M. Montbrun suivait Mme Lemoine dans les couloirs menant au grand salon, son visage marqué par l’inquiétude et l’incompréhension. Sa voix trahissait son trouble tandis qu’il l’assaillait de questions :
« Pourquoi teniez-vous ainsi ma fille ? Pourquoi était-elle si affolée ? Quel est le rapport avec votre fils ? »
Mme Lemoine, bien que bouleversée par les événements, gardait son calme et tâchait de le rassurer tout en avançant d’un pas rapide.
« M. Montbrun, je vous expliquerai tout dès que nous serons arrivés, mais je vous en prie, calmez-vous. Elle a besoin de repos, et votre inquiétude ne fera qu’aggraver la situation. »
Lorsqu’ils pénétrèrent dans le grand salon, M. Lemoine se tenait déjà là, échangeant avec le docteur Beaufort. Le médecin, d’un ton posé, livrait son diagnostic :
« Mlle Alice doit impérativement se reposer. Elle s’est évanouie à cause d’une violente migraine, mais le choc émotionnel y est aussi pour beaucoup. Quant à Mlle Camille, elle aura un bleu prononcé, mais je lui ai administré de quoi calmer la douleur. »
M. Lemoine hocha la tête, soucieux. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais avant qu’il ne puisse dire un mot, M. Montbrun s’élança dans la pièce et bouscula légèrement Mme Lemoine.
« Que venez-vous de dire ? Alice est ici et elle ne va pas bien ? » rugit-il. « C’est vous qui l’avez empêchée de donner des nouvelles à ses proches ? »
M. et Mme Lemoine échangèrent un regard surpris avant de répondre d’une seule voix :
« Mais de quoi parlez-vous ? Nous avons retrouvé cette jeune fille presque morte ! Elle ne se souvient pas de son passé ! »
M. Montbrun recula d’un pas, déconcerté.
« Quoi ? Comment ça ? »
Il vacilla légèrement, cherchant ses mots, son esprit tentant d’assembler les pièces du puzzle. Mme Lemoine lui indiqua un fauteuil.
« Asseyez-vous, M. Montbrun, nous devons parler. »
M. Lemoine s’approcha et prit une voix plus grave, plus posée.
« Avant de vous poser nos propres questions, laissez-moi d’abord vous raconter où et quand nous avons trouvé Alice. »
M. Lemoine échangea un regard avec son épouse avant de reprendre :
« C’était en début d’après-midi, elle était échouée sur une petite plage de la rivière, complètement trempée, ses vêtements déchirés, du sang coulait de sa tête. »
Mme Lemoine, visiblement émue par le souvenir, ajouta :
« Nous avons tout de suite compris qu’elle était en danger. Quand ma fille l’a découverte, elle était inconsciente, en état d’hypothermie, et son état semblait critique. Nous avons immédiatement pris la décision de l’accueillir et de prendre soin d’elle, sachant qu’elle avait besoin de toute l’aide possible pour se remettre de son traumatisme. »
D’un geste, M. Lemoine invita le docteur Beaufort à témoigner. Le médecin acquiesça et, après un bref silence, commença son récit :
« Lorsque nous l’avons examinée, elle souffrait d’une forte fièvre et de contusions multiples. Son pouls était faible, et elle semblait avoir subi un traumatisme sévère. Il était clair qu’elle avait vécu quelque chose de terrible. »
M. Montbrun, choqué d'entendre ça, lui qui pensait qu’Alice avait trouvé le bonheur, murmura, presque à lui-même :
« Comment est-ce arrivé ? Elle devait être mise en sécurité… être libérée de l’ambition de sa famille ! »
Mme Lemoine, ayant entendu ses mots, s'avança et lui lança, d'une voix ferme mais pleine de questionnements :
« Est-ce vous qui lui avez laissé cette lettre dans sa bourse, celle qui disait : Aujourd'hui, tu as dix huit ans. Ce que je peux t'offrir de mieux, c’est la liberté que tu n’aurais pu avoir. »
M. Montbrun, encore abasourdi, répondit d’un simple signe de tête, incapable de formuler une réponse, comme si les mots lui échappaient. Ses yeux s’embrouillaient dans la confusion.
Mme Lemoine le scruta intensément, une pointe de colère dans le regard.
« Vous lui avez offert la liberté, oui, mais à quel prix ? La liberté n’était-elle pas censée être un cadeau, pas une condamnation ? »
M. Montbrun détourna le regard, les mains tremblantes. Un poids lourd semblait peser sur ses épaules.
« Je… je ne savais pas… je croyais lui faire du bien, mais je n’ai pas vu ce qui se passait réellement. »
Le silence s’installa dans la pièce, lourd de non-dits et de culpabilité. Les deux familles, liées désormais par un même secret, se retrouvaient face à un puzzle qui semblait plus complexe à chaque révélation.
« Qui est-elle réellement, M. Montbrun ? Pourquoi avait-elle disparu ? Et surtout, que s’est-il passé pour qu’elle perde la mémoire ? Finit par dire M. Lemoine. »
M. Montbrun poussa un profond soupir.
« Elle l’a appris la veille de son anniversaire, alors qu’elle allait voir sa mère avant le thé organisé par ma fille, pour fêter son anniversaire entre amies… Elle a surpris une conversation. Ses parents en parlaient. »
Mme Lemoine porta une main à sa bouche, choquée.
« Ils ne lui avaient rien dit ? »
« Rien, » confirma-t-il, la mâchoire crispée. « Alice n’était même pas au courant qu’ils avaient arrangé son mariage. Ils avaient tout décidé pour elle, sans jamais lui laisser le choix. En l’espace d’un instant, elle a compris qu’elle n’était qu’un pion dans leurs ambitions, qu’elle n’avait jamais eu son mot à dire sur sa propre vie. »
Un silence pesant s’installa.
« Et ensuite ? » souffla M. Lemoine.
« Elle est restée figée quelques instants, trop bouleversée pour réagir. Mais au lieu de fuir immédiatement, elle a tenté de garder la face et s’est rendue au thé que ma fille avait organisé. Seulement, elle était au bord de l’effondrement… »
M. Montbrun passa une main sur son visage, visiblement affecté.
« Ma fille a fini par comprendre que quelque chose n’allait pas. Alice tremblait, elle était ailleurs, et quand on lui a demandé ce qui se passait… elle s’est effondrée en larmes devant tout le monde. »
Mme Lemoine porta une main à son cœur, bouleversée.
« Elle a tout raconté ? »
« Oui. Entre deux sanglots, elle a expliqué qu’elle venait d’apprendre qu’elle allait être fiancée contre son gré et mariée deux mois plus tard. Elle était désespérée, terrifiée à l’idée de voir sa vie lui échapper définitivement… »
Il fit une pause, le regard sombre.
« C’est ce jour-là que ma fille m’a tout raconté. Nous n’avions que quelques heures pour agir, pour la sauver de cette vie qu’ils lui imposaient… »
Mme Lemoine, le visage crispé par l’indignation, finit par dire d’une voix froide :
« Et c’est vous qui avez demandé à ce qu’elle soit tuée, ou bien les personnes que vous avez engagées ont choisi de la faire disparaître ? Quel rôle avez-vous joué là-dedans ? »