À l’aube de ce Cinquième Jour, les sept archanges s’étaient réunis à la demande de leur adelphe Michel. Celui-ci tardait à arriver, pour peu que les notions de retard et d’avance aient un sens, dans la félicité éternelle du Paradis. Assis sur les moelleux nuages, Raphaël, Uriel et Ramiel discutaient passionnément des liens entre leurs Vertus. Plus haut, Reuel jouait de la harpe en chantonnant, faisant danser Gabriel et Haziel dans les airs. À l’écart des autres, Sariel écrivait un psaume.
La lumière qui les entourait s’intensifia encore, signe que le Prince de la Foi était arrivé.
— Mes adelphes, je vous présente Lucifer, Étoile du Matin devenu ange Porteur de Lumière, selon Sa volonté.
Tous s’interrompirent dans ce qu’ils faisaient, tandis que Michel s’écartait pour permettre à Lucifer de s’avancer. Haziel, qui avait sa main sur la taille de Gabriel, le lâcha. Drapé dans l’entièreté de son éclat, couronné de gloire parmi les astres du Firmament, de minuscules astres nageant dans le bleu de ses iris, le Porteur de Lumière avait toute l’immensité du Ciel dans ses yeux.
Comment ne pas tomber devant eux ?
***
Au milieu de ce Cinquième Jour, Lucifer avait été béni d’une paire d’ailes supplémentaire, faisait du plumage dans son dos la plus fastueuse des capes. Il contemplait le Soleil se coucher, assis sur le toit de la plus haute tour du Sanctuaire, songeant que jamais plus il n’en annoncerait le lever. Dans un bruissement de plumes, un des archanges vint se poser à ses côtés. Les reflets dorés capturés du coin de son œil lui indiquèrent qu’il s’agissait du Prince de la Paix. Ensemble, ils virent le jour faire place à la nuit. L’Obscurité n’était jamais totale au Paradis. Mais les astres y étincelaient tout de même.
— Ça ne te manque pas, de ne plus être parmi elles ? lui demanda subitement Haziel, de cette voix qui lui rappelait le chant des étoiles. Lucifer n’osait pas tourner la tête de son côté, de crainte de rompre le fragile équilibre de ce moment.
— Non, mon Prince. Je les entends encore chanter.
— Appelle-moi Haziel. Ne sommes-nous pas tous égaux devant Sa Déité ?
Il devina que lui ne se gênait pas pour l’observer en souriant. Il se résolut à faire de même. Et il se retrouva prisonnier de son regard, contraint à plonger dans l’or sans fond de ses yeux, aussi mouvant que liquide, et chaque rayon de Lune y révélait une nouvelle nuance de son âme.
Comment ne pas chuter pour eux ?
***
Au crépuscule de ce Cinquième Jour, les archanges n’étaient plus huit, mais neuf. Au pied du Sanctuaire, devant tous les anges du Paradis, entourée de ses Princes, se tenait, agenouillée, l’ancienne Étoile du Matin, auréolée de la plus divine gloire qu’On pouvait lui accorder. Flamboyant de fierté, Michel imposa ses mains sur les tempes de Lucifer.
— Sa Déité a proclamé une nouvelle Vertu, celle de la Connaissance, et a fait de toi son archange. Que Sa volonté soit faite, sur la Terre comme au Ciel.
Lorsqu’il les en retira, une paire d’ailes ornait le front de celui qu’il avait guidé jusqu’à ce moment. Au-dessus d’eux, les angelots lançaient des pétales de toutes les fleurs du monde. Impulsés par Raphaël et Gabriel, les chœurs célestes se mirent à chanter. Michel tendit la main à celui qui était désormais son égal.
— Relève-toi, Porteur de Lumière. Que le Paradis célèbre son neuvième Prince.
Lucifer la saisit. Debout, la première chose qu’il fit fut de chercher Haziel. L’archange de la Paix chantait avec les autres. Leurs yeux se croisèrent et un tendre sourire fut échangé. Michel ne rata rien de cela. Il prit le Porteur de Lumière dans ses bras dans une étreinte fraternelle, mais ce fut un avertissement qu’il lui murmura à l’oreille :
— Plus que jamais, ton adoration et ta dévotion envers Sa Déité doivent être totales. Ne laisse rien, ou personne t’en détourner. Pas même nos adelphes.
***
Dans la nuit qui liait le Cinquième au Sixième Jour, une lumière claire et vive s’éleva de la Terre. Haziel, du haut de son nuage, fut le seul à la voir. Elle l’attirait inexplicablement. Il descendit vers elle, atterrissant en plein Jardin d’Éden, dont aucune créature ne foulait encore le sol. Ça changerait très bientôt. C’était la tâche suivante à laquelle On souhaitait s’atteler.
Avec délicatesse, Lucifer était en train de réparer une branche de pommier abîmée par le vent, sur laquelle était perchée une chouette.
— Je ne pensais pas trouver quelqu’un ici cette nuit. Les créatures terrestres n’arriveront que demain.
Après une dernière caresse sur la tête de l’oiseau, le Prince de la Connaissance se retourna. Il n’était pas surpris de voir Haziel. Il était en train de penser à lui, comme bien souvent.
— Je profite une dernière fois du Jardin. C’est si tranquille et vide ici.
— N’as-tu pas hâte de découvrir Ses nouvelles œuvres ? demanda l’archange de la Paix en s’approchant de lui.
— Toujours. Comment ne pas être excité, quand la Création va devenir encore plus grandiose ? — Lucifer cueillit un des lourds fruits rouges, pour le lui tendre. — Veux-tu une pomme ? Elles sont meilleures que celles du Paradis.
Haziel avait du mal y croire. Ses yeux s’arrondirent de surprise lorsqu’il croqua dedans. À la réflexion, il n’avait même jamais rien goûté d’aussi bon.
— C’est vrai qu’elles sont délicieuses. — Il la tendit à son camarade archangélique, qui la refusa d’un signe de tête. — Je n’ai pas encore l’occasion de te féliciter, Prince Lucifer.
— Avec Michel pour me guider, ce n’était qu’une sinécure.
— Ne lui dis surtout pas ça, il va te gronder pour ton orgueil.
Lucifer le mira rire. Il sut soudain ce qu’il devait, et allait faire. S’il ne trouvait pas le courage lors de cette nuit où il était encore nimbé de la grâce qu’On lui avait accordée, il ne le trouverait jamais. Il tendit la main vers le visage de l’autre archange, la posant sur sa joue, comme il en avait tant rêvé. Ses doigts en caressèrent la peau, aussi veloutée qu’une pêche.
— Tu es sublime quand tu ris.
Du bout de l’auriculaire, il vint cueillir une goutte de jus de pomme qui s’était attardée au coin de sa lèvre. Le rire de son coprince se coupa, la pomme qu’il tenait tomba au sol. De son regard doré et limpide, il l’interrogeait, attendant une suite qui ne tarda pas à venir.
— Je t’aime Haziel. Pas comme j’aime nos adelphes les anges, mes sœurs les étoiles, ou même Sa Déité. Non, je t’aime d’un amour aussi pur que l’or de tes yeux, aussi lumineux que les aubes du Paradis, et aussi absolu que la course du Soleil dans le Firmament.
Il retira sa main, voyant ses larmes monter. Il en fut plutôt affligé. C’était peut-être la première déclaration d’amour de l’histoire – Lucifer l’ignorait, mais Lilith l’avait devancé auprès d’Asmodée – et il venait de la rater lamentablement. Pourtant, combien de fois n’avait-il pas répété tout ce qu’il voudrait lui dire, si l’occasion se présentait ? Il ne lui avait même pas dit tout ce qu’il aimait chez lui, ses grandes qualités, mais aussi ses petits riens qui le rendaient heureux juste à les voir. Mais, aussi, au fur et à mesure qu’il parlait, il s’était rendu compte qu’aucun mot existant ne pouvait rendre honneur à ce qu’il ressentait pour lui. Il conclut donc simplement, écartant les mains.
— Je sais que je ne dois pas ressentir cela. Mais j’aurai l’impression de te mentir, et de me mentir si je te le cachais. Et je ne mentirais pas sur ce que je suis, encore moins à toi.
Haziel pleurait pour de bon maintenant. Silencieusement, les larmes ruisselaient. Lucifer se rappela des paroles que Michel avait chuchotées plus tôt à son oreille. Et soudain, il fut pris d’un affreux doute. Était-ce si anormal d’aimer un autre ange ainsi ? Avec ses sentiments qui n’avaient pas lieu d’être, venait-il de briser la confiance et l’affection que l’archange avait en lui ? Une telle pensée lui était insupportable. Il attrapa ses mains.
— T’ai-je blessé ?
Haziel secoua doucement la tête. Et lorsque Lucifer voulut retirer ses mains des siennes, il les serra pour les garder. Il avait besoin de temps afin de remettre ses idées en place, un temps qu’il n’avait pas pendant que le Joyau du Paradis, comme les anges se plaisaient à l’appeler avec admiration, le dévisageait avec tant de peur et de tristesse sur le visage. Il dut inspirer plusieurs fois pour réussir à répondre sans hoqueter.
— Pardon, c’est la première fois que quelqu’un me dit des mots aussi beaux. Ça me fait brûler si fort ici… — Il toucha sa poitrine, là où Lucifer savait que se trouvait l’équivalent du noyau des étoiles. — ... Que ça en ait douloureux. Et pourtant, j’échangerai cette douleur pour rien au monde, tant elle me rend heureux. — À travers ses larmes, il souriait, et son sourire implorait son approbation. — Est-ce que tu ressens pour moi ? Est-ce ça, l’amour que je ressens pour toi aussi ?
Suivant une impulsion venue d’On savait où, Lucifer posa ses lèvres sur les siennes. Ce fut un premier baiser qui n’en avait pas encore le nom, maladroit et mouillé, avec un goût de pomme et de larmes. Il fut suivi d’autres. Leurs mains se séparèrent pour mieux se retrouver sur leurs corps. Elles essuyèrent les pleurs, se perdirent dans leurs cheveux, puis entre leurs plumes. Les ailettes de leur front se frottaient à chaque nouveau baiser, et ils s’enveloppaient de plus en plus de leurs ailes, se créant un cocon où rien d’autre n’existait qu’eux deux.
Soudain, Lucifer s’enhardit encore. Une de ses mains s’était glissée sous le col de sa tunique, caressant le torse de Haziel. Celui-ci gloussa de surprise d’être chatouillé ainsi. Le Prince de la Connaissance recula à ce bruit inattendu. Son amour le fixait, les yeux plus étincelants que jamais, plumes ébouriffées et cheveux en pagaille, sa bouche rouge et humide de leurs baisers, sa poitrine se soulevant et s’abaissant rapidement. Lucifer déglutit.
— Que fais-tu ? sourit Haziel.
— Je l’ignore. J’ai... envie de te toucher.
Il en était le premier surpris. C’était un désir qui embrasait tout son corps jusqu’à lui embrumer l’esprit. Un désir n’ayant définitivement rien de stellaire ou d’angélique. Était-ce cela que l’On appelait tentation ? Car si c’était le cas, il comprenait ce que cela avait d’effrayant. Y succomber serait si agréable et facile.
Quant à Haziel, il n’hésita pas une seule seconde. Sans pudeur, il fit lentement glisser sa tunique le long de ses épaules, puis de ses bras, et enfin, du reste. Il souriait toujours.
— Je crois que j’ai envie que tu me touches aussi.
***
En plein matin de ce Sixième Jour, trois des Princes ont la discussion la plus violente que le Ciel ait connue jusqu’alors.
— En tant qu’archange, nous devons être des parangons de Vertus pour nos adelphes. Et tu es plus ancien que Lucifer. Tu dois le guider, et non l’égarer, rappelait Michel parmi les nuages.
— Nous avons déjà eu cette discussion. Notre Amour doit briller pour Sa Déité, tout comme notre Amour doit éclairer toute Sa Création. Il ne doit pas être le privilège égoïste de quelques-uns, renchérit doucement Raphaël.
— C’est vrai. Nous avons déjà eu cette discussion. Et je suis toujours en désaccord avec sa conclusion. Chaque Jour qu’On fait, je vois la lumière de Lilith pâlir. Pourquoi être parfaits, si nous devons nous renier ? rétorqua Haziel, seul face aux deux autres.
Le peu de tolérance qui restait chez le Prince de la Foi partit en fumée. D’énervement, le battement de ses ailes provoqua des bourrasques.
— Nous devons être parfaits parce que nous existons grâce et pour Sa Déité. Notre perfection est Sa Gloire. Si les archanges eux-mêmes l’oublient, les autres anges suivront, et nous serons tous perdus. Ta conduite menace l’Ordre établi.
— Tu es le Prince de la Paix, Haziel. Toi plus que personne, tu devrais te garder d’apporter la discorde au Paradis.
L’archange les scruta, l’un et l’autre. Le flamboiement dans les yeux de Michel, la peine qui se lisait dans ceux de Raphaël. Il y a des sujets sur lesquels il ne saurait jamais s’entendre avec ses adelphes. C’était ainsi.
— J’existe pour servir Sa Déité. Mais j’existe aussi pour voler, et j’existe pour aimer Lucifer.
Un silence interdit accueillit d’abord ses paroles. Dans son fourreau, l’épée du Général du Ciel brûla. Les trois le virent. Le Prince de la Charité fit un pas en avant, tendant le bras pour garder Michel derrière lui. Celui-ci tonna plus qu’il ne parla.
— Tu voles dangereusement près du blasphème, Haziel. Prends garde à ne pas te brûler les ailes. Et à n’entraîner personne dans le brasier.
— Par affection et respect envers toi, nous ferons comme si ces mots n’avaient jamais été prononcés. Je prierai pour Lucifer et toi, pour Lilith et Asmodée, et pour tous ceux qui se sont éloignés du droit chemin, afin qu’On vous éclaire de Sa bienveillante Lumière.
Sur ses mots, Raphaël entraîna Michel à sa suite. Ils volèrent vers le Prince de l’Espérance, qui les attendait plus loin. Les yeux de Gabriel croisèrent ceux de Haziel. Le Messager détourna le regard.
***
En pleine fin de ce Sixième Jour, les humains furent. D’abord un homme, Adam, dont le nom rappellerait éternellement qu’il avait été modelé de la terre rouge du Jardin d’Éden. Puis une femme, Lilith, nommée d’après le premier ange. Derrière Haziel, le concerné ne semblait guère sensible à cet honneur. Des cieux, il observait tristement les deux êtres qui se découvraient. L’Humanité était la Création de Sa Déité la plus aboutie, faite à Son Image. On leur offrait le Jardin et tout ce qui y subsistait. Elle était destinée à vivre une félicité éternelle sous la protection de Ses anges, à chanter Ses louanges de toute leur âme, cet incommensurable don qu’On n’avait fait à aucune autre de Ses créations. Du moins, c’est ainsi que les archanges l’expliquèrent aux séraphins.
Lucifer, contrairement à son habitude, ne disait rien. Pour la deuxième fois de son existence, les mots lui faisaient défaut. Rien n’aurait pu exprimer le dépit qui avait pris forme au sein du Prince de la Connaissance. Le Ciel disait de lui qu’il était le Joyau du Paradis. Mais il n’était rien, comparé à la magnificence de la Terre, de sa faune et de sa flore, où tout avait été pensé jusqu’au moindre détail pour fonctionner dans la plus pure harmonie. Et cette beauté ne serait au service que d’une seule espèce ? Ce parfait chef-d’œuvre, pour des créatures imparfaites, qu’il devrait servir éternellement ? Lucifer dévisagea Haziel. L’archange de la Paix se taisait aussi, fixant un point invisible devant lui, les mâchoires crispées. Azazel, ancien séraphin de Gabriel devenu séraphin de la Connaissance, prit la parole à la fin. L’incompréhension se lisait sur son visage.
— Si l’Humanité n’existe que pour glorifier et servir Sa Déité, quelle différence avec nous ?
Lilith devança toute réponse des archanges. Jusqu’à aujourd’hui, l’acrimonie n’avait pas eu sa place au Paradis. C’était chose révolue.
— Eux ont la chance de pouvoir s’aimer.
— Lilith.
Haziel ne tourna pas la tête vers lui ni ne haussa sa voix, pleine d’une amère résignation. Son séraphin se tut. C’était assez. Dans le silence qui suivit, Lucifer se leva. Il partit sous les yeux de toute l’assemblée. Dans son regard, s’était allumée l’étincelle de la révolte.
***
Au Septième Jour, On se reposa. Les anges ne purent en dire autant. La paix du Paradis n’était plus que de façade. Sous les chœurs célestes, se disaient les messes basses. La méfiance se répandait, marée noire engluant tout, les dissensions étaient de plus en plus fortes. Les anges étaient nés de Sa Lumière et connaîtraient à ses côtés une éternelle félicitée, les anges existaient pour exercer Son ineffable Volonté, et cela était très bon. Les anges n’étaient plus Sa plus belle œuvre, ni même Sa préférée, les anges n’existaient que pour une éternelle servitude, et cela était très cruel. La création de l’Humanité avait été le feu qui avait allumé l’incendie, auquel les archanges assistaient, impuissants. Pour la plupart du moins.
Haziel contemplait la Mer de Nuages. En dessous, il y avait le Jardin d’Éden, mais il ne voulait pas le voir pour l’instant. La plage du Ciel était un des derniers lieux calmes, par sa faute. Il était le Prince de la Paix, et pourtant, il était incapable de la protéger. Pas quand, en son noyau de lumière, il ne pouvait que se sentir du côté des dissidents. Un battement d’ailes très familier se fit entendre dans son dos.
— C’est donc ici que tu te caches, mon doux archange.
Lucifer atterrit derrière lui. Ils s’étaient peu vus ces derniers temps, et leurs rencontres cachées n’avaient plus la légèreté des premières fois. Le Prince de la Connaissance lui cachait ses projets, Haziel faisait mine de les ignorer. Car lorsqu’ils en parleraient, ce qui finirait par advenir ne serait plus possibilité, mais réalité. L’archange ne se retourna pas.
— Je ne me cachais pas. Je réfléchissais.
— À quoi ?
— À avant. À la joie que je ressentais à voir l’univers naître, à prendre part à tout ça. Tout était si simple, si parfait. Et maintenant…
Lucifer avait avancé jusqu’à ses côtés. Il resta debout, contemplant à son tour l’immensité devant eux.
— Et maintenant, rien ne sera plus jamais comme avant. C’est le propre de la vie, Haziel, tout évolue sans cesse. Seule la perfection reste figée. On nous a voulu parfaits, mais la perfection est mort. Et nous méritons de vivre.
— Je sais ce que tu fais, Lucifer. Je sais d’où viennent les mots qui attisent la révolte. Les autres archanges doivent s’en douter aussi.
L’ancienne étoile soupira. Elle était au centre de la discorde qui s’était abattue sur le Paradis. Chuchotant d’une oreille à l’autre ses folles idées, les propageant tel un vent que rien ne saurait arrêter, pas même la Foi du général des légions célestes. Nombreux étaient ceux qui, pour une raison ou une autre, refusaient désormais l’existence qu’On leur avait promise.
— Tu le sais, mais tu ne fais rien pour m’en empêcher.
Il y eut un silence, à peine troublé par le murmure de la brise poussant les nuages.
— Que vaudrait une Paix bâtie sur notre malheur ? finit par souffler Haziel.
Si Lucifer était parti, lors de leur dernière assemblée, c’était parce qu’il savait que jamais son amour, de lui-même, ne mettrait en danger la Paix au Paradis. Quitte à en souffrir et à faire souffrir Lilith, Asmodée et tous les autres. Ce n’était pas une option pour Lucifer. Et maintenant, il le mettait devant le fait accompli, pour lui épargner la souffrance d’avoir à faire le choix de sacrifier la Paix. Elle le serait dans tous les cas. Ils renverseraient l’Ordre établi, avec ou sans lui. Il s’asseya à ses côtés. Sa détermination n’empêchait nullement la tristesse. À la fois de ce qu’ils allaient devoir faire et de ce qu’il allait le contraindre à faire.
— On ne nous permettra jamais de déployer librement nos ailes. Et nous ne permettrons pas que l’On continue à nous les clouer ainsi. Nous nous envolerons, quel qu’en soit le prix à payer.
Sous la douceur de sa voix, Haziel se mit à pleurer, à petits sanglots qui secouaient son corps et étranglaient presque ses paroles :
— Et ce prix sera la guerre, pas vrai, Luci ? La mort et la douleur de nos adelphes, jusqu’à ce qu’ils plient. Et Michel ne pliera jamais.
Amoureusement, Lucifer essuya de son pouce une des larmes qui coulait sur sa joue.
— J’aurai voulu qu’il en soit autrement, mon doux archange. Crois-moi.
Toutefois, il y avait des choses qui ne pouvaient être arrachées qu’en se battant. Haziel se leva. Qu’On le pardonne pour ça, mais bien qu’il en soit le Prince, il ne pensait pas qu’une Paix ne profitant qu’à une moitié d’entre eux méritait d’être protégée à tout prix. Et parce que lui aussi voulait cette liberté, il ne laisserait pas Lucifer se salir les mains seul pour la leur obtenir. Ses ailes seraient également éclaboussées de sang. Il s’envola au-dessus de la Mer. Il inspira profondément en l’admirant une dernière fois, pour emmener avec lui le souvenir de sa beauté, de son odeur et de sa quiétude. Il se tourna ensuite vers lui :
— Qu’il en soit ainsi. Nous deviendrons des fratricides, et nos adelphes psalmodierons sur notre trahison.
— Mais jamais plus nous n’aurons à nous soumettre.
Devrait-il vivre encore dix mille jours ou mourir demain, jamais Lucifer n’oublierait la vision de Haziel flottant au-dessus des nuages chatoyant de toutes les couleurs du spectre de la lumière. Dans son dos, le Soleil faisait étinceler l’or de ses ailes. Et sur ses joues glissaient ses larmes silencieuses, tombant goutte par goutte dans la mer.
***
La nuit amenant au Huitième Jour, ils la passèrent nus, enlacés dans le lit de Lucifer. Ils s’y étaient étreints plusieurs fois, avec une si grande urgence de sentir l’autre en vie contre lui, et une telle tendresse que le mot avait dû être inventé pour eux.
En silence, chacun priait, en sachant qu’ils n’en avaient plus le droit, pour que demain n’arrive pas. Ils ne se parlèrent pas beaucoup au début. Puis, tandis qu’ils admiraient les étoiles au-dessus d’eux, blottis mutuellement dans leurs ailes, ils se mirent à rêver de ce qu’ils feraient, de cette foutue liberté. Lucifer voulait explorer l’univers jusqu’à ses confins, l’observer sans plus s’en mêler. Haziel souhaitait guider les créatures de Sa Déité, pour qu’elles révèlent leur plein potentiel en toute sérénité. Tous les deux aspiraient à trouver un endroit qui n’appartiendrait qu’à eux, où ils pourraient vivre et s’aimer. Et aussi, ils désiraient voler autour du monde avec Lilith et Asmodée, Azazel, et tous ceux qui les suivraient. Aucun ne parla de ce qu’ils allaient devoir faire pour cela, ou de ce qu’à la fin du Huitième Jour, ils seraient peut-être tout simplement morts. Ils finirent par se taire à nouveau, jusqu’à ce que le Ciel, indifférent à leurs muettes demandes, s’éclaircisse pour un nouveau Jour.
Ils ne moururent pas, et leur amour traversa les âges. Mais tous ces rêves, susurrés sous le secret de la nuit, se dissolurent, dans la poussière de la Terre et les flammes de l’Enfer.