Au pied du palazzio, le Prince Déchu et le Diable attendaient en regardant le ciel nocturne. Ou plutôt, Haziel observait du coin de l’œil Lucifer, qui contemplait les étoiles comme s’il voulait graver chacune d’entre elles dans ses rétines. Il lui avait confié, une nuit, il y a de cela si longtemps, que les étoiles aussi chantaient en une perpétuelle mélodie qu’elles étaient les seules à entendre. Et que lui-même, s’il les percevait encore, car il savait quoi écouter, ne les comprenait plus. Lucifer n’avait jamais montré l’ombre d’un regret d’avoir quitté le Firmament pour les chœurs angéliques. Haziel doutait qu’il en ait eu un jour. Pourtant, du fin fond de l’Enfer, ses vieilles amies devaient lui manquer, tout comme il avait eu l’air un peu triste, cette nuit-là, en murmurant ce secret.
Se sentant observé, Lucifer tourna la tête vers l’archange.
— Venus est-elle toujours ton astre préféré ?
Haziel approuva d’un hochement du menton, un sourire amusé flottant au coin de ses lèvres. Satan en fut fort satisfait et ne chercha pas à le cacher.
— J’ai beaucoup de compassion pour les autres. Ne pas être l’élu du plus bel être de la Terre…
L’archange déchu lui envoya une chiquenaude dans l’épaule, provoquant chez lui une sincère indignation.
— Viens-tu de faire une pichenette à Satan l’Infernal Monarque, Prince du Huitième Cercle, archidémon de la Vaine Gloire, Mal incarné et Diable parmi les démons ?
— Oui.
Haziel recommença.
— Eurk. si vous pensez que je suis un gamin, flirtez pas devant moi !
Ils se retournèrent. Sacha descendait les quelques marches du palazzio. Ayant compris qu’ils allaient s’attaquer à quelque chose de plus dangereux que quelques cultistes énervés, il s’était équipé en conséquence. Son long manteau de cuir noir dissimulait le fourreau de sa dague. Satan claqua sa langue avec dédain, mécontent d’avoir été interrompu.
— Il est vrai que c’est bien là une réaction digne d’un enfant.
Sacha leva son majeur pour toute réponse, avant de se placer d’autorité entre eux deux.
— N’as-tu jamais été amoureux ? sourit doucement Haziel.
— Non. Pas le temps, répondit le dhampire avec un haussement d’épaules.
— Pas le temps pour l’amour. Et quand l’auras-tu, si ce n’est maintenant, quand ta vie n’est que possibilités ? rit Satan, railleur.
Sacha se rembrunit. Cependant, il choisit d’être mature pour une fois et de ne pas l’envoyer se faire voir très loin. Haziel demanda, encore :
— As-tu au moins une étoile préférée ?
— Ce n’est pas vraiment une étoile, mais j’aime bien la Lune.
— Original pour un bâtard de Mammon.
En voyant Lucifer s’esclaffer ainsi, Sacha grogna. Ainsi, il avait le même air mécontent que les chats lorsque Haziel arrêtait de jouer avec eux. Celui-ci ne put se retenir de rire. Voyant qu’il s’y mettait aussi, le dhampire soupira profondément. Des fois, il trouva ça dur d’être un plutôt que deux.
— Vous connaissez la légende du Lapin sur la Lune ?
Les deux s’arrêtèrent. Ils se regardèrent, avant de secouer la tête devant leur méconnaissance commune. Même l’ancien archange de la Connaissance ne pouvait pas connaître toutes les fantaisies des humains. Sacha pointa la Lune du doigt. Malheureusement, elle n’était pas pleine, ce qui ne l’empêcha pas de raconter :
— C’est une légende japonaise. Une de leurs divinités était descendue sur Terre sous la forme d’un vieil homme. Il avait faim et il demanda à tous les animaux de la forêt de lui rapporter quelque chose à manger. Le lapin ne trouva rien à lui offrir, alors il se sacrifia pour que le vieil puisse le nourrir de son corps. La divinité, touchée par son sacrifice, le ressuscita et l’envoya vivre sur la Lune. Depuis, on peut voir à chaque pleine lune le Lapin battre le riz pour faire des mochis. Ce sont des petites boules élastiques et colorées, c’est marrant à manger.
Avec ses mains, il mima une de ces petites pâtisseries nippones. Lucifer songea que Belzébuth devait connaître, mais il préférait s’arracher une aile plutôt que de lui demander. Haziel nota dans un coin de sa tête d’en chercher pour Sacha, lorsque tout cela serait fini. Il le méritait bien, pour l’aide apportée.
— Mon frère adore tout ce qui est sucré et quand il a entendu cette histoire, il s’est mis en tête de savoir faire des mochis aussi bons que ceux du lapin de la Lune, et je suis sûr qu’ils sont encore meilleurs maintenant. Donc, ouais, Lulu, j’ai jamais été amoureux, mais j’adore mon frère plus que tout, et il me manque beaucoup. Et c’est peut-être un cliché pour une créature de la nuit d’aimer la Lune, mais elle me rappelle Kecha.
Lucifer eut un rictus, mais il ne le reprit pas sur le surnom. C’était de bonne guerre. Les deux gardèrent un moment le silence. À vrai dire, ils se sentaient un peu honteux d’avoir ri. Enfin, Haziel surtout, même si pour le Diable, un peu de honte était déjà bien trop pour lui. L’archange déchu finit par reprendre la parole, un doux sourire sur ses lèvres.
— J’aime Vénus pour la même raison.
Lucifer les regarda. Il souffla. Pour ce soir, il pouvait bien se laisser aller aussi à un peu de niaiserie.
— De l’Enfer, nul astre n’est visible. Mais du balcon de ma chambre, je peux apercevoir des cascades d’or liquide.
Il sourit tendrement à Haziel. Quant à Sacha, il continuait de d’admirer la Lune, savourant la quiétude rare du moment. Le taxi devant les mener à l’aéroport s’arrêta devant eux. Il leva le poing en l’air.
— C’est parti pour botter des culs !
— Sacha, le reprit Haziel, désapprobateur.
— Okay, un seul.
Lucifer éclata de rire. Il frotta la tête du garçon, défaisant sa queue parfaitement réalisée.
— J’ai si hâte de t’accueillir en Enfer.
Le dhampire se recoiffa en grommelant.
C’était la deuxième fois en deux jours que Sacha montait dans un jet privé. Et si la première fois, il avait été trop concentré à écouter ce que lui expliquait Haziel sur la raison de la présence du Diable sur Terre pour en profiter pleinement, il ne s’en priva cette nuit. Après avoir testé tous les sièges, posé 1001 questions au pilote – un ange déchu certainement pas assez payé pour ça – goûté le champagne dès que Haziel se fut endormi, et vu les deux derniers Marvel en expliquant absolument tout ce qui se passait à un Lucifer plus si certain que ça de vouloir le supporter à sa mort pour une éternité, Sacha s’assoupit enfin.
L’atterrissage de l’avion coïncida avec l’arrivée de l’aurore. Sous la pâle lueur du soleil levant, la si bien surnommée Ville du péché ne paraissait pas aussi effervescente que ce que le dhampire avait pu en voir au cinéma ou sur des photos. Ils n’eurent pas l’occasion de visiter la ville cependant. Un des célèbres taxis jaunes les mena au Caesar Palace en à peine un quart d’heure. Si Sacha voulait bien croire que da nuit, l’endroit était très impressionnant, à la lumière crue du jour, les grandes reproductions en toc d’un blanc vide, inspiration Empire romain cliché, le faisaient juste se marrer tellement c’était kitsch. Même Lucifer paraissait désappointé par le mauvais goût des bâtiments, et surtout du faux Colisée, dans lequel il était sûr, malheureusement, que personne ne s’y entretuait. Mais la superficialité de l’endroit trouvait grâce à ses yeux. Cela respirait le vice, de la Luxure avec qu’avait dû connaître chacune des chambres de l’hôtel, à l’Avarice qui faisait tourner les salles de casinos. Oui, il était tout disposé à aimer cette ville, où chaque jour était une messe à sa Vaine Gloire, chacun de ses ridicules et grandiloquents hôtels-casino une église dressée en l’honneur de l’Enfer.
— Guère étonnant qu’un misérable magicien tel que lui ait trouvé refuge ici.
Haziel ne répondit pas, concentré sur son objectif. Les déchus vivants dans la cité avaient affirmé à Phistophélès qu’Adrian Jaeger animait un show dans le casino et qu’il logeait dans l’hôtel.
Profitant des pouvoirs renforcés de son talisman, grâce à qui, effectivement, personne ne perdit la tête en sa présence, Lucifer se rendit à la réception, suivi des deux autres. Trois minutes de charme plus tard, il avait le numéro de sa suite et sa clé, et il aurait même pu repartir avec l’âme du réceptionniste, si Haziel ne s’était pas pincé l’arête du nez d’un air exaspéré.
L’intérieur était encore plus clinquant et faux que l’extérieur, à tel point que Sacha sentit poindre le mal de tête devant toutes ces dorures et ces colonnes, sans parler des statues clinquantes. Haziel aurait pu reprendre sa véritable apparence, l’or de ses ailes n’aurait pas départi dans le décor.
Herr Jaeger était dans une des suites Colisée, tout en haut. Devant le luxe affiché du couloir qui y menait, le dhampire siffla :
— Ça paie toujours bien d’être un connard.
Sans s’annoncer, ayant dépassé depuis longtemps le stade de la courtoisie, ils ouvrirent la porte. Après le faux marbre doré, le noir et blanc de la suite étaient presque reposants. Il y avait bien quelques taches d’or et de pourpre impérial ici et là, mais c’étaient principalement les motifs pseudo-antiques qui dominaient. Adrian était en train de faire un billard dans le salon, vêtu – et pas que, espérait le plus jeune – de la robe de chambre du Caesar Palace. La queue dans la main, il s’exclama avec son obséquieuse affabilité.
— Je vous attendais ! Mais je vous en prie, entrez donc !
Méfiants, ils avancèrent. Au bout de quelques pas, Haziel s’effondra, terrassé par la douleur. Six épaisses épines sortaient de part et d’autre de son corps, de là où se serait trouvé le cœur chez les humains. Lucifer se jeta pour le rattraper avant qu’il ne touchât le sol. Sacha avait sorti sa dague. Tout autour de lui, les ombres dans la pièce s’étaient mises à grandir. Adrian se pencha sur la table, préparant son prochain coup.
— Je ne ferais pas ça si j’étais toi. Je suis la seule personne qui peut le sauver.
Sacha feula, mais il n’avait pas le choix. Il rangea son arme. Les ombres continuèrent à fluctuer, sous l’effet de sa colère. Le grondement de Lucifer fit vibrer tous les meubles de la pièce. Jaeger, qui avait tiré, en loupa son coup.
— Arrête ça, ou je te jure que…
— Ou quoi, Seigneur Satan ? Tu me carboniseras dans la géhenne de l’Enfer ? Mais fais donc, diablotin, fais donc. Tu dois être capable de sauver ton aimé, avec toute ta sombre puissance.
Haziel cracha une giclée de sang sur la moquette. Adrian posa la queue contre le mur, puis s’avança vers eux, sa bouche se contorsionnant de dégoût.
— Dégueulasse. Le service d’étage va avoir du mal à rattraper ça. Mais suis-je con, tu ne peux pas, hein ? Le Diable ne peut que faire souffrir, pas guérir. Ça, c’est plus le domaine de ton copain, j’ai entendu dire.
Lucifer tendit une main vers lui. Des flammes grenat jaillirent de sa paume, entourant l’humain. Mais il les traversa comme si de rien était. Il leva la main droite, montrant à son auriculaire une chevalière en platine qui n’était pas là avant. Elle était frappée du sceau des sept archanges. Lucifer ignorait comment un homme aussi abject avait pu entrer en possession d’un tel objet. Adrian eut un sourire sardonique.
— Tu n’es pas le seul à avoir un talisman. Tu devrais essayer plus fort, mais ça risquerait de contrarier les êtres là-haut.
Sacha se jeta sur lui pour la lui arracher. L’autre s’y attendait. D’un claquement de doigts de sa part, le billard vola pour le cueillir en plein bond. Elle continua sa traversée, écrasant le garçon contre la télé murale, de l’autre côté du salon. Dans un grand fracas, table et télé s’effondrèrent sur lui. Du sang coulait de son front et il ne bougeait plus. Les ombres avaient arrêté de bouger. Haziel essaya de crier son nom, mais seul un gargouillis sanglant sortit de sa bouche. Des petites aiguilles commençaient à pousser sur son corps. Seule la cicatrice que lui avait laissé l’épée de Michel et ses ailes étaient épargnées. Lucifer retint Haziel autant qu’il le put, mais elles lui transpercèrent les mains, le faisant lâcher. L’archange déchu tomba sur ses genoux. Lucifer se tourna vers Sacha, mais le magicien ordonna :
— Reste ici, Abyssion.
Jetant un regard à Haziel, qui reprenait sa forme angélique, trop affaibli désormais pour maintenir une fausse apparence, Lucifer obtempéra, tremblant de rage. Il ne s’était pas senti aussi impuissant depuis… Depuis qu’il n’avait pas su empêcher l’archange de quitter l’Enfer. Il siffla entre ses dents serrées :
— Que veux-tu ?
— Mets ça, pour commencer.
Adrian lui lança des menottes en tissu, qu’il enfila. Il fut horrifié en se rendant compte de sa douceur et de sa pureté qu’il avait été tissé à base de duvet d’ange. Même lui ne se serait pas abaissé à s’en prendre aux plus jeunes d’entre eux. Au contact de sa peau, les rubans des menottes grandirent, encore et encore, s’enroulant autour de ses bras, les plaquant contre son torse pendant qu’elles emprisonnaient tout le haut de son corps. Elles se plantèrent dans le sol, l’empêchant de bouger.
Maintenant qu’il était neutralisé, l’humain se désintéressa totalement de lui. Il n’avait pas oublié l’humiliation que Haziel, plus que Satan, lui avait fait subir. Le voir se tortiller de douleur à ses pieds lui plaisait beaucoup.
— Merci pour les trente millions, la sainte nitouche. C’était un plaisir de faire affaire avec toi. Comme tu vois, ils m’ont bien servi.
Le déchu tenta de se redresser, mais un coup de pied du magicien dans le ventre mit vite fin à ses efforts. Il fut projeté en arrière dans une plainte déchirante, retombant sur le dos. Heureusement, ses ailes amortissant sa chute. Lucifer se débattait comme un possédé pour essayer de se libérer.
— Guéris-le, espèce de petit…
Adrian l’ignora. Il se pencha vers Haziel, toujours souriant, se délectant de la torture qu’il était en train de vivre.
— J’espère que les graines du jujubier de Palestine dont j’ai agrémenté ton vin te plaisent. Je les ai ensorcelés spécialement pour toi. Elles aiment la lumière.
Dans la plus totale ignorance, Haziel s’était condamné dès la première gorgée de vin bue dans son jet. Herr Jaeger avait prévu un plan de secours s’il avait refusé d’y goûter, mais l’archange ne s’était pas fait prier. Il leur avait fallu un peu de temps pour se multiplier en lui, se gorgeant d’un peu de sa lumière, une quantité trop infime pour qu’il s’en rende compte. Lucifer en avait ingéré aussi, mais elles avaient dû mourir en lui rapidement. Plus qu’à tracer un pentagramme sur le plafond en encre invisible, pour qu’il active le pouvoir des graines lorsque Haziel passerait en dessous, et le tour était joué. Le magicien était très fier de son oeuvre. S’il avait acheté son talisman et qu’on lui avait donné les menottes, les graines d’épineux était sa propre, et sa plus grande, réussite magique. Maintenant, il avait le Diable et le Prince déchu à sa merci. Ils lui avaient même servi le fils de Lavr sur un plateau. Quelle belle journée.
Il leur tourna le dos, avançant jusqu’à la baie vitrée, qui laissait le Soleil balayer cette scène parfaite de ses rayons. De sa chevalière, il traça un autre sceau. Son dos massif en cachait la vue à Lucifer.
— Seigneur, ils sont à vous.
— Enfin.
Adrian pivota et s’agenouilla devant l’archidémon qui était apparu derrière eux, au centre de la pièce. Nu, il avait pris une forme humaine qui n’en était pas vraiment une. Ses écailles glauques et coupantes recouvraient de façon aléatoire son corps jusqu’à son crâne, des touffes de cheveux brunâtres poussaient parmi elles. Ses crocs débordaient de sa gueule. Seules ses six ailes noires rappelaient l’ange qu’il avait été autrefois.
De ses yeux ocres et morts, Léviathan contemplait le tableau qui se jouait devant lui. Aucune manifestation de joie ne vint éclairer sa face, malgré sa réussite. Lucifer éructa.
— Toi !
— Oui, moi, Ta Majesté. Je t’avais pourtant prévenu que j’attendais.
Le titre fut vomi comme une insulte. Le Prince de l’Envie fit un geste impatient en direction d’Adrian, dont les fanfaronnades avaient disparu pour une poisseuse servilité.
— Relève-toi. Tu nous as bien servis. Belzébuth te fait savoir qu’à ta mort, une place de choix t’attendra au pied de son trône.
— Merci, mes Infernaux Seigneurs.
Léviathan avisa ensuite Haziel, qui agonisait à leurs pieds. L’archange déchu le regardait à travers ses yeux mi-clos. Il n’avait plus la force pour faire quoi que ce soit d’autre.
— Il me semblait t’avoir dit que je le voulais en vie.
— Ah oui, j’allais m’en occuper, votre Envieuse Altesse...
De sa poche, Adrian sortit une flacon en cuir. Il se pencha pour saisir les cheveux de Haziel. Il le força ainsi à se redresser, faisant fi du faible gémissement qu’il réussit à produire, pour faire s’écouler un liquide terreux entre ses lèvres. Les effets ne se firent pas attendre. Les épines flétrirent, se racornissant avant de se désagréger. Adrian se redressa et s’écarter pour laisser Léviathan ramasser le déchu. Lucifer avait arrêté de tirer sur ses liens. Plein d’une fureur aussi glacé que l’Enfer était brûlant, il déclara :
— Je vais te tuer pour cela, Léviathan. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Et comment le feras-tu ? Tu n’es plus rien, Prince de la Vaine Gloire. Je m’inquiéterai plutôt de ce que dira Michel en te trouvant ici, ligoté comme un moins que rien.
Haziel avait retrouvé un peu de force, suffisamment pour tenter de repousser Léviathan, sans succès. L’archidémon plaqua une main sur sa bouche pour l’empêcher de piailler.
— J’aimerai être là pour voir sa tête quand il te découvrira, mais j’ai une mignonne petite colombe à faire roucouler. À jamais, Satan. J’ai détesté chaque heure de ton règne.
Sur ses mots, il disparut dans une fumée fuligineuse et pestilentielle, emportant Haziel avec lui. Adrian continua d’ignorer Satan, qui se contentait de le fixer à présent, et se dirigea vers Sacha. Il le dégagea de sous les débris du mobilier, pour le traîner jusqu’à un coin de la pièce. D’un nouveau claquement de doigts, il fit apparaître une chaîne en argent pur, qu’il fit s’enraciner dans le mur. Il enchaîna ses poignets. Le contact du métal corrosif le brûla si bien qu’il se réveilla. Il avait mal partout, mais surtout au crâne. Dans sa tête tintaient les cloches et il voyait flou, à cause du sang qui coulait de son front. Il essuya son visage en le frottant contre son épaule, avant de tirer sur ses chaînes. Mais il n’eut pas plus de succès que Lucifer. Le dhampire se mit à hurler, gigotant pour essayer d’apaiser la morsure du métal, sans succès.
— Libère-moi, connard de pervers ! Je te jure, je vais te bousiller si tu me lâches pas !
— Et moi qui avais peur de t’avoir buté. Ton père sera ravi de récupérer un de ses fils prodigues autant en forme, Aleksandr Lavrovitch.
Sacha blêmit tandis qu’Adrian s’esclaffait. Le dhampire tenta de lui mettre un coup de boule. Mais affaibli comme il l’était par le choc reçu, qui aurait pu le tuer s’il avait été sang pour cent humain, et le contact de l’argent qui sapait ses forces, Adrian n’eut aucun mal à l’éviter.
Cependant, il le distrayait. Ce qui permit à Lucifer d’agir. Lui aussi savait attendre le bon moment, et aussi célestes et pures qu’étaient ces bandes, elles ne pouvaient pas résister à l’Enfer incarné. Lucifer reprit sa véritable apparence. Ses ailes pressèrent, pressèrent encore et encore contre les liens. La cloche à son cou se mit à vibrer de plus en plus fort, jusqu’à se détacher de son cou. Elle tomba au sol dans un bruit mat, couvert par les vociférations du dhampire. Avec une pensée désolée pour l’angelot dont on avait arraché les plumes, et sûrement la vie, Lucifer mit toute sa force. Les liens se déchirèrent en leur milieu, s’affalant de chaque côté. Il arracha ceux qui le retenaient au sol, avant de s’en débarrasser brusquement. La température avait baissé d’un coup, passant en moins d’une seconde d’une vingtaine de degrés à très en dessous du zéro Celsius, quand derrière le Diable, tout s’enflamma. L’alarme incendie se mit à sonner, pour imploser presque aussitôt.
Adrian sentit l’effroi s’infiltrer jusque dans ses os, alors qu’il se retournait par automatisme en direction de Satan. Sacha saisit sa chance. Se projetant en avant de toutes ses forces, il planta ses crocs dans sa gorge, y buvant goulûment sans attendre. La plaie à son front cicatrisa, les bleus se résorbèrent, les os fêlés se ressoudèrent. L’autre ne pouvait pas bouger sans risquer de se faire arracher la gorge, la panique l’empêchait de réfléchir clairement. Et inéluctablement, Satan avançait vers eux, la géhenne le suivant. Le Diable se pencha vers lui. Il enfonça sa senestre dans sa cage thoracique. Il la retira, arrachant son cœur encore palpitant au passage. Il le porta à hauteur des yeux d’Adrian, un rictus cruel gravé sur le visage.
— Je ne m’attendais pas à en trouver un ici.
— Putain…
C’est sur ces derniers mots que Herr Adrian Jaeger, magicien de profession et ordure de renom, rendit l’âme, une âme que Lucifer et Haziel avaient vu sombre et visqueuse dès leur première rencontre. Malheureusement, Satan n’avait pas le temps de la déguster tout de suite. Pendant qu’elle rejoignait son royaume, il jeta le cœur par-dessus son épaule, qui finit sa course dans le canapé du salon. Il fit disparaître la chaîne qui entravait le dhampire encore plus facilement que l’Autrichien ne l’avait fait apparaître. Sacha continuait à boire le liquide encore chaud, se forçant à ignorer les flammes qui les entouraient désormais d’un cercle parfait où même la fumée ne pénétrait pas. Il était rare qu’il en boive autant, d’ailleurs, il sentait la nausée monter, mais ce n’était pas tous les jours non plus qu’il était ligoté avec de l’argent. Il avait besoin de reprendre des forces.
— Dépêche-toi. Michel et ses légions vont arriver d’un instant à l’autre.
Lucifer aurait très bien pu mettre le feu à tout Las Vegas, le résultat aurait été le même. L’empreinte obscure de sa présence sur Terre devait être visible jusqu’au Paradis. Et maintenant plus que jamais, il ne pouvait pas se permettre un combat contre le général des armées célestes.
Sacha se leva. Il essuya le sang qui coulait du coin de ses lèvres de sa main. Lucifer lui jeta un regard écœuré, non pas parce qu’il buvait du sang, mais parce qu’il buvait le sang de l’autre déchet de l’humanité. Sacha haussa les épaules.
— Il était meilleur qu’il en avait l’air. On fait quoi maintenant ? L’autre, Léviathan, il va faire du mal à Haziel, pas vrai ?
Satan se baissa. Il arracha la chevalière du doigt d’Adrian pour la tendre à Sacha.
— Pas tant que je suis en vie. Enfile cela. Nous partons pour l’Enfer.