le regard vif et pétillant, il portait ses cheveux noirs librement détachés. J’estimai qu’il devait avoir à peu près dix ans de plus que moi. Il ne portait aucune alliance à l’annulaire droit.
— Vous, M. Harker, que savez-vous de lui ?
— Pas grand-chose, je le reconnais. Je sais que mon associé, M. Hawkin, a reçu une lettre de sa part, il y a six mois. Je l’ai rarement vu aussi heureux. J’ai compris qu’il avait déjà plus ou moins traité avec Monsieur le Comte, il y des années. Il m’en a dressé un élogieux portrait. Comme il n’est plus tout jeune, il m’a confié le dossier, non sans avoir demandé la permission au Comte au préalable.
Je me tus, n’ayant rien d’autre à ajouter.
Pendant quelques instants, je me perdis dans la contemplation du paysage vallonné. Collines et forêts se côtoyaient, partout où je posais le regard. Des fermes nichées sur certains sommets tenaient compagnie à des vergers colorés. Le chemin que nous empruntions était en suffisamment bon état pour avancer sans craindre de trébucher sur un nid de poule. En observant bien, j’apercevais les lignes tracées par les passages de la diligence, lorsque celle-ci était en état de fonctionner.
— Combien de temps restez-vous dans les Carpates ? s’enquit M. Renfield.
— Un mois. Mon associé m’a encouragé à prolonger mon séjour pour visiter les alentours. Le Comte a accepté sa requête de m’héberger pour toute la durée du séjour.
Nous étions en chemin depuis moins d’une demi-heure, pourtant je notais déjà la présence de croix un peu partout. Certaines, en fer forgée, se dressaient des socles de pierre. D’autres, en bois simple, avaient des allures d’épouvantails, plantées dans les champs. J’en vins à me demander si elles étaient là pour chasser les oiseaux ou autre chose.
— Vous n’êtes pas superstitieux, gloussa le cocher.
— J’ai pour principe de ne pas juger mon prochain, tant que je ne l’ai pas personnellement rencontré. Je connais aussi mon associé depuis ma plus tendre enfance, son avis compte pour moi et il ne m’a rien dit de négatif sur mon futur client.
Je m’abstins cependant de lui préciser que si M. Hawkin ne m’avait dit que du bien à son sujet, mon parrain, en revanche, s’était montré bien plus… sceptique.
Ma réponse lui plut. Il hocha la tête pour lui-même, avant de reprendre la parole :
— Si vous visitez un peu du pays, vous risquez de tomber sur des villages où vous serez confrontés à ces mêmes attitudes, si vous annoncez que vous êtes hébergé par le Comte. Soyez prudent dans vos paroles et prêt à vous enfuir si les choses tournent mal. La peur encourage parfois les gens à avoir des attitudes peu honorables.
— Mais pourquoi inspire-t-il cette crainte ?
— Superstitions, rumeurs, idées reçues… Les gens n’aiment pas ce qui sort de l’ordinaire. Vous réaliserez vite, en habitant au château, que votre quotidien pourrait parfois être un peu hors norme. Mais je puis vous jurer sur ma vie que le Comte ne sera pas votre ennemi, si vous n’en faîtes pas le vôtre.
Cette tournure de phrase me fit hausser les sourcils. Je notai au passage que si M. Renfield répondait sans hésitation, il ne m’avait pas, à mon sens, donné d’explications concrètes. Il ne m’avait ni expliqué en détail pourquoi le Comte était craint à ce point. Ni donné d’informations supplémentaires sur le « quotidien hors norme » mentionné.
Après quelques instants de silence à apprécier le vent qui glissait dans mes cheveux, je me risquai à le relancer :
— J’ai compris une partie de votre conversation, tantôt, avec les Stoica. J’ai entendu quelque chose d’étrange.
Il tourna la tête vers moi, sans m’interrompre, l’air davantage étonné que fâché. J’achevai, en espérant ne pas déclencher de colère chez lui :
— Mme Stoica a dit : « Le Comte ne l’aura pas, celui-ci… ».
M. Renfield acquiesça, sans masquer son étonnement.
— Vous avez appris notre langue, M. Harker ?
— Quelques rudiments, tout au plus ! Il paraît que le Comte parle anglais, néanmoins il me semblait logique d’apprendre sa langue natale, au cas où. Ne serait-ce que pour mieux m’immerger dans votre culture.
— C’est tout à voter honneur. Son précédent visiteur ne s’était pas donné cette peine.
Plus nous avancions, plus nous montions dans les hauteurs. Apparemment ravi de savoir que je faisais des efforts pour mon client, M. Renfield reprit :
— Ce visiteur était un clerc de notaire qui a également fait le voyage, depuis Londres. Si les gens d’ici ont toujours plus ou moins craint le Comte, ils en ont peur depuis qu’il y a eu une tragédie avec cet homme. Il s’appelait James Blackwood. Peut-être le connaissiez-vous ?
J’acquiesçai, tandis que nous dépassions une chapelle. En portant mon regard sur l’horizon, j’aperçu encore une croix, plantée sur le bord d’une autre route.
— Un peu, admis-je. J’ai eu l’occasion de faire sa connaissance et de le croiser, c’était un bon ami à mon parrain. Il a été bouleversé par sa mort.
Mon accompagnateur hocha la tête, compatissant, le visage assombri.
— Une véritable tragédie.
— Mais je n’ai jamais su ce qu’il s’était passé. J’ignorais même qu’il était venu ici ! Mon parrain m’avait dit qu’il était parti en voyage d’affaires, c’est tout ce que je savais. Pouvez-vous m’en dire davantage ?
Nous arrivâmes à un croisement. Face à nous, la route devenait plus incertaine et surtout beaucoup plus accidentée. Je doutais même qu’elle soit praticable. Elle était dans un tel état que je craignais que les chevaux se tordent les pattes. Soit ce chemin était très fréquenté autrefois, puis la nature avait repris ses droits, la faisant petit à petit disparaître, soit elle était si peu emprunté que seuls ceux qui s’aventuraient là avaient fini par créer un passage. Fort heureusement, je notais que les traces de la diligence ne s’y aventuraient pas, elles tournaient sur la route sablonneuse, à gauche. M. Renfield nous fit prendre cette même direction, non sans désigner l’étrange sentier.
— Le corps de M. Blackwood a été retrouvé là-bas, dans un village abandonné. Je vous prie, M. Harker, de ne jamais vous aventurer, de nuit, dans les Carpates. Et d’éviter les lieux abandonnés lorsque le soleil est couché.
— Dans la mesure où je ne connais pas la région, c’est une idée qui me paraît improbable !
Ma réponse spontanée le fit rire. Notre nouvelle route étant un peu plus stable, il claqua la langue, invitant nos montures à adopter une allure plus rapide.
— Votre prédécesseur n’était pas aussi avisé que vous ! Ne me veuillez pas si je parle en mauvais terme de votre compatriote anglais, mais il ne m’a pas laissé une bonne impression. Paix à son âme.
Je le rassurai d’un sourire, tout en prenant le ton de la confidence :
— Le peu de fois où je l’ai croisé, il ne m’a pas non plus fait bonne impression. Je le trouvais hautain et méprisant. Savoir qu’il n’a pas pris la peine d’apprendre un minimum les langues locales ne me surprend même pas de sa part ! Racontez-moi, M. Renfield ! Pardonnez-moi l’expression, étant donné notre conversation, mais nous avons du temps à tuer.
Mon trait d’humour le fit rire. Constatant que je n’allais pas prendre la défense de James Blackwood par élan de patriotisme, il parut se détendre.
— Comme vous, il avait rendez-vous avec le Comte, donc. Il est arrivé à Bistrita avec un jour d’avance et a voulu mettre ce temps à profit pour visiter les alentours. Pour éviter qu’il ne se perde, je l’ai accompagné et nous nous sommes rendus jusqu’au croisement que nous venons de passer. J’ai fait l’erreur de lui parler de Soristea, le village abandonné qui se trouve tout au bout du chemin que je vous ai montré. Les légendes locales disent qu’il s’agit d’un endroit hanté. C’est surtout une zone très dangereuse pour les chevaux et humains. Les maisons sont en ruines, certains pans de mur se détachent encore aujourd’hui, à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit, et peuvent causer de graves accidents. Les animaux sauvages ont pris possession des lieux. C’est un endroit propice pour qui croit aux histoires de fantômes, de sorcières ou de loups-garous. Les loups sont fréquents dans nos contrés, beaucoup traînent du côté de Soristea, il n’est pas rare de les entendre hurler. Parfois, on a aussi l’impression d’entendre des sifflements ou des cris qui proviendraient de cet endroit, alors qu’il s’agit simplement du vent qui siffle et passe d’une certaine manière entre les feuilles d’arbres.
Il s’interrompit dans son récit, le temps de s’humecter les lèvres. Captivé, j’attendais la suite. Mon cheval continuait d’avancer, à côté du sien, visiblement habitué à faire ce trajet. Mon accompagnateur n’avait même pas besoin de donner des instructions pour les guider, leur demander de ralentir ou d’aller plus vite. Ils contournaient d’eux-mêmes les obstacles comme les quelques branches tombées en travers de notre route et ralentissaient lorsque le terrain devenait plus glissant à cause de cours d’eau.
— Mais j’ai eu beau lui dire, comme à vous, qu’il y avait une explication rationnelle à tout, ce monsieur s’est mis en tête qu’il voulait absolument se rendre dans ce village pour l’exorciser.
Pris par son propre récit, M. Renfield leva les yeux au ciel, encore exaspéré par le souvenir qui existait dans son esprit.
— J’ai refusé, bien sûr ! Sans compter que la nuit n’allait pas tarder à tomber et que je ne voulais pas prendre le moindre risque. Ce bougre a tenté de me graisser la patte, je vous l’assure ! Mais je n’ai pas cédé, ah ça non ! Bon gré, mal gré, nous sommes rentrés à Bistrita. Il a passé la soirée à parler de Soristea. Vous avez pu vous rendre compte que mes compatriotes sont très superstitieux et, loin de calmer ses idées folles, ils l’ont entretenu en lui racontant des tas d’histoires stupides. Je vais vous faire un aveu, M. Harker, je n’avais pas grande hâte de le conduire, le lendemain, chez le Comte, je craignais qu’il ne me prenne la tête avec ces idioties. Lui-même n’appréciait plus beaucoup ma compagnie depuis mon refus catégorique.
Compréhensif, j’acquiesçai. J’avais de la chance de bien m’entendre avec lui, autrement le trajet aurait été très désagréable.
— Le lendemain matin, sa chambre était vide. Un mot laissé sur son lit indiquait qu’il était réveillé depuis bien avant l’aube et qu’il avait décidé de partir sans attendre pour se rendre chez le Comte. L’un de mes chevaux manquait à l’appel. Un autre mot, épinglé sur la porte de mes écuries, me prévenait qu’il me l’avait emprunté.
— Quelles manières ! m’écrai-je outré. Ce n’est pas une façon de faire ! Je n’ose imaginer le comportement qu’il a pu avoir avec le Comte, j’espère que ce dernier n’aura pas une mauvaise image de moi à cause de M. Blackwood.
— J’en doute. Surtout que le Comte n’a pas eu l’occasion de le rencontrer.
— Pardon ?! Mais il est parti en…
J’interrompis moi-même ma phrase en reliant les éléments du récit, puis fronçai les sourcils en comprenant.
— Il est allé à Soristea, n’est-ce pas ?
— Oui, mais nous ne l’avons pas su tout de suite. Son départ matinal était d’une impolitesse sans nom, sans parler de son vol dans mes écuries, mais avec une carte il était apte à faire le trajet seul. Ce n’était pas sans danger, mais j’avais envie de croire qu’il saurait se débrouiller. Nous avons compris que quelque chose ne tournait pas rond lorsque mon cheval est rentré, seul, au beau milieu de l’après-midi. Sa selle était de travers et il ne portait pas les bagages de M. Blackwood non plus.
Le temps devenait plus froid. D’ici, j’apercevais de la neige sur les sommets les plus hauts. Pour l’heure, nous n’en avions pas encore sur notre route, mais je ne doutais pas que, d’ici peu, le manteau blanc de dame nature serait bien plus présent autour de nous. Quant aux croix, nous en croisions déjà beaucoup moins.
— Sans perdre de temps, nous avons lancé des recherches, mais la nuit tombait vite en cette période de l’année. Nous sommes venus jusqu’à l’endroit où vous et moi nous nous trouvons actuellement, tout en fouillant les villages alentours, les champs…. Il reste encore pas mal de chemin jusqu’au château, mais pousser jusque là-bas aurait été trop dangereux en pleine nuit.
Je le croyais sans mal, avec le vent qui devenait de plus en plus frais. Dès le coucher du soleil, le givre et le verglas devaient prendre possession des lieux. En partant, j’avais retiré mon manteau pour le garder en travers de mes genoux, j’hésitais maintenant à le remettre dès à présent.
— Le lendemain, les gendarmes, alertés par le Comte, sont venus à Bistrita. Son invité n’étant pas du tout arrivé, il les avait prévenus. Avec leur aide, nous avons fouillé tout le chemin entre notre ville et le château, même le Comte s’est joint à nous ! Il n’y avait aucune trace de M. Blackwood. Je m’en veux, mais c’est seulement à ce moment-là que je me suis rappelé son envie de voir Soristea. Il avait très bien pu partir tôt, dans le seul but de faire un détour par le village abandonné, avant de continuer pour la demeure du Comte. Une attitude idiote, mais pas impossible. J’ai informé les gendarmes, ils sont aussitôt allés voir.
— Et ils l’ont trouvé, d’après ce que vous m’avez dit. Que lui est-il arrivé ? Une mauvaise chute ?
Le cocher secoua la tête en soupirant.
— On suppose une mauvaise chute, oui. Je vous l’ai dit, le terrain était accidenté. Les gendarmes l’ont trouvé, le crâne fracassé contre une pierre et égorgé par les loups. C’est malheureusement ce détail précis qui fait dire aux Stoica et aux autres que le Comte est responsable. D’après eux, il saurait parler à ces animaux et aurait le pouvoir de les contrôler.
— Mais cela n’a pas de sens ! Vous m’avez dit qu’il était clerc de notaire. Je suppose qu’il venait, comme moi, dans l’intérêt du Comte. Ce dernier n’aurait pas eu d’avantages à l’assassiner ?! Sauf si c’est bel et bien un démon de l’enfer et qu’il pensait que M. Blackwood comptait l’exorciser également durant son séjour.
J’avais prononcé cette phrase sur le ton de la plaisanterie, ce qui ne lui échappa guère. Il rit à nouveau.
— C’est là le souci, M. Harker. Certains disent que le Comte a des pouvoirs maléfiques et que c’est pour la raison que vous venez d’invoquer, qu’il a été tué. M. Blackwood comptait réellement exorciser le village. Avec son corps, les gendarmes ont trouvé du gros sel étalé en cercle, des bougies, de l’eau bénite, des crucifix, de l’ail, des pieux et j’en passe… Il comptait bel et bien réaliser un rituel.
J’ouvris la bouche, puis la refermais, n’étant pas sûr de savoir comment je devais réagir à cette information. Un tel attirail, dans les mains de James Blackwood ne me surprenait pas. Pas plus que son envie d’aller fourrer son nez dans un village soi-disant hanté ou maudit. Il avait manqué de prudence, il l’avait payé.
— Il n’a pas été possible de déterminer s’il a d’abord été attaqué par ces bêtes sauvages et s’est cogné la tête en les fuyant ou s’il a d’abord fait une chute fatale avant que son odeur ne les attire. Dans tous les cas, je peux jurer sur tout ce que vous voulez que le Comte n’a rien à voir là-dedans !
— Il n’a pas du tout de pouvoirs maléfiques ?
— Tout dépend de ce que vous appelez « maléfiques », mon jeune ami, répliqua M. Renfield en m’adressant un clin d’œil. Il n’ordonne pas aux loups de tuer les gens, mais il est vrai qu’il a pu dresser ceux qui évoluent autour de son domaine.
Incrédule, je le fixai sans savoir s’il était sérieux ou s’il plaisantait. Ceci dit, je savais que le château portait le nom de Farkasvar, qui signifie « le château du loup », depuis de nombreux siècles. La famille du Comte, les Dracula, y vivaient depuis d’innombrables générations. Imaginer qu’ils aient pu apprendre à dresser les loups du secteur et à se transmettre ce savoir de père en fils n’aurait rien de surprenant.
Le froid devenait plus mordant, la neige de plus en plus présente sur les bas-côtés. Confiant en ma monture, je ramassai mon manteau en travers de mes genoux et l’enfilait sans descendre une seule seconde.
— Vous avez l’air de le tenir en haute estime, commentai-je après plusieurs minutes d’un tranquille silence.
M. Renfield ne me répondit pas tout de suite, le regard perdu dans le lointain. Mine de rien, nous avions déjà bien avancé et le soleil commençait à décliner à l’horizon. Le paysage devenait plus sauvage. Les collines, bien que toujours présentes, cédaient la place à des pics de plus en plus escarpés. Les montagnes se rapprochaient.
— Oui, admit-il. Ma famille lui est redevable. Lorsque nous avons eu besoin d’aide, il nous a tendu la main, sans attendre quoi que ce soit de notre part. Si j’ai ce travail aujourd’hui, c’est grâce à lui, vous savez !
J’attendis d’en apprendre plus, impatient de l’entendre se lancer dans le récit d’une nouvelle anecdote, mais il n’en fut rien. Percevant ma déception face à son silence, il me sourit à nouveau.
— Assez d’histoire de ma part pour aujourd’hui, M. Harker. Peut-être vous parlerai-je de ma famille la prochaine fois que nous nous verrons. Vous serez bien obligé de passer par Bistrita lorsque vous repartirez en Angleterre. Attention, la route devient un peu plus dangereuse à partir d’ici, suivez bien mes pas !
De fait, le chemin était effectivement un peu moins stable et plus tortueux. Captivé par son histoire, je n’avais pas fait attention à notre route. Je savais seulement que nous avions croisé plusieurs carrefours et que ma monture talonnait la sienne sans hésiter, je n’avais pas du tout fait attention au chemin emprunté. Il n’y avait plus de traces de diligence, seulement des marques de sabots. J’en déduisis qu’il n’accomplissait pas le même trajet lorsqu’il montait à cheval et lorsqu’il conduisait plusieurs passagers à leurs destinations. Loin de m’en inquiéter, je me calai dans son sillage sans difficulté, tout en remontant le col de mon manteau.
Discuter n’était plus à l’ordre du jour, mais je profitai d’autant plus de la beauté de l’endroit, malgré l’obscurité croissante. Nous fûmes forcés d’adopter une allure plus modérée une fois le soleil disparu. Le givre apparaissait déjà et je regrettai de ne pas avoir emporté une couverture. La neige, elle, tapissait les champs, clairière et recouvrait les arbres, eux aussi de plus en plus présents.
J’entendis soudain un galop de pas feutrés non loin de nous. Plissant les yeux, je cherchai à discerner ce qu’il se passait lorsque la voix de M. Renfield s’éleva, assez forte pour que je puisse l’entendre :
— N’ayez crainte, M. Harker ! Ce sont les loups. Ils aiment accompagner les voyageurs. Ils ne vous feront aucun mal si vous ne faîtes rien de stupide. Ils sont simplement curieux. Les chevaux sont habitués à leur présence. Ne paniquez pas.
Le manteau blanc de la neige éclairait assez les lieux pour que je puisse effectivement distinguer un magnifique animal gris qui trottinait non loin de moi. Sa langue pendante alors qu’il me regardait me fit rire. J’avais surtout envie de descendre pour lui faire des câlins et lui gratouiller la tête.
— Aucune inquiétude, rassurai-je mon accompagnateur. J’adore les animaux.
Enfant, j’avais eu un chien loup avec qui je m’entendais très bien. Je l’adorai. Mon parrain m’avait forcé à m’en séparer, lorsque j’étais parti vivre chez lui, à la mort de mes parents. Lucy l’avait récupéré, pour ne pas qu’il soit abandonné. Me séparer de lui, ne le voir qu’une fois par semaine, le dimanche, avait été un vrai crève-cœur.
Le canidé s’arrêta finalement, puis renversa la tête en arrière et se mit à hurler. Un long frisson me traversa des pieds à la tête. Je n’avais encore jamais entendu le cri du loup. C’était merveilleux. Un appel au ciel et à ses congénères. Cet animal ne m’attaquerait pas, je le savais. Je le sentais. Il était bien trop heureux.
Nous avancions toujours. Des rochers déchiquetés ponctuaient notre route. De temps à autre, un loup surgissait sur le sommet de l’un d’eux, nous regardait passer, puis hurlait à son tour.
Incapable de résister, je sourirais d’une oreille à l’autre. Quelle expérience incroyable ! Quand je raconterai cela à Lucy, Mina, à M. Hawkin et à mon parrain ! Quoique… peut-être n’était-ce pas une bonne idée de les mentionner à ce dernier. Après ce qui était arrivé à M. Blackwood… Quelque chose me disait qu’il ne comprendrait pas, même si j’essayais de lui expliquer que les animaux n’attaquent pas sans raison. La mort de son ami l’avait mis en colère. Je l’avais rarement vu dans un tel état et j’avais préféré l’esquiver, encore plus que d’habitude, le temps qu’il s’apaise.
La plupart des animaux n’attaquent que s’ils se sentent en danger. Soit le clerc de notaire les avait provoqués. Soit il était mort en se cognant et, dans ce cas, la nature avait repris ses droits. Dans les ruines d’un village, un corps encore chaud ne pouvait être qu’un met appétissant pour eux.
Ravi, je tournai la tête, cherchant à deviner où allait surgir le prochain. A droite ? A gauche ? Bondissant sur un rocher ou jaillissant de derrière un tronc ? J’avais l’impression qu’eux aussi jouaient avec moi. Grâce à la neige blanche, je pouvais plus facilement distinguer leurs silhouettes sombres qui se détachaient, ainsi que quelques caractéristiques selon s’ils avaient des taches plus ou moins claires sur leur pelage. Plusieurs jappèrent en battant de la queue, puis coururent se cacher. Ils ressortaient de leur cachette, d’un agile bond, pile au moment où je passais à leur niveau. Puis ils recommençaient. Les autres se contentaient de nous accompagner un peu, puis de s’arrêter au bout d’un moment. A chaque arrêt, ils hurlaient, formant bientôt un chœur qui se répondait dans la nuit.
Le temps passa bien plus vite en leur compagnie, même si je remarquai que mon accompagnateur jetait parfois des coups d’œil étonné aux animaux, comme si quelque chose n’était pas comme d’habitude.
Alors que nous nous engagions dans une forêt, il me lança par-dessus son épaule :
— Vous avez de la chance, c’est la première fois qu’ils sont aussi joueurs !
Les arbres étaient si serrés, avec des branches en arche de chaque côté du sentier, qu’on aurait dit que nous nous étions engagés dans un tunnel. Nos compagnons poilus continuaient de nous accompagner. Lorsque je regardai à mon tour derrière moi, je réalisai que plusieurs nous suivaient en trottinant joyeusement.
Il s’agit du 1er jet. La version corrigée et définitive sortira en Ebook et Papier en 2026.