— Mademoiselle. Mademoiselle, réveillez-vous.
Nina ouvrit les yeux et, confuse, observa les lieux autour d’elle. Ce n’était pas sa chambre, ni même un quelconque lieu qu’elle connaissait.
Elle sursauta en voyant la femme à ses côtés. Elle la reconnut toutefois. Et elle comprit. Le jeu. Ce satané jeu !
Une douleur au bras la fit siffler. Elle y porta la main. Elle vit des piqûres comme si on l’avait blessée avec une aiguille ou quelque chose d’extrêmement effilé et pointu.
Elle fusilla la servante du regard. Cela ne pouvait être qu’elle la responsable. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce, ni aucune énergie inconnue en dehors de la sienne.
Comment avait-elle pu oser la blesser ?! Penelope n’était-elle pas la fille du Duc ? Certes pas très appréciée mais il y avait un minimum de respect tout de même dû à son rang !
Bloquée par le jeu pour des réponses prédéfinies, Nina fut incapable de parler ou de véhémenter. Elle se contenta alors de suivre ce que le jeu lui indiquait à travers les paroles de la servante.
— Mademoiselle, votre bain est prêt.
La servante sortit pour lui laisser de l’intimité et en même temps chercher le petit déjeuner. Cela rassura un instant Nina, du moins jusqu’à ce qu’elle constate qu’elle devait se laver dans une bassine d’eau plutôt qu’une vraie baignoire. Même pas une douche ! Une bassine d’eau ! Froide qui plus est !
Nina ravala sa fierté et se débarbouilla rapidement. En se regardant dans le miroir, elle constata que Penelope était une jolie jeune fille. Bien qu’un peu maigre à son goût. Et surtout, elle avait cet air naturellement féroce, à croire que la vie ne lui avait jamais fait de cadeau. En sentant l’énergie de la servante approcher, Nina se hâta et sélectionna une tenue dans la garde-robe. Que de belles robes. Pour la plupart extravagantes et typiquement victoriennes. Rien de simple. Elle retint un soupire et en attrapa une au hasard.
Elle se brossait les cheveux bien trop longs à son goût quand la servante revenait avec un plateau repas.
— Vous vous êtes déjà habillée ?! Toute seule ?
Nina la regarda d’un oeil noir. Comme si elle avait besoin d’aide pour s’habiller ! Aucun menu du système ne se révéla toutefois. Donc pas de possibilité de lui répondre. Ce qui l’arrangeait grandement. Elle ne se voyait pas s’écraser devant la femme qui l’avait blessée.
La Quincy dut toutefois revoir ses plans en constatant le menu de son petit-déjeuner. Menu dont elle se rappelait du jeu et cela la dégoûtait encore plus.
Thé froid, pain rassis et gruau insipide à la limite d’être moisi.
Nina fusilla une fois encore la servante du regard. Elle ne vit chez elle que moquerie et amusement. Elle ne le serait plus pour très longtemps. Alors qu’elle avisait les choix offerts par le système.
Elle n’avait pas le choix.
Si elle prenait le premier, la servante irait se plaindre auprès du Duc et ensuite le fils aîné viendrait pour l’enfermer dans sa chambre où elle mourrait littéralement de faim. Un peu aberrant dans son sens. On ne meurt pas de faim si facilement mais comme elle en était déjà morte en jouant, Nina ne souhaitait pas tenter le diable plus que cela.
Si elle choisissait la deuxième option, ce serait le cadet qui se pointerait. Et en tentant de les séparer, Penelope finissait avec une fourchette plantée dans la tempe. Fin peu enviable…
Ne restait plus donc que le troisième choix : manger. La bile remonta à la gorge de Nina alors qu’elle se faisait violence pour accepter cette éventualité. Pour survivre une journée de plus dans cet enfer, elle devait manger ça quitte à se rendre malade.
Elle appuya sur le troisième choix et se laissa faire, telle un automate par le système du jeu. Sa main prit la cuillère, la plongea dans le gruau et le porta à sa bouche. Ce qui aurait dû être insipide se révéla être horrible tant à l’odeur qu’au goût. Nina déglutit rapidement pour le faire passer au plus vite. Si elle avalait rapidement, elle aurait peut-être une chance de faire disparaître le goût avec le thé froid. Si toutefois son estomac ne réagissait pas face à la moisissure…
Nina ne connaissait rien de la constitution de son corps. Elle savait juste qu’elle avait, par elle ne savait quel miracle, emportée ses compétences de Quincy avec elle. Compétences qui ne lui était d’aucun secours en cet instant car elle devait suivre le script du jeu.
— Hein ? entendit-elle derrière elle.
Nina porta la main au pain et le coupa en deux. Elle enfourna un bout dans sa bouche.
— Mad… mademoiselle ! Vous allez vraiment manger ça ?
La Quincy l’ignora et continua, forcée par le jeu.
— Qu’est-ce que tu fais ?
La voix de Reynold. Nina ne lui accorda aucun regard, obnubilée par cette nourriture horrible qu’elle n’arrêtait pas d’ingurgiter.
— Jeu… jeune maître Reynold ! s’exclama la servante.
A sa neuvième bouchée, l’estomac de Nina se révolta. Elle porta la main à la bouche, à deux doigts de remettre son repas.
— Eh ! dit Reynold en approchant. Tu vas b… ?! Qu’est-ce que ?!
Le jeune homme se tourna vers la servante.
— Qu’est-ce que tu lui as donné ?
— Jeu… jeune Maître ! Je…
Reynold frappa du poing sur la table.
— Oh ! s’exclama la servante, apeurée cette fois.
— Même si tu oses mépriser notre famille, il y a des limites à ne pas dépasser ! Comment oses-tu donner ça à ta maîtresse ?!
— Jeune Maître; ce n’est pas ça ! C’est que…
— Va-t’en !
Nina se redressa, une main sur le ventre, l’autre devant sa bouche. Elle gardait les yeux fermés. Il était hors de question qu’elle fasse une scène en remettant tout. Mais cette situation ne l’empêchait pas d’analyser ce qu’il se passait.
Pourquoi Reynold Eckhart venait l’aider alors qu’il était le responsable de sa mort si elle prenait un autre choix ? Cela n’avait aucun sens.
Elle regarda la servante paniquée alors que le jeune homme sortait pour appeler le majordome. Ce dernier arriva.
— Jeune Maître, que se passe-t-il ?
— Enfermez-la, ordonna Reynold en pointant la servante.
Elle fut emmenée malgré ses cris et ses excuses. Reynold se tourna ensuite vers Nina. Il approcha, les traits soucieux.
— Eh ! Ca va ? Tu avalais ça sans rechigner ? Fallait renverser la table en hurlant comme d’habitude…
Nina lui lança un regard noir. Si elle ne l’avait pas fait, elle en serait morte. Toutefois, si la servante avait osé lui servir cela, en plus de l’avoir blessée plus tôt, elle ne doutait pas que d’autres membres du personnel du Duché devaient la détester et se comporter de manière tout aussi horrible à son égard.
Pourquoi ? Qu’avait fait Penelope pour mériter autant de dédain et de haine de la part de sa famille ? Et comment sa famille ne voyait pas à quel point elle était maltraitée ? N’était-elle pas attentive ? En avait-elle quelque chose à faire d’elle ?
Plus elle observait, plus Nina commençait à avoir pitié de la “vilaine Penelope Eckhart”.
Elle eut un nouveau haut le coeur. Rien ne sortit.
— Ca n’a pas l’air d’aller. Tu veux que j’appelle un médecin ? s’enquit Reynold.
Le système lui révéla à nouveau trois choix de réponses. Nina réfléchit judicieusement. Sa vie était toujours dans la balance. En particulier avec le “- 10 %” qui flottait au-dessus de la tête du jeune homme.
Même pas un oui. Alors qu’elle en aurait bien besoin, elle, du médecin. Ou du moins, elle devrait en voir un en toute logique au vu de la situation. Nina ne craignait pas trop, elle aurait juste une petite indigestion passagère. Tout au plus deux jours au lit ou à courir au toilette. Rien de dramatique.
Mais pourquoi de tels choix ? C’était à croire qu’il n’y avait pas d’amour dans cette maison. Nina réfléchit au mode normal. Non, il n’y en avait pas. Que de la haine. De ce fait, comment sa demande et son inquiétude pourraient-elles être réelles ?
Elle inspira par le nez, déglutit pour chasser le vomi qui s'apprêtait à sortir et choisit.
— Occupe-toi de tes affaires.
Il la regarda avec surprise.
— Tu…
Son visage se ferma.
— D’accord, dit-il en se dirigeant vers la sortie. De toute façon, aucun médecin ne voudrait s’occuper de toi. Mange ce que tu veux. Que t’en meures ou pas, c’est toi qui vois.
Elle vit le pourcentage clignoter au-dessus de sa tête. Nina plissa les yeux.
N’était-il pas à - 10 % il y avait encore quelques instants ?
Quoi qu’il en fut, elle se retrouva bien vite à nouveau seule dans sa chambre.
L’encart du système commença à clignoter. Intriguée et surtout mal à l’aise, Nina appuya dessus.
Nina n’hésita pas un seul instant.
— Ca, c’est ce que je vais devoir découvrir et empêcher, murmura Nina pour elle-même. En tous cas, une chose est sûre, elle est devenue méchante à cause de ce qu’on lui fait subir. Si ça dure depuis ses douze ans, je n’ose imaginer le véritable caractère de Penelope. Elle doit être à la limite de la rupture…
Les paroles de Reynold lui revinrent. Fallait renverser la table en hurlant comme d’habitude… Elle était du genre expressive. Et rien ne marchait, cela empirait même. Et si… et si Nina faisait exactement l’inverse ? Un esprit adulte et de bonnes déductions bien adultes, faisant des compromis le plus possible en fonction des choix mais toujours choisir celui qui ferait le moins de vague ? Celui le plus opposé au comportement colérique de la Penelope que Reynold lui avait vaguement dépeint ?
C’était un coup à tenter.
Nina s’installa à sa coiffeuse et croisa son regard. Tout était en contraste. Loin d’elle ses cheveux blonds et ses yeux bleu céruléen. Elle avait désormais cette longue crinière rose sombre et ces yeux de jade si froids. Sans parler de ses vêtements. Elle n’était pas habituée à porter des robes, préférant de loin des pantalons et un chemisier bien plus adaptés pour son travail d’ingénieure en biotechnologie, notamment avec le reishi et le développement des armes Quincy. Quand elle n’était pas tout simplement habillée de son traditionnel uniforme blanc…
Elle allait devoir faire avec.
Après s’être renseignée un minimum sur les différents Love-Interest présents dans le jeu, des personnages dont elle n’avait guère plus d’information si ce n’est leur nom à l’exception des deux Eckhart sous prétexte de…
Nina avait simplement renoncé à faire un quelconque plan dans l’immédiat. Après-tout, ce n’était qu’un jeu de séduction et elle restait une femme intelligente. Elle pourrait s’en sortir si elle s’y prenait avec précaution.
Elle avait juste une date limite : la date de cérémonie de la majorité de Penelope où le mode normal commence. Le jour où Yvonne revient au Duché.
— Bon, ben il faut s’y mettre ! dit-elle au miroir.
Elle prit son visage entre ses mains et observa son reflet, les yeux droits dans ceux de Penelope.
— Ca va aller, ma belle. Tu vas voir, je vais nous faire survivre. Parce que je veux survivre et parce que tu mérites sûrement une happy ending.
Elle ferma les yeux et inspira un bon coup. Quand Nina les rouvrit, elle était déterminée.
— A partir de maintenant, je suis Penelope Eckhart.