Les vallées des highlands défilent à travers la vitre du taxi. Un patchwork de vert émeraude et de violet profond, ponctué par les silhouettes majestueuses des montagnes. Le vieux chauffeur me parle, mais je peine à le comprendre avec ses expressions locales et son accent gaëlique du Sutherland. Je préfère admirer la houle tranquille du loch Ness, ruban d'encre sombre sous son manteau de brume.
Les rayons d'un soleil timide dansent sur les tapis de verdure, ourlés de forêts de pins ; une météo appréciable en Ecosse, en ce mois d'avril. Je soupire, impatient d'arriver, mais anxieux.
Après deux ans et demie, prions pour que cette fois soit la bonne.
Au bout d'un moment interminable, quelques maisons en pierre finissent par émerger de la lande et, très vite, c'est un petit village bucolique qui se dessine, perdu au milieu des lochs. Ma destination. La tension monte au creux de mon estomac.
Nous passons une boulangerie, une école, la place du marché et l'humble bâtiment de la mairie, puis nous éloignons du centre du village pour retrouver la nature sauvage. Puis, le lieu de tous mes espoirs apparaît, caché derrière un bois. Une chapelle. Mon ventre se noue, mon rythme cardiaque s'accélère. Le taxi se gare au bout du chemin qui mène à la petite église.
― A y est, chef, on est arrivés. Pensez au parapluie, ça va flotter. Faudrait pas salir vot' bel uniforme.
Comme si je m'en préoccupais. Je tends une liasse au chauffeur. Et si j'arrivais trop tard ? S'il s'était encore volatilisé ? Ou pire, s'il avait refait sa vie ? Quelqu'un d'autre que moi aurait-il pu capturer son cœur ? Je ferme les yeux et souffle un bon coup.
― Merci, dis-je en ouvrant la portière.
Je descends et claque la portière. Mes chaussures cirées s'enfoncent dans l'herbe tendre et humide. Tout en marchant vers la chapelle, je hume l'odeur résineuse des pins alentours et l'humidité dans l'air, portées par la brise printanière. Des chevaux hennissent et s'ébrouent derrière une clôture à une centaine de mètres. Quel cadre idyllique. Les souvenirs heureux de mon enfance auprès de mon père adoptif font ressurgir une nostalgie douce-amère.
En arrivant sur le seuil du bâtiment, je jette un œil à l'intérieur pour apercevoir quelqu'un. Personne. Pas même un cierge allumé. La pierre est vieille, poussiéreuse et des bancs sont même fissurés. La végétation extérieure a pourtant l'air entretenue, c'est étrange.
― Eh, monsieur, tu es qui ?
Une petite fille de sept ou huit ans me fait sursauter. Je dois vraiment me calmer...
― Je suis venu voir celui qui s'occupe de cette chapelle. Il s'appelle William.
― Y'a personne qui s'occupe de l'église, monsieur. Et y'a personne qui s'appelle William.
Je me décompose. Non, je ne peux pas y croire... je ne veux pas. Les indices que j'ai suivis m'ont conduit ici. Je lève les yeux pour chercher un nom quelconque sur la façade. Mes yeux se figent sur une petite pancarte, bien récente :
― St Matthew...
Aucune coïncidence possible. Pas avec lui.
― Viens, on va jouer. Après ce sera l'heure du goûter, reprend la petite.
Elle m'attrape par la main et nous contournons le bâtiment, bien plus grand que les apparences le laissaient croire, de prime abord. La nature cache en réalité toute une partie arrière. Nous passons sous une arche et atterrissons dans un immense jardin fleuri, donnant face au bois. Des jeux pour enfants, une balançoire...
― Un... orphelinat ?
― Andrew ! s'écrie la petite fille en courant vers les marches. Y'a un visiteur !
Un homme en gilet gris et chemise blanche, assis avec un gros livre devant un groupe d'enfants, lève le nez vers moi. Lorsque nos regards se croisent, je vacille. Ses yeux s'écarquillent dans les miens. Mes jambes faiblissent. William, mon William... après tant d'années, je t'ai enfin retrouvé... La petite fille lui secoue le bras, mais il reste figé en ma direction, tout aussi choqué que moi.
― Andrew !
Le lien se rompt lorsque la petite fille tourne son visage pour capturer son attention. Il bat des cils, comme arraché à un rêve. Encore bouleversé, il balbutie quelques mots aux enfants et pose son livre au-dessus de la pile d'ouvrages à côté de lui. Il se lève, reprend sa contenance, lisse son gilet et repositionne son élégant foulard écharpe. Cette tenue lui va à ravir. Je remarque que ses cheveux ont poussé. Cette coiffure mi-longue, relevée à l'arrière en demi-chignon met en valeur sa beauté raffinée.
Le groupe d'enfants file en direction des jeux. J'ai du mal à contenir ma joie tant le bonheur me submerge. Mais qu'en est-il de lui ? Par peur de m'imposer, j'avance vers lui à pas lents et il fait de même, les mains jointes au creux de son pantalon. Une fois l'un devant l'autre, nous nous dévisageons avec intensité. Ou plutôt, je le dévore des yeux.
― Deux ans et demi... Ça fait deux ans et demi que je te cherche... que je suis ta voie.
Un sourire fleurit sur ses lèvres et il me regarde avec tendresse. Brûlant d'envie de le serrer dans mes bras, je m'approche de lui et murmure, l'angoisse au ventre :
― William... est-ce que tes yeux sont toujours posés sur moi ?
Il fait un pas vers moi. Son visage se retrouve à quelques centimètres du mien.
― Du matin au soir, chaque jour que Dieu m'a offert jusqu'à aujourd'hui, mes yeux sont restés posés sur toi, Matthew Nightingall. Il n'y a que toi pour moi, il n'y aura jamais que toi.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je l'emprisonne entre mes bras à lui en couper le souffle et je fourre le nez dans ses cheveux, les lèvres tremblantes. Ses mains remontent dans mon dos et son bout de nez froid s'enfouit dans mon cou. Tout mon être s'enflamme. Je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie qu'en cet instant. Si je suis dans un rêve, que l'on ne me réveille jamais.
Nous nous berçons l'un contre l'autre durant de longues minutes, notre étreinte ponctuée de discrets petits baisers dans les cheveux et derrière l'oreille. Je cueille son visage entre mes paumes et plonge dans ses beaux yeux, marqués par la fatigue. Ses longues mèches glissent entre mes doigts. Une fine cicatrice sur sa joue droite, vielle de plusieurs mois, attire mon attention. Il tourne la tête pour la cacher.
― J'ai essayé de ne pas quitter l'Angleterre pour te permettre de me retrouver, mais je n'ai pas réussi. C'est ma faute si on a mis autant de temps à se revoir.
― L'Ordre sait que tu es en vie ?
― Pendant un an, tout allait bien. J'étais même revenu à Londres pour te retrouver, comme tu l'as compris lorsque tu m'as vu dans la foule. Et puis, quelqu'un a cru me reconnaître et les réseaux relayant vite l'information... Les gens ont démenti par respect à mon égard, bien sûr, mais ça a suffi pour l'Ordre. Ils ont relancé des recherches et... Ah, ils ont failli m'attraper à Manchester, soupire-t-il. Malheureusement pour eux, je suis plus rapide.
Et moi, je n'étais pas là. J'ai failli le perdre pour de bon et je n'en savais rien.
― Tu as compris tout de suite ?
― Compris quoi ?
― La digitalis purpurea, ma fausse mort... Pour un herboriste de ton expérience, c'était du gâteau.
― Bien sûr, ma chère Juliette...
Ma référence au roman le fait sourire.
― Mais pour être franc, je me suis isolé plusieurs jours et... je n'ai pas ouvert ta lettre tout de suite. Et comme Adam a disparu dans la nature pour ne pas se faire choper... M'enfin, ça m'apprendra à bouder, hein ?
La tristesse froisse ses lèvres.
― Tu n'étais pas censé assister à mon meurtre, je suis désolé...
― Je sais. C'est moi qui ai désobéi aux ordres en venant à Saint Edward, dis-je en lui relevant le menton. Eh, t'aurais jamais pu me garder à la maison. Tout comme je t'aurais jamais laissé « mourir » là-bas, soyons honnêtes. Je suis incontrôlable.
Nous nous sourions, amusés. Il caresse mon uniforme bleu nuit.
― Tu as bien travaillé ces deux dernières années, chef de police Nightingall, me félicite-t-il, satisfait. Tu sortais d'un rendez-vous professionnel ou tu voulais m'impressionner avec ton uniforme ? Si tel est le cas, c'est réussi.
Je dépose un baiser sur le dos de sa main.
― J'avais rendez-vous à Glasgow avec la division pour les trafics. J'ai un ami inspecteur là-bas, c'est lui qui m'a permis de connaître ce village. En fait, j'ai vite envisagé les Highlands pour te chercher, grâce aux origines de ta famille et en discutant avec Adam, mais j'ai mis un temps fou avant de trouver les différents endroits où tu pourrais te cacher.
― Excuse-moi, à cause de l'Ordre, j'ai dû brouiller mes pistes.
― Je comprends, le rassuré-je. Quoiqu'il en soit, je serais ravi de t'impressionner avec mon uniforme dans d'autres conditions...
Il dissimule un adorable gloussement dans sa main. Mon Dieu, à quel point son rire m'avait-il manqué... Nous faisons quelques pas dans le jardin tandis que les enfants se défoulent plus loin. Le vent porte à mes narines des odeurs humaines, mais également celles de jeunes vampires. C'est donc un orphelinat mixte... Des souvenirs du foyer où nous étions, Keira et moi, me reviennent brièvement en mémoire.
― Au fait, comment tu t'es débrouillé pour les balles ? demandé-je, curieux. J'ai fini par faire le lien avec les poches que tu gardais en cas de transfusion, mais pour les balles...
― Adam a dû te l'expliquer, à son retour, mais nous avons fait en sorte que Campbell me tire dessus avec son arme personnelle, grâce à la complicité de Sylas. Tout a été orchestré durant ma petite escapade, après le Lorens.
― Ouais, votre « discussion » à la chapelle...
Il baisse les yeux dans un petit sourire.
― J'ai renforcé des pans de ma soutane de chasse avec du kevlar et inséré les poches de sang entre deux couches extérieures de tissu. Tout devait être réaliste avec toutes les caméras que j'avais placé dans l'église. Un peu trop réaliste, d'ailleurs, je dois dire. J'ai pris un sacré choc qui m'a laissé KO et abimé quelques côtes. J'ai mis de longs mois avant de respirer sans souffrir, ricane-t-il.
Il s'est donc évanoui sous l'intensité de la douleur... Je lâche un soupir dépité.
― Et les symptômes que j'ai pris pour de la fatigue de l'anémie...
― La substance à base de digitoxine que je me suis injecté, comme tu l'as compris, qui m'a déclenché une bradycardie extrême. J'avais fait plusieurs essais avant de te connaître, au grand dam d'Adam, plaisante-t-il. Après m'avoir récupéré dans la fausse ambulance, il a relancé mon rythme cardiaque avec une injection d'épinéphrine. C'était un jeu d'enfant pour lui de pirater le système informatique de l'hôpital pour rédiger le faux rapport. Et avant même que l'Ordre ne planifie de vérifier mon corps à la morgue, les vidéos étaient diffusées, les prêtres londoniens passaient tous en interrogatoire et moi, j'étais incinéré.
― Toi... tu mérites de sacrées fessées, tu le sais ça ?
Son menton retombe dans une moue chagrine. Il a dû énormément culpabiliser tout seul pendant deux ans et demi. Nous nous asseyons sur les marches et je laisse traîner un œil curieux sur les livres : manuel de chimie, de sciences, d'Histoire... Mon petit prêtre s'est bien reconverti, lui aussi.
― Orphelinat Saint Matthew, hein ? fais-je sur un ton amusé.
― Je voulais capter ton attention, au cas où tu passerais par là.
― Et c'est réussi. Avec cette pancarte sur la façade, je ne comptais pas repartir avant d'avoir ratissé les lieux. Pourquoi cet orphelinat ?
Il marque une pause, les lèvres pincées, puis se tourne vers moi et effleure la cicatrice au coin de mon œil blessé.
― Pour compenser un peu du mal qui a été fait.
Un chaud frisson me parcourt sous l'effet de sa caresse. Son regard se charge de tristesse.
― Matthew... Je suis désolé. Pour tout.
― C'est bon, tout va bien maintenant.
― Non, ce n'est pas bon. Si tu savais à quel point je m'en suis voulu de t'imposer tout ça. Et si les choses avaient mal tourné à Manchester, à une minute près, j'aurais pu...
Sa bouche se froisse et il baisse la tête. Je prends sa main dans la mienne pour le réconforter.
― Avant même de mourir à Saint Edward, j'étais effrayé à l'idée de te perdre sans vouloir l'admettre, avoue-t-il. Depuis deux ans, je me suis couché tous les soirs avec la crainte de ne plus jamais te revoir.
― Je t'aime, Will.
― Mais tu aurais pu ne pas me pardonner... murmure-t-il. Et je l'aurais compris.
Je tourne son menton vers moi.
― Il n'existe aucun monde où j'allais t'abandonner. Aucun. Ma seule raison d'exister, c'est toi.
L'émotion fait briller ses pupilles.
― Matthew, je ne veux plus te faire passer après le bien-être des autres.
― Tu sais bien que tu ne peux pas t'en empêcher, ricané-je, mais c'est aussi pour ton altruisme que je t'admire.
Il me sourit, attendri, et serre ma main. Je le sens différent, plus transparent et sincère dans l'expression de ses sentiments. Mais surtout épuisé. Deux ans et demi à fuir et vivre sur le qui-vive, tout seul... Mon cœur s'alourdit. Je voudrais le garder dans mes bras et ne plus jamais le lâcher.
― Depuis combien de temps tu es ici ?
― Un peu plus de cinq mois.
― Et cet endroit, il est sûr ?
― S'il y a bien un village tranquille et discret en Ecosse, c'est celui-ci. De plus, l'Ordre n'a aucune raison de venir me chercher ici. J'ai gommé toutes mes traces, changé d'identité et cette chapelle n'est plus répertoriée depuis très longtemps. Normalement, ils ne pourront pas remonter jusqu'à moi.
Normalement... J'acquiesce pour abonder dans son sens. Il vivra peut-être en paix pendant un temps, mais si l'Ordre est déterminé à l'éliminer, il y aura toujours un risque. A plus forte raison en étant seul. Il a beau me rassurer, nous savons tous les deux qu'il devra rester constamment aux aguets. Et, un jour, la fatigue ou une inattention lui coûteront la vie. Lui qui voulait respirer et être enfin en sécurité...
― William, cette vie sera ma dernière.
― Pardon ?
Je le fixe droit dans les yeux.
― Je veux finir mes jours avec toi, où que tu sois.
― Mais, et Londres ? Tu es le chef de la police de...
― C'est secondaire. Je t'ai retrouvé, je ne vais plus te lâcher. Tu es tout ce qui compte pour moi. Je veux prendre soin de toi et te protéger.
Ses lèvres frémissent, l'émoi scintille dans ses yeux. L'indifférence que je lui connaissais semble avoir disparu, balayée par une fragilité qu'il ne me cache plus. Je glisse une main dans son dos pour le caresser doucement et touche la petite cicatrice au milieu de sa joue.
― Même si l'Ordre apprend où tu es, ils sauront que je me trouve avec toi. Et, crois-moi, vu tout ce que je sais sur les crimes du Vatican et avec le pouvoir que j'ai aujourd'hui, ils ont plus peur de moi que jamais.
Je l'attire contre moi.
― Plus personne n'osera te faire de mal, mon amour. Plus jamais. Tu peux te reposer.
Au lieu de contester comme il l'aurait fait autrefois, il me rend mon étreinte et enfouit son visage dans mon cou.
― D'accord...
Sa réaction me conforte dans ma décision. Je pourrai toujours travailler pour Scotland Yard depuis la maison, sans avoir besoin de m'éloigner de lui. Désormais, sa sécurité sera mon unique priorité. Et que le Diable m'en soit témoin : si l'Ordre ose approcher cet orphelinat, je ferai déferler les flammes de l'enfer sur le Vatican.
― Andrew ?
Nous nous détachons sur appel de la fillette. Elle est accompagnée d'un garçonnet de cinq ans environ. Le genou du petit est en sang et ses yeux sont inondés de larmes.
― Maria, que s'est-il passé ? répond William.
― Tim est tombé de la balançoire et...
Le garçonnet éclate en sanglots. Will sort une trousse de soin derrière les livres et désinfecte la plaie du petit garçon en le rassurant par des mots doux.
― Tu sais que tu vas être comme les grands, avec ta cicatrice ? Regarde les miennes et celle d'Andrew, dis-je en désignant nos balafres avec un air complice. T'es un vrai aventurier, maintenant.
Surpris, Tim sèche lui-même ses larmes.
― Vous êtes un monsieur important ? renifle-t-il, les yeux rivés sur mon uniforme.
William répond à ma place tout en appliquant le pansement.
― Oui, Matthew est policier et il est très important en Angleterre.
― Vous aussi vous êtes détective ? s'exclame-t-il, soudain fasciné.
J'interroge William du regard et il m'indique dans un petit sourire le livre d'histoires sous la pile : Les aventures de Sherlock Holmes. Je ris dans ma barbe. Aucun doute, il va en faire toute une tribu de jeunes héros très intelligents. Il redescend le pantalon par-dessus le genou du petit.
― Moi, je suis plutôt chevalier, confié-je au garçonnet sur un ton secret. Le chevalier d'un prince.
William me contemple avec tendresse à ces mots. Le petit, des étoiles plein les yeux, en a déjà oublié son écorchure et court retrouver ses camarades. Seule la petite fille est toujours là, à me regarder embrasser William sur le front avec un grand intérêt.
― Andrew, le policier-chevalier c'est ton amoureux ?
William cache un sourire dans son poing. Devant elle, il entrelace nos doigts, rapproche lentement sa bouche de la mienne, puis scelle nos lèvres dans un long et délicat baiser. Mon cœur s'enflamme. Un dernier regard d'amour, puis il glisse son bras dans mon dos et pose la tête sur mon épaule.
― Oui, Maria, c'est mon amoureux. Et à partir d'aujourd'hui, il va vivre avec nous.
Alors, ces retrouvailles ? Ce contexte ?🥹🫂💜
J'espère que vous êtes heureux après les émotions fortes 🥰
N'hésitez pas à me poser vos questions. Mat et Will étant des connaisseurs, leur échange ne peut être détaillé sur tout pour rester crédible.