La nature hurle au milieu des flammes. Les branches noircies crépitent, se tordent de douleur puis s'effondrent dans un craquement effroyable, les nids s'embrasent avec leurs occupants, les lapins courent, terrifiés, dans l'espoir d'éteindre le feu qui ronge leurs corps. Les plantes gémissent, les rochers roussissent, l'herbe part en fumée. Et au milieu de cela, les hurlements insupportables des êtres pris au piège.
Figé sur son promontoire rocheux, Tolunay prend leur souffrance de plein fouet ; elle le traverse, brise ses côtes et enserre son cœur, lui coupe le souffle et lui broie les entrailles. Chaque hurlement le fait se tordre de douleur et les larmes glissent sur ses joues sans qu'il ne s'en rende compte. La nature brûle. Et il ne peut rien faire que brûler avec elle.
Ce n'est pas la première fois qu'il assiste à une telle scène d'horreur. Le Serpent a eu le temps de faire trois fois un tour sur lui-même depuis que les hommes ont commencé à mettre le feu. Ils l'allument en bordure de forêt, sur les versants montagneux, ils l'alimentent près des terriers et à proximité des habitations, ils le justifient par un besoin toujours renouvelé de terres agricoles. Après le passage purificateur des flammes, le sol est fertile, apte à recevoir les semences. Mais le cœur de Tolunay n'en est que plus abîmé.
Alors quand ils brûlent une nouvelle fois, une fois de trop, quand ses pieds se heurtent aux cadavres de renardeaux, de cerfs et de lapins, quand les êtres de la forêt ne lui répondent plus, la rage tapie en lui déborde de sa poitrine et l'aveugle. Sans réfléchir, il se précipite au village, ignore les regards courroucés qui l'accueillent, ne répond pas aux insultes qu'il entend dans son dos. Fixé sur son objectif, il s'avance à grandes enjambées vers la maison du chef. Il sait qu'il ne devrait pas faire cela, qu'il a interdiction de traîner son sang maudit sur la place du village. Mais il doit faire quelque chose, il doit se battre.
Les gardes ne lui en laissent pas le temps.
Avant même qu'il n'ait atteint le seuil, deux corps puissants se collent au sien, tordent ses bras dans son dos et le projettent au sol. Son visage mord la poussière, son nez se fracasse contre une pierre, sa bouche s'emplit de terre sèche.
— Lâchez-moi ! rugit-il alors que les hommes le frappent pour le faire taire. Lâchez-moi ! Vous devez cesser ce massacre ! Vous devez cesser de brûler la nature ! Le feu détruit tout, il détruit tout !
— Silence, bâtard !
— Si vous continuez, la nature se vengera ! Vous allez détruire les terres, vous allez vous rendre vulnérables aux colères de la nature ! Le volcan se réveillera et il vous emportera tous !
Un coup de pied dans la mâchoire l'interrompt un instant et il serre les dents pour maîtriser la douleur qui irradie dans tout son crâne. Autour de lui, un attroupement de villageois curieux s'est créé, il les entend chuchoter et ricaner entre eux, ils ne le croient pas, ils ne le croiront jamais. Sa propre impuissance se rappelle violemment à lui et ses poings se contractent sous la colère qui bout dans son ventre.
— Que se passe-t-il ici ? tonne soudain une voix caverneuse.
Aussitôt, les villageois se taisent, respectueux, font un pas en arrière en apercevant le Premier Fils sortir de sa maison. Le père de Kaen a les mêmes yeux rouges que son fils, les mêmes cheveux couleur suie, la même arrogance qui crépite au bout de ses doigts.
Quand son regard se pose sur Tolunay, ce dernier ressent de plein fouet le mépris dont il est l'objet.
— Fils du Serpent, que fais-tu ici ? Comment oses-tu pénétrer l'enceinte sacrée du village ?
— Le feu, halète le concerné sous la pression exercée sur sa cage thoracique, vous devez cesser... vous devez cesser de tout brûler, de... Vous détruisez l'équilibre de la nature, vous ne savez pas ce que vous faites... Aux prochaines pluies, vous n'aurez plus rien pour...
— Tu oses me donner des ordres ? le coupe le chef d'une voix qui fend l'air comme un séisme. Tu oses t'adresser à moi pour me donner des ordres ?
— Si vous ne m'écoutez pas, la nature se vengera ! Vous ne pouvez pas...
— Silence ! Je pourrais te faire brûler pour cela, je pourrais faire en sorte qu'on arrache ta langue, qu'on te coupe les mains et qu'on te laisse dépérir dans cette forêt que tu aimes tant ! Ou bien je pourrais réserver ce sort à ta mère. Un mot de plus et j'ordonne à mes hommes de la traîner sur la place et de l'exposer à la morsure du soleil.
Désespéré, Tolunay jette un regard circulaire autour de lui à la recherche vaine d'appui, de soutien, de la moindre parole censée. Ses yeux s'accrochent alors à deux braises incandescentes qui le fixent à sa droite, au premier rang des villageois. Dans un réflexe illusoire, il se redresse sur les avant-bras et implore du regard Kaen qui l'observe sans ciller, droit et fier dans sa tunique richement brodée et sa cape de fourrure. Mais le jeune homme ne bronche pas.
La déception est telle que Tolunay a l'impression que son cœur vole en éclats. Soudain incapable de trouver ses mots, il laisse les hommes le ballotter comme une vulgaire poupée de chiffon et le traîner jusqu'à la sortie du village où il le jette au sol, le visage crispé par le dégoût et le dédain.
Désemparé, le jeune homme titube jusqu'à chez lui, le regard vide, les mains tremblantes. Dans la chaleur de la petite cabane familiale, sa mère l'installe sur une chaise pour panser ses blessures.
— Les hommes du feu ne peuvent comprendre tes paroles, murmure-t-elle en essuyant le sang qui coule le long de ses tempes.
— Je ne comprends pas... pourquoi... ? Pourquoi font-ils tout cela ? Sans la nature, ils mourront, ils...
— Le feu est avide, il veut tout avaler, tout contrôler. Pour eux, la nature n'est pas leur allié, elle est un élément à dompter.
— Je pensais... Je pensais qu'il aurait compris.
Sa mère ne lui demande pas qui est ce « il » qui assombrit tant son regard et se contente de le soigner avec des gestes doux.
— Tu es le gardien de ces lieux, chuchote-t-elle en caressant tendrement sa joue, le gardien d'un savoir et de secrets qui ne doivent pas périr. Un jour, tu les transmettras à d'autres et la voix de la nature se perpétuera ainsi. Ne t'abîme pas dans la violence, notre rôle n'est pas de combattre, il est de préserver.
— Je ne suis pas comme toi...
— Je sais, sourit tristement sa mère. En toi aussi coule un certain feu.
***
Le Serpent n'a pas le temps de faire un nouveau tour sur lui-même que les incendies cessent dans la forêt. D'abord, aucun changement visible n'apparaît mais très vite, les flammes se font moins voraces, le feu moins présent.
Le cœur battant, Tolunay arpente la montagne, ses pieds nus s'écorchant sur les pierres, ses cheveux blancs s'emmêlant dans les branchages. Le feu s'est calmé. Et intérieurement, il sait qui en est à l'origine.
Longtemps, il l'attend dans la clairière où ils se sont maintes fois baignés, longtemps il le guette à la lisière de la forêt, longtemps il cherche à l'apercevoir à la sortie du village, son arc en bandoulière et sa démarche assurée. Mais Kaen a disparu.
Malgré lui, une sourde angoisse monte en lui quand le silence lui rappelle ce constat. Il est vrai que depuis leur dernière dispute, le fils du volcan ne le rejoint plus, mais il pouvait alors le voir dans la forêt, dans les champs autour du village, sur la route qui y mène. Depuis de longues nuits, il est introuvable. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi ne sort-il plus ?
Quatre nuits plus tard, la réponse lui parvient sous forme de bûcherons qui passent devant l'arbre dans lequel il s'est réfugié sans le voir. Kaen est malade. La fièvre s'est emparée de lui lors du dernier tour du Serpent et elle refuse désormais de quitter son corps. « Il crache des cendres » affirme l'un des hommes.
Sans plus réfléchir, Tolunay se précipite vers les hautes pelouses puis plus haut, là où même les bergers ne vont pas. Toute la journée, il sillonne la montagne, la forêt, les clairières, les ruisseaux. Son corps virevolte au milieu des arbres, ses lèvres chuchotent une litanie de mots que seuls les êtres peuvent entendre.
A la nuit tombée, il se faufile discrètement dans le village. La maison du chef est gardée par deux hommes mais aucun effort supplémentaire n'a été déployé pour protéger le fils malade. Profitant d'une discussion animée entre les deux gardes, il se glisse à l'arrière de la maison, prend appui sur le muret qui longe la grenier attenant, grimpe sur le toit de ce dernier puis saute sur celui de la maison. En équilibre précaire sur le toit de pierre grise, il essaie de deviner quelle fenêtre est celle de la chambre de Kaen. Il finit par se décider pour celle placée tout au nord de la maison, son instinct lui soufflant que son ancien compagnon aurait aimé posséder une pièce un peu à l'écart de celles où vit sa famille.
Sans trop de difficultés, il s'insinue dans la petite ouverture et tombe pieds joints sur un tapis dont la douceur lui arrache un frisson de surprise. Dans la chambre règne une lueur tamisée alimentée par deux bougies qui tremblotent de part et d'autre du lit. Ce dernier, large, couvert de fourrures, arrache un soupir d'admiration à Tolunay qui réalise seulement alors qu'il est vide. Ses sourcils se froncent. S'est-il trompé de chambre ?
Un léger picotement dans la nuque le pousse à se retourner et cette fois, son exclamation de surprise retentit dans la pièce. Juste là , tapi dans l'ombre et les cheveux défaits, Kaen pointe vers lui la flèche de son arc bandé. Quand le fils du volcan reconnaît l'intrus, ses yeux de braise s'écarquillent mais son bras ne se baisse pas.
— Que fais-tu ici ? gronde-t-il d'une voix plus rocailleuse que dans les souvenirs de Tolunay.
— Je suis venu te sauver la vie, répond celui-ci en brandissant vers le jeune homme la besace jusqu'alors dissimulée sous ses habits.
Kaen le fixe longuement, toujours méfiant, et Tolunay remarque à quel point sa peau est luisante, son souffle saccadé, ses yeux brillants.
— Retourne te coucher, l'enjoint-il doucement. Tu vas attiser le mal si tu restes debout ainsi.
— Je peux le maîtriser, crache le concerné en baissant cependant son arc.
— Oui bien sûr... Bien sûr que tu peux.
Il attend que le jeune homme rejoigne sa couche et s'y assoie pour le rejoindre, un petit sourire au coin des lèvres. A son tour, il s'assoit par terre, aux pieds de Kaen, et sort de sa besace une petite fleur blanche en forme d'étoile.
— La reconnais-tu ? demande-t-il au malade.
— Bien sûr, répond ce dernier qui ne se départit pas de son air méfiant, un peu intrigué sur les bords. C'est une Larme de Serpent.
— Exactement. Et que fait-elle ?
— Elle soigne les inflammations et libère le souffle.
— Bien, le félicite Tolunay avec une expression satisfaite sur le visage.
Tout occupé à sortir de nouvelles plantes de sa besace, il ne remarque par le sourire amusé qui étire un instant les lèvres de Kaen.
— Et celle-ci ? demande-t-il en brandissant une plante jaune.
— Une Grimace des Cieux. Elle permet de mieux digérer, de chasser la fatigue et de calmer les infections. Elle a aussi un goût horrible. Crois-tu que ma mémoire est défaillante ?
— Je vérifie seulement si tu es digne d'être soigné par la nature, répond Tolunay en haussant les épaules d'un air faussement innocent.
— Je sais aussi que tous les noms que tu m'as appris ne sont que des mots que tu as inventés. Ce ne sont pas leurs vrais noms.
— Ce sont leurs noms magiques, lui confie le garçon avec un petit sourire en coin. Si tu veux qu'elles te soignent, il faut que tu les nommes correctement.
— Tous les guérisseurs de la région sont déjà venus ici, rétorque Kaen d'un air sombre. Aucun n'a trouvé de remède efficace. Mon souffle m'empoisonne.
— C'est parce qu'ils ne connaissaient pas les noms magiques, s'entête Tolunay. Si tu veux que la nature te soigne, il faut que tu t'en rendes digne. Le feu a pris ses fils, il est normal qu'elle cherche désormais à prendre un fils du feu.
— Je n'ai pas demandé à ce qu'on la brûle...
— Je sais. Mais il te faut tout de même prouver que tu sais l'écouter, que tu mérites qu'elle te sauve. Alors arrête de m'interrompre. Celle-ci, comment s'appelle-t-elle ?
— Le Réconfort de la Veuve.
— Et ce champignon ?
— Le Nez de Vierge. Il n'est pas censé être mortel ? s'inquiète Kaen en fronçant les sourcils.
— Peut-être que je cherche juste à abréger tes souffrances, ricane Tolunay en se constituant un visage sinistre.
— Essaie et l'une de mes flèches t'aura transpercé avant que t'aies le temps de comprendre ce qu'il t'arrive.
— Décidément, avec ta famille, vous avez l'art de bien m'accueillir.
Tolunay ne pousse pas la provocation plus loin car une soudaine quinte de toux plie le corps de Kaen en deux. Attentif, il observe son compagnon se tordre sur lui-même, les bras pressés autour du ventre, le souffle rauque, les yeux larmoyants.
Quand une tâche de sang éclabousse le sol, les deux garçons la fixent en silence puis relèvent la tête pour croiser leurs regards. Dans celui de Kaen, aucune émotion ne transparaît. Impassible, il jette un deuxième coup d'œil à la marque rouge qui signe sa déchéance comme si elle ne signifiait rien.
— Je vais préparer la tisane, annonce Tolunay en se levant. As-tu de l'eau ?
Kaen désigne un récipient en bois posé près du lit et son compagnon s'en empare sans un mot. Pendant de longues minutes, il coupe, broie, dose, mélange les plantes que le malade a nommées plus tôt. Puis, quand la mixture lui convient, il la place dans le récipient d'eau qu'il pose au-dessus des deux bougies. Après une éternité, il récupère les plantes qui flottent à la surface à l'aide d'une cuillère en bois puis tend le récipient à Kaen.
— Tiens. Bois.
Le concerné obtempère et avale le tout en fronçant le nez. Ses bras tremblent lorsqu'il repose le récipient mais il fait tout pour dissimuler sa faiblesse. Sa peau a perdu de son éclat mordoré, ses joues sont plus creuses, son front plus sombre. Pourtant confiant en ses capacités, Tolunay ne peut s'empêcher d'adresser une énième prière silencieuse aux êtres des montagnes.
— Tu n'aurais pas dû venir au village l'autre fois, dit soudain Kaen qui s'est calé contre les fourrures déposées au sommet de son lit. Ils auraient pu te tuer.
— Que voulais-tu que je fasse ? Je ne peux pas les laisser brûler la nature sans rien faire.
— Mon père ne t'écoutera pas.
— Mais il t'a écouté à toi, pas vrai ?
Les yeux incandescents déposent une caresse brûlante sur son visage et Tolunay sent le feu se diffuser dans ses joues.
— Je ne prendrai pas toujours ton parti, le prévient Kaen de sa voix vibrante.
— Ce n'est pas mon parti, c'est celui de la natu...
— Si, c'est ton parti. Aux yeux du clan, c'est ton parti.
— Alors peut-être est-il temps de changer la façon dont le clan voit les choses.
— Tu parles comme si c'était simple...
— Bientôt tu seras chef, lui rappelle Tolunay en s'asseyant au pied du lit, ses yeux gris rivés sur son interlocuteur. Qui t'empêchera d'établir les règles que tu veux ?
— On ne change pas comme ça des règles établies depuis les origines. Ce n'est pas moi qui commande, c'est le volcan dans mon sang.
— Alors apprends à le dompter. Arrête de te comporter comme si c'était une malédiction. Le sang du volcan te permet de te faire écouter des autres. Pourquoi ne pas en profiter pour tout changer ? Pour inciter les hommes à voir la nature, à la respecter.
— Pourquoi ferais-je cela pour toi ?
— Ce n'est pas pour moi que tu le fais, s'agace le concerné. Tu as bien vu ce qu'il se passe quand vous entrez en guerre contre la nature. Elle se venge, de toutes les façons possibles. Ce n'est que justice.
Un silence s'installe dans la chambre, seulement troublé par le vent qui s'est levé dehors. Pétri d'une torpeur agréable, Tolunay se délecte de la chaleur ambiante, de la douceur des fourrures sous ses mains, des résidus de magie qu'il sent autour de lui. Aussi incongru que cela puisse paraître, il se sent bien.
Puis ces quelques mots, inattendus, qui vont voler en éclats cette bulle de bien-être.
— Mon père m'a trouvé une promise.
Surpris, Tolunay prend le temps d'apprivoiser l'étrange malaise qui s'est emparé de lui avant de tourner la tête vers Kaen. Ce dernier n'a pas détourné ses yeux de braise, ses orbes scintillent de mille feux. Sans prévenir, la colère tapie dans le ventre de Tolunay ouvre un œil.
— Qui est-elle ?
— La fille d'Ikal Tergan, de la région de Bénar. C'est un bon parti.
— Sans aucun doute.
Un nouveau silence s'installe alors que la brûlure du regard de Kaen commence à énerver Tolunay.
— Elle viendra au village quand le Serpent aura tourné deux fois sur lui-même, continue le fils du volcan.
— Essaie de ne pas l'effrayer avec tes manières de sauvage.
— J'y penserai.
Encore une fois, ce silence qui retombe. Mais désormais, il n'a plus rien d'apaisant, plus rien de réconfortant. Par ces quelques mots, Tolunay s'est vu rappeler qu'il n'a rien à faire ici, qu'il ne fait pas partie du clan, que la vie de ceux qui l'entourent évoluent sans lui. Ce n'est pas comme si c'était un mystère.
— Bois la tisane trois fois par jour, déclare-t-il en se levant, soudain pressé de partir. Je t'ai préparé assez de mélange pour tenir jusqu'au prochain tour du Serpent. Laisse-le infuser le temps d'une bougie. Si la nature décide de te sauver, tu iras mieux très vite.
Aucune réponse ne lui parvient mais cela ne l'étonne pas. Aussi calmement qu'il en est capable, Tolunay ramasse ses affaires, glisse sa besace sous sa tunique usée puis s'approche de la fenêtre. Sans un regard en arrière, il s'extirpe dans la nuit et se laisse glisser le long du toit. Un grondement bien désagréable agite son ventre.