La réunion avait été exécrable. Arthur n’avait pas cessé de négocier et d’attaquer, ce que je pouvais gérer, mais lorsque cette jeune femme fit irruption dans mon salon d’affaires, tout avait basculé. Il avait profité de mon désarroi face à elle pour être davantage agressif dans son marchandage et je dus couper court à la rencontre. Une fois Arthur parti, je fonçais vers le bureau pour que Lucas s’explique. Il supervisait les recrutements, pas la destruction de mes plans commerciaux. Tandis que je rentrais dans la salle, il devint plus blanc qu’un cachet d’aspirine et prit les devants.
— Je suis vraiment désolé monsieur, si j’avais su qu’elle ferait un tel scandale, je ne l’aurais pas convié à cet entretien, supplia-t-il.
— Ce que je veux comprendre, c’est pourquoi elle a réagi de cette façon.
— C’est une hystérique vénale, monsieur. Je lui ai proposé le revenu attendu pour son emploi et elle s’est enflammée en disant que ces compétences valaient plus que ça et elle est partie en furie.
— Et, comme tu n’as pas été capable de la maintenir, je me retrouve avec une salariée surpayée qui risque de me poser un problème.
— On aurait pu simplement la reconduire chez elle, murmura-t-il.
— Pour qu’elle nous fasse mauvaise pub ou qu’elle nous fasse un procès pour, je ne sais quel motif bidon ? Étant donné que c’est ta faute, tu es responsable de sa formation et de son travail, tranchais-je.
Je ne le laissais pas répondre, de toute façon, il n’avait pas à contredire mes ordres et je partis dans mon appartement. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’en plus d’être persuadé qu’il ne m’avait pas dit toute la vérité, c’est que j’avais une autre raison pour avoir insisté pour qu’on l’embauche. En effet, à la vue de cette jeune femme à la chevelure bouclée, aux yeux verts perçants et à la peau hâlée, mon cœur avait raté un battement. Je n’avais pas pu décrocher mon regard d’elle pendant de longues minutes et pendant les heures qui avaient suivi, jusqu’à maintenant, elle n’avait fait que me hanter. En plus d’être d’une beauté époustouflante, elle avait fait preuve de caractère et de courage, deux qualités que j’admirais.
Allongé sur mon lit, je ne trouvais pas le sommeil. Dès que je fermais les yeux, je voyais son visage et mon cœur battait la chamade à m’en vriller les oreilles. Je décidais de faire un tour pour me dégourdir les jambes. La pluie tombait fortement et malgré mon parapluie, mon pantalon était trempé, alors je me dirigeais vers une supérette. En plus d’être au sec, je pouvais y acheter le remède à mon insomnie : une bonne bouteille de whisky. À ma grande surprise, l’épicerie avait un autre client en dépit de l’heure. Encapuchonné, je ne pus voir que ses phalanges ensanglantées serrer sa canette de limonade. Ce n’était pas mon problème, il y avait une multitude de petites frappes dans les parages. Néanmoins, les coups d’œil apeuré du caissier en direction de cette personne me firent comprendre que quelque chose clochait. Je ne m’occupais pas des voyous, mais il en était de mon devoir de protéger mon quartier. J’étais l’homme le plus influent et respecté dans les hautes comme dans les basses sphères. Alors, au lieu de rentrer chez moi, je m’assis à sa table pour le confronter. Il leva la tête et je dus réfréner un mouvement de recul. C’était elle et elle était couverte de sang. Son œil droit avait viré au noir et était dangereusement gonflé, sa lèvre supérieure était fendue et le liquide écarlate avait coagulé tout autour. Elle me regardait avec des yeux vides, elle qui semblait avoir un fort caractère il y a quelques heures. Je ne savais pas quoi lui dire ni quoi faire. Je m’étais préparé à sermonner un jeune qui était allé trop loin, pas à me retrouver face à la femme qui me hante, rouée de coups. Je ne pouvais lui venir en aide tel que mon cœur le criait, j’étais son patron et j’avais une réputation à sauver. Je sentais dans mon dos le regard insistant du caissier ainsi que ceux des passants qui ralentissaient à ma vue. Je me levais et repris la direction de mon appartement. Mes muscles se contractaient et refusaient de s’éloigner d’elle, mais je devais le faire. Néanmoins, je m’arrêtais quelques rues plus loin et attendis qu’elle parte pour la suivre. Je ne pouvais rien faire directement, mais je pouvais m’assurer qu’elle rentre saine et sauve chez elle ou dans le pire des cas l’emmener à l’hôpital si elle faisait un malaise. Plusieurs heures plus tard, alors que le soleil se montrait et que le contenant de ma bouteille s’était réduit de moitié, elle se leva enfin. Elle titubait surement de douleur et de fatigue, car elle n’avait rien bu. Ce qui n’était pas mon cas et je sentais la chaleur de l’alcool me réchauffer en ce mois de décembre. Elle s’arrêta devant une porte d’entrée en bois vert où un homme était adossé. Elle était à quelques mètres de lui et il se dirigea vers elle dès qu’il l’aperçut. Il lui attrapa le bras et la plaqua contre lui, l’empêchant de se débattre. De son autre main, il la força à l’embrasser et se fut suffisant pour moi. Mon sang ne fit qu’un tour et je fonçais vers eux à grandes enjambées.