PDV William
Cela fait des heures que je suis assis sur le fauteuil en osier à contempler les feuilles tourbillonner dans les bourrasques. Je suis allé fouiller la bibliothèque de Matthew, regorgeant d'ouvrages historiques rares, et lui ai emprunté un livre sur la Grande Loge d'Ecosse, mais ma concentration est volatile. Fuir la réalité ne m'aidera pas avancer, cela ne fera au contraire que me freiner.
« L'intelligence supérieure ne sert à rien à celui qui ne sait pas accepter la réalité » me disait Leonard. « Lutter contre une situation impossible à changer est une perte d'énergie et de temps. C'est en t'adaptant rapidement que tu as su survivre seul depuis tout petit, Will. Tu as acquis cette force, utilise-la à bon escient. »
Dois-je accepter l'existence de cette attraction émotionnelle ? M'adapter à ces ressentis nouveaux et les absorber comme une vague, tel que je l'ai toujours fait ?
J'aimerais que Leonard me guide sur ce chemin dont je ne sais rien. Sans doute me dirait-il « Will, tu n'es pas un robot. Tant que tu peux poursuivre ta mission, laisse-toi vivre, nom de Dieu ! » Mieux encore, il utiliserait à son avantage le fait d'avoir un allié dans le camp adverse. Je pousse un long soupir et ferme les yeux.
Je pourrais encore faire marche arrière, agir comme si Matthew n'existait plus. Mais ai-je vraiment envie de tirer un trait sur lui ? Moi qui écoute toujours mon intuition, ce qu'elle me conseille, à l'heure actuelle, ne va ni dans le sens de la prudence ni celui de la raison. Elle m'invite plutôt à lâcher prise et à me lancer dans l'inconnu.
Je rouvre les yeux sur le ciel nuageux, désespéré face à mon chaos mental. La plus grande question reste : est-ce une bonne idée d'énerver Dieu davantage en entretenant une relation avec un vampire en tant que prêtre ?
Ma conscience riposte : au point où tu en es, profite de ta courte vie avant d'être torturé en enfer pour l'éternité. Idiot. Sage réponse, aussi près de la mort. Ah, que mon thé me manque...
― Il est tard, mon père, s'exclame Matthew en brandissant un panier de pique-nique. Je sais que tu veux t'isoler, mais tu n'as pas mangé, ce midi...
Il me renvoie un sourire soucieux. Je me perds dans la contemplation de son visage, à nouveau désorienté face à son regard intense. Son charme est une combinaison extrême entre la glace et le feu. D'humain vicieux, il est passé à vampire protecteur et fascinant et, malgré ma méfiance, le sentiment de danger a été relayé au second plan. L'idée du risque en deviendrait presque exaltante.
Misère. Pourquoi ai-je la certitude que plus j'en apprendrai sur lui, plus je serai séduit ? Son côté enjôleur présomptueux et son audace me plairaient-ils aussi ? Il serait impensable de l'admettre.
― William ? Tu veux encore rester seul ?
Seul, je le suis depuis toujours. Est-ce mon intention de le rester jusqu'à ma mort alors qu'elle se rapproche de moi à grande vitesse ? Je connais déjà la réponse.
― Un pique-nique ? Le temps va tourner.
― Il y a juste un peu de vent, on sera rentrés avant le coucher du soleil.
― Le ciel s'est rempli de cumulonimbus, il va pleuvoir bientôt.
― Rah ! Tu peux pas me laisser rêver ?
― Mille excuses. Allons-y, très cher, fais-je en me levant. Mais s'il pleut, tu auras un gage.
― Lequel ?
― Je n'ai pas encore décidé.
― Bien, je n'ai pas peur de toi.
Un petit sourire rehausse le coin de mes lèvres.
― Tu as tort. Mais, soit.
― Est-ce que c'est une menace ? Tu sais que j'ai cinq cent de plus que toi, que je suis plus grand et que je maîtrise l'art de la guerre ?
― Et que tu fais du MMA.
― Je ne crois pas te l'avoir dit, s'étonne-t-il.
Je lève les yeux au ciel.
― Sur le buffet où tu caches tes grands crus, il y avait une photo de toi avec un champion... Adam Wilkinson, si ma mémoire est bonne. Depuis quand ai-je besoin de toi pour te connaître ?
― Pardon, Sherlock.
― Au passage, tu as à peine trois centimètres de plus que moi, ne sois pas si arrogant. Et tu pourrais bien être un commandant de l'armée britannique, je neutralise des groupes de vampires à moi seul depuis mes dix-huit ans.
― Mmh... J'adorerais vérifier ça, dit-il en se mordant la lèvre.
Je secoue la tête.
― S'il y a bien une chose qui n'a pas changé, c'est ta perversion.
― Tu m'inspires, est-ce que c'est ma faute ? Non. Celle de tes yeux magnifiques et de ton incroyable sex-appeal ? Evidemment.
J'étouffe un petit rire.
― Allons-y, docteur Watson, ou ton humour douteux va accélérer la pluie.
Nous nous installons à quelques mètres des arbres, dans un coin d'herbe tendre qui offre une agréable petite vue sur Big Ben. Ce parc a toujours été un lieu de prédilection pour les amateurs de pique-nique, à Westminster, avec son lac et ses zones boisées.
Matthew sort des tranches de rôti de bœuf baignant dans leur jus, accompagnées de pommes de terre cuites au four, ainsi que deux fish and chips bien croustillants, de la tourte au poulet et à la crème et des petites viennoiseries. J'en ai l'eau à la bouche.
― Nous ne sommes que deux, tu sais ?
― J'ai dit que je t'offrirai le meilleur. Et puis, on peut dire que c'est un peu comme un premier rencard, il faut que tout soit parfait.
― Un rencard ? Eh bien, si tous se passent comme ça, j'apprécie l'idée, fais-je dans un sourire.
Ma réponse le ravit. Alors que nous entamons ce délicieux repas, quelques gouttes me tombent sur le nez.
― Matthew, ce n'est pas pour te décevoir, mais...
― Je sais !
Je couvre ma bouche pleine pour ne pas rire. Malheureusement, la pluie ne nous laisse que peu de temps pour réagir et c'est une averse qui s'abat sur nous en moins de trente secondes. Nous rangeons les affaires en catastrophe, déjà trempés au bout d'une minute.
― Ton gage sera terrible, sache-le.
― Tais-toi et cours !
Nous nous réfugions sous un arbre avec les affaires, gloussant comme des adolescents. Ses cheveux dégoulinent sur son visage et les miens, dans mon cou, refroidissent mes épaules. Le vent s'engouffre sous mon manteau. Je frissonne et me frictionne les bras.
― Si je tombe malade, ce sera de ta faute, l'accusé-je sur un ton taquin.
― Je n'aurai qu'à te soigner avec ma salive, me répond-il sur le même ton.
― Je garderai mon rhume.
Il ricane.
― Tu as si peur que ça d'être excité devant moi ?
Sa voix devient soudain sulfureuse. Je détourne le regard, mal à l'aise. Sans prévenir, il m'attire contre lui, entre les pans de son long caban, et m'emprisonne dans ses bras.
― Q-qu'est-ce que tu fais ?!
― Je suis prévoyant.
Ma joue se retrouve collé à la sienne, d'une tiédeur agréable. Son parfum m'embaume. Je dois garder mon calme, il ressent toutes mes émotions fortes... A mon grand dam, mon corps devient de plus en plus difficile à contrôler, ainsi pressé contre le sien. J'apprécie toutefois sa chaleur, les bourrasques sont glacées.
Mon esprit s'embrume à mesure que je me noie dans son odeur et je réalise que je caresse tout doucement sa mâchoire du bout du nez, sans même m'en apercevoir. Il remonte une main dans ma nuque et tourne la tête avec lenteur. Ses lèvres effleurent ma joue.
― William...
Sa voix suave, sa bouche glissant en direction de la mienne... Ma température corporelle augmente brusquement.
Peu à peu, son souffle se mêle au mien. Je perds pieds, pétrifié devant lui. Il frôle mes lèvres, joue avec comme si elles lui appartenaient déjà. Mes barrières se fissurent, mon ventre s'enflamme et ma respiration se hache. Puis il referme sa bouche sur la mienne. Mon cœur rate un battement, le temps se met en pause. Mes paupières se referment dans une tempête de sensations divines. Un puissant vertige me submerge. J'en oublie le monde.
Nos regards se croisent le temps d'un instant, puis ses bras se resserrent autour de moi et il me capture dans un second baiser, plus long, plus intense et langoureux. Une euphorie merveilleuse qui m'isole dans un cocon de bien-être où tous mes sens sont exacerbés. Mon être tout entier palpite, le bonheur éclate dans ma poitrine.
Son autre main s'aventure au creux de mes reins tandis que l'autre se faufile dans mes cheveux dans une caresse délicieuse. Je laisse échapper un soupir de plaisir. Des papillons frétillent furieusement dans mon bas-ventre, je me sens fondre de l'intérieur.
Je m'accroche à lui pour intensifier son étreinte puissante et protectrice, et il presse mon corps contre le sien d'une main ferme. Mon pubis se retrouve collé à son entrejambe. C'est lorsque son érection entre en contact avec la mienne que je prends conscience de mon propre désir. Un frisson brûlant me traverse de la tête aux pieds. Pourquoi ce simple baiser me met-il dans un tel état ? Quelle est cette fragilité exquise ?
Il se frotte très lentement contre moi. La chaleur dans mon corps grimpe en flèche à ce simple mouvement. Je laisse échapper un soupir, la lèvre mordue et plante mes ongles dans son manteau. Mes jambes commencent à faiblir. Je tente de résister à ce qui grandit en moi, mais son sexe dressé caresse le mien, dur et frémissant derrière le tissu fin de mon pantalon. Ses gestes sont de plus en plus appuyés et il me presse maintenant contre lui à deux mains, les paumes agrippées à mes fesses. Mon Dieu, je suis en feu.
Le visage enfoui dans son cou, je pousse de petits gémissements malgré ma lutte pour réprimer mon plaisir, trop grand à contenir.
― Ah... ! Matthew, arrête... !
― Pourquoi ? me susurre-t-il au creux de l'oreille. Dis-moi pourquoi...
― Parce que je... je vais...
― Oui ? Tu vas quoi, William...
Sa voix chaude et provocatrice attise mes braises. Je secoue la tête. Plus je combats mes pulsions, plus elles deviennent incontrôlables.
― Tu peux lâcher prise, laisse-toi aller.
― Non... je ne peux pas... !
― Tu es en sécurité, William, laisse-toi venir, me souffle-t-il en léchant mon cou.
Mon cœur s'accélère, ses mouvements contre ma verge aussi. Je suis captif de ses bras, esclave de mon propre plaisir et de notre alchimie sulfureuse. A ce stade, je ne peux plus m'enfuir.
Mes gémissements s'intensifient et deviennent sonores, couverts par le bruit de l'averse. Il enfonce ses doigts dans mes fesses pour les pétrir à pleine paume et accentue ses mouvements de frottements en ajoutant de petits coups de hanche. Je pousse un bruyant soupir, au supplice, puis me contracte contre lui. Mon sexe se raidit, mon ventre s'embrase de mille feux et un puissant courant de plaisir me foudroie de la tête aux pieds. L'orgasme me transcende, je succombe. Agrippé à ses épaules, je me crispe et jouis dans mon caleçon sous les gestes secs et appuyés de son bassin contre le mien. Le frisson s'étend depuis mon dos à mes jambes chancelantes, en chatouillant l'intérieur de mes cuisses. J'en tremble.
Il effleure du bout des doigts mon pantalon trempé de sperme. Plus sensible que jamais, je lâche un soupir chevrotant. C'est comme s'il touchait directement mon gland à travers le tissu visqueux.
Je finis par me détendre contre lui et déguste l'ivresse de ce moment d'abandon. Un sourire paisible se dessine sur mes lèvres et j'enroule mes bras autour de lui pour l'étreindre, inondé par les hormones de bonheur. Je ne me suis jamais senti aussi bien, je ne regrette pas d'avoir lâché prise. Encore sur mon nuage, je ne réalise pas ce qui se balade dans mon cou. Mais lorsque je comprends...
Mes yeux s'ouvrent en grand et je prends une inspiration horrifiée. Ses canines.
― Arrête !
― Je ne vais pas te mordre, me murmure-t-il d'une voix fiévreuse.
La panique l'emporte. Je tente de le repousser, mais mes membres affaiblis par l'orgasme ne répondent pas avec la vigueur espérée. Les larmes me montent à la gorge, les souvenirs de leurs dents en train de déchiqueter ma peau m'assaillent. Le sentiment de danger est imminent.
― Matthew !
Je lui hurle dessus de toutes mes forces et il me regarde, surpris. Le monde tourne. Une enclume s'abat sur ma poitrine. Je perçois à peine ses mots. Je tombe à genoux dans l'herbe humide et me couvre le visage, le souffle court et les membres tremblants, agités par des tics nerveux.
― William ? Qu'est-ce qui ne va pas ? dit-il doucement en me prenant dans ses bras.
― Ne me touche pas !
Je le rejette, refoule le cauchemar pour tenter d'oublier l'horreur, mais le contact bien réel de ses canines sur ma peau donne vie à l'enfer.
― Je ne pourrai pas... murmuré-je d'une voix fébrile, je ne pourrai pas...
― Tu ne pourras pas quoi ?
― Toi et moi... je ne pourrai pas... Je suis désolé.
Il marque un court silence.
― Je ne pensais pas que tu avais aussi peur de nous, se navre-t-il. C'est moi qui suis désolé. Je n'aurais pas dû toucher ton cou. Tout était si parfait, juste avant...
C'est vrai, tout était parfait. J'aimerais revenir une minute en arrière. L'oppression s'allège peu à peu, mais le vertige persiste et les tremblements agitent toujours mes bras.
― William, tu as déjà été mordu et ça s'est mal passé ?
Je serre les dents. Je ne veux pas lui en parler, mais l'évitement est tout sauf une solution. J'ai vécu un traumatisme en enfer qui a réveillé et accentué ceux de mon passé tortueux avec les vampires. Je dois l'affronter et reconnaître mes émotions ou il affectera ma mission.
― Le démon. Le démon m'a plongé en enfer.
Je déglutis. Ma gorge est sèche, les mots sont difficiles à prononcer.
― Là-bas, j'ai été mordu par pleins de vampires à la fois. Des vampires que j'ai tués. Ils ont déchiqueté ma peau, ma gorge... articulé-je en effleurant mon cou. Mon corps et mes membres se faisaient déchirer. Je voyais ma chair, mes muscles. J'avais mal, très mal...
Pour ne pas employer d'autres termes. Je frémis, glacé par un profond mal-être. Matthew reste prostré devant moi. La douleur d'une morsure est-elle plus douloureuse qu'on ne le prétend ?
― William, ce démon s'appelle Ozrun, il n'a pas été envoyé par Dieu.
― Tu... tu as eu des informations par ton amie de Milan ?
Il acquiesce.
― C'est un démon illusionniste sadique qui aime torturer les gens. Ce qu'il t'a montré, ce n'est ni la réalité ni l'enfer qui t'attend, c'était son tourment, à lui.
Mon regard s'agrandit.
― Ce n'est pas l'enfer qui...
― Non. Rien de tout ça n'était réel.
Un puissant frisson me secoue de l'intérieur, aussi fort qu'une bourrasque de vent. Ma chaleur corporelle diminue brusquement, la tension avec. Ces souffrances, la malédiction divine... tout cela était donc sa faute ? Je me prends le front dans la paume, choqué. Pourquoi me faire vivre un tel cauchemar ? Qui me haïrait au point de me jeter ce sort ignoble ?
― Si ce n'est pas Dieu, qui a bien pu m'envoyer ce démon ? lui demandé-je, confus. Qui veut à ce point me voir souffrir alors que je passe mes journées à épauler nos paroissiens ?
Je lève un regard désemparé dans le sien, dans l'attente d'une réponse qui n'arrive pas. Je finis par baisser la tête. Le démon a gravé l'horreur au fer rouge dans mon esprit. Combien de temps vais-je mettre à m'en détacher ? Je ne peux pas me permettre de perdre mes moyens face aux vampires que je chasse, il en va de ma vie et de la sécurité des gens.
Je ferme les yeux, une boule d'inquiétude au creux du ventre. Je dois me reprendre. Ecraser et enfouir cette peur comme j'ai supprimé mon passé à l'Ecole des Oubliés, à Littlerock. Je suis malgré tout profondément soulagé de ne pas avoir été maudit par Dieu. Matthew vient de retirer un poids immense de ma conscience.
― Merci, murmuré-je.
― De quoi ?
― Je me sens plus léger grâce à toi. Alors, merci.
― Ne me remercie pas pour ça, dit-il avec un air contrarié.
Il me tend une main et je la saisis pour nous relever ensemble.
― L'averse s'est calmée, profitons-en pour rentrer.
J'approuve sa suggestion et il récupère les affaires avant de nous diriger vers le cabriolet. Une fois à l'intérieur, je constate l'ampleur des « dégâts » au niveau de mon pantalon. Je place une main sur mon entrejambe et tourne la tête, embarrassé. Mes pensées recommencent à se bousculer.
― Une douche en rentrant, hein ? plaisante-t-il.
― En effet.
― Moi qui voulais t'offrir un rencard parfait... Je fais vraiment tout de travers depuis le début, avec toi.
― « L'imperfection est beauté, la folie est génie et il vaut mieux être totalement ridicule que totalement ennuyeux ».
Il lâche un petit rire sur cette citation de Marylin Monroe. Nous nous dévisageons un instant.
― Un premier baiser sous la pluie et un orgasme sans même m'avoir touché. Personnellement, je trouve ce rencard très réussi, le rassuré-je.
Il caresse ma joue.
― Tu mérites tout ce qu'il y a de plus beau.
Sa bouche se rapproche et il embrasse la commissure de mes lèvres.
― Mon tendre Will...
Je lui rends un doux sourire.