Le taxi s'arrêta devant l'imposant édifice de BlackTower, ses vitres teintées reflétant le soleil matinal de Manhattan. Élisa Moreau inspira profondément, tentant de calmer les battements frénétiques de son cœur. À travers la fenêtre, elle contempla l'architecture intimidante du siège de l'une des plus puissantes entreprises de marketing stratégique au monde – soixante-quinze étages d'acier et de verre qui s'élevaient comme une déclaration d'arrogance et de pouvoir dans le ciel new-yorkais.
"C'est ici, mademoiselle," annonça le chauffeur en se tournant vers elle.
Élisa acquiesça, ses doigts serrant nerveusement la bandoulière de son sac en cuir beige – le plus cher qu'elle possédait, acheté spécialement pour ce jour tant attendu. Elle régla la course et descendit du véhicule, lissant machinalement sa jupe crayon anthracite.
À vingt-six ans, Élisa avait travaillé sans relâche pour ce moment. Major de promotion de la prestigieuse école de commerce de Columbia, elle avait enchaîné stages et petits boulots pour financer ses études, dormant souvent moins de quatre heures par nuit. BlackTower représentait l'aboutissement de ces années d'efforts acharnés.
Un frisson parcourut sa colonne vertébrale tandis qu'elle franchissait les portes tournantes du hall principal. L'intérieur était encore plus impressionnant que la façade. Un atrium vertigineux s'élevait sur plusieurs étages, dominé par une sculpture abstraite en métal qui semblait flotter dans l'air. Des hommes et des femmes en tenues impeccables traversaient l'espace d'un pas déterminé, dégageant cette assurance caractéristique des personnes habituées au pouvoir.
Élisa s'approcha du comptoir d'accueil, où une réceptionniste au visage impassible l'examina de haut en bas.
"Élisa Moreau. Premier jour. Je suis attendue au département des stratégies commerciales, 52ème étage," annonça-t-elle d'une voix qu'elle espérait assurée.
La réceptionniste vérifia son nom sur un écran tactile avant de lui tendre un badge provisoire. "Bienvenue à BlackTower, Mademoiselle Moreau. Les ascenseurs express sont sur votre droite."
La cabine d'ascenseur était tapissée de miroirs, offrant à Élisa une vue multiple de sa propre nervosité. Elle se força à respirer calmement tout en vérifiant son apparence : ses longs cheveux auburn étaient attachés en un chignon strict, son maquillage était discret mais soigné. Elle avait passé des heures la veille à préparer cette tenue qui se voulait professionnelle sans être austère – le tailleur gris anthracite dissimulait ses courbes sans les effacer complètement, et ses escarpins noirs lui donnaient exactement les cinq centimètres de hauteur dont elle avait besoin pour affronter ce monde d'intimidation.
L'ascenseur s'arrêta plusieurs fois, laissant entrer et sortir des employés. Au 38ème étage, un groupe d'hommes en costume sombre monta. Leur conversation s'interrompit brusquement lorsqu'ils pénétrèrent dans la cabine, créant un silence pesant qu'Élisa trouva particulièrement oppressant.
"... et Drake veut les chiffres sur son bureau avant midi," murmura l'un d'eux, reprenant la conversation en chuchotant.
"Impossible. L'équipe de Standford n'a pas finalisé l'analyse de risque," répondit un autre en vérifiant nerveusement sa montre.
"Tu préfères dire ça à Drake en face ? Parce que moi je préférerais encore me jeter par la fenêtre."
Un rire nerveux parcourut le groupe. Élisa enregistra mentalement ce nom – Drake – clairement quelqu'un d'important et visiblement redouté.
Au 52ème étage, les portes s'ouvrirent sur un espace lumineux aux lignes épurées. Des bureaux en verre permettaient une transparence apparente, bien que certains fussent équipés de stores pour les moments de confidentialité. Une femme d'une quarantaine d'années, vêtue d'un tailleur-pantalon marine, l'attendait avec une expression sévère.
"Mademoiselle Moreau ? Je suis Catherine Palmer, directrice adjointe du département stratégie. Vous êtes en retard de trois minutes."
"Je suis désolée, le taxi a—"
"Chez BlackTower, nous ne nous excusons pas, nous anticipons," l'interrompit Palmer. "Suivez-moi pour votre briefing d'intégration."
Élisa suivit sa nouvelle supérieure à travers l'open space, consciente des regards curieux qui se posaient sur elle. Catherine Palmer marchait d'un pas rapide et assuré, ses talons claquant sur le sol en marbre, créant une cadence intimidante.
"Vous avez été recrutée sur recommandation du professeur Steinberg," expliqua Palmer sans ralentir. "Votre mémoire sur les stratégies d'acquisition en période de volatilité fiscale a attiré notre attention. Ne vous méprenez pas – ici, ce parcours académique ne vous garantit rien. Vous commencez tout en bas."
Élisa acquiesça silencieusement. Elle s'était préparée à cette réalité.
"Voici votre espace de travail," déclara Palmer en désignant un bureau plus petit que les autres, situé à l'angle de l'étage. "Vous partagerez cette zone avec trois autres nouveaux analystes. Pour l'instant, familiarisez-vous avec nos protocoles internes. Les dossiers confidentiels sont sur le serveur sécurisé. Votre identifiant provisoire vous permettra d'accéder au niveau 1 uniquement."
Catherine lui désigna ensuite une porte au fond du couloir. "La salle de conférence Alpha. Réunion d'accueil dans trente minutes avec les autres recrues. Ne soyez pas en retard."
Alors que Palmer s'éloignait, Élisa prit possession de son bureau, déposant son sac et allumant l'ordinateur dernier cri qui l'attendait. Une jeune femme aux cheveux courts noirs et aux lunettes rectangulaires s'approcha d'elle avec un sourire discret.
"Ne t'inquiète pas pour Palmer. Elle teste toujours les nouveaux comme ça. Je suis Zoey Chen, département analyse prédictive."
Élisa lui rendit son sourire, reconnaissante pour ce premier contact amical. "Enchantée. C'est si intense ici que j'ai l'impression d'avoir du mal à respirer."
"Bienvenue dans la fosse aux lions," répondit Zoey en baissant la voix. "Premier conseil gratuit : apprends vite qui est qui dans la hiérarchie invisible. Les titres officiels ne disent pas tout."
"J'ai entendu mentionner un certain Drake dans l'ascenseur," chuchota Élisa. "Tout le monde semblait terrifié."
Le visage de Zoey se figea instantanément. Elle jeta un regard nerveux autour d'elles avant de s'asseoir sur le bord du bureau d'Élisa, encore plus près pour murmurer :
"Alexander Drake. PDG et fondateur. Trente-huit ans. Fortune estimée à plusieurs milliards. Neurodivergent selon les rumeurs, génie commercial confirmé." Elle marqua une pause. "Et prédateur redoutable, dans tous les sens du terme."
"Comment ça ?"
"Disons qu'il y a un roulement suspicieusement élevé parmi ses assistantes personnelles et certaines employées qui attirent son attention. Officiellement, elles partent pour de meilleures opportunités. Officieusement..." Zoey laissa sa phrase en suspens, haussant significativement les sourcils.
"Tu veux dire qu'il—"
"Je veux dire que tu devrais rester invisible pour Drake," l'interrompit Zoey avec insistance. "Fais ton travail, reste dans l'ombre, adresse-toi uniquement à ta hiérarchie directe. Celles qui attirent son attention ne font jamais long feu chez BlackTower. Soit elles partent détruites, soit..."
"Soit?"
"Soit elles deviennent comme Catherine Palmer – des exécutrices impitoyables qui ont vendu leur âme à l'entreprise."
Élisa sentit un frisson désagréable parcourir sa nuque. "Et physiquement, à quoi ressemble-t-il? Pour que je puisse l'éviter," ajouta-t-elle rapidement.
Zoey eut un rire nerveux. "Oh, c'est bien là le problème. Si Drake était repoussant, ce serait plus facile." Elle pointa discrètement vers le mur du fond, où étaient alignés les portraits des dirigeants. "Troisième à partir de la gauche."
Élisa suivit la direction indiquée et son souffle se bloqua involontairement dans sa gorge. Le portrait montrait un homme au visage sculptural encadré d'une barbe parfaitement taillée. Des yeux d'un gris pâle presque métallique fixaient l'objectif avec une intensité dérangeante. Ses traits étaient durs, aristocratiques, comme taillés dans le marbre – une mâchoire carrée, des pommettes hautes, un nez droit. Ses lèvres fines esquissaient à peine un sourire, donnant l'impression qu'il se moquait secrètement du photographe.
"C'est injuste, n'est-ce pas?" commenta Zoey en observant la réaction d'Élisa. "Le bâtard a tout pour lui – l'argent, le pouvoir, et ce physique de dieu nordique. Certaines filles ici fantasment sur lui malgré sa réputation. Elles l'appellent 'le loup gris' à cause de ses yeux."
Élisa détacha son regard du portrait, troublée par la réaction instinctive de son corps à cette simple photographie. "Il ne peut pas être si terrible," murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Zoey.
"Tu n'as pas idée," répondit Zoey en se levant. "La réunion va bientôt commencer. Tu viens?"
Pendant qu'elles se dirigeaient vers la salle de conférence, Élisa remarqua une agitation inhabituelle près des ascenseurs. Les employés semblaient soudain plus tendus, plus alertes, comme des proies sentant l'approche d'un prédateur. Catherine Palmer émergea d'un bureau adjacent, réajustant nerveusement sa veste.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, et Élisa eut à peine le temps d'apercevoir une silhouette masculine imposante avant que Zoey ne la tire brusquement dans un couloir perpendiculaire.
"C'est lui," souffla Zoey. "Drake ne vient presque jamais à cet étage. Quelqu'un doit être dans un sacré pétrin."
De leur position, Élisa ne pouvait voir que partiellement la scène. Alexander Drake était encore plus impressionnant en personne que sur sa photographie. Grand – probablement plus d'un mètre quatre-vingt-dix – il dominait tous ceux qui l'entouraient. Son costume noir sur mesure soulignait des épaules larges et une silhouette athlétique. Ses cheveux noirs, légèrement grisonnants aux tempes, étaient coiffés en arrière, dégageant ce visage qui semblait sculpté pour intimider.
Il traversa l'espace sans adresser un regard à quiconque, suivi par deux assistants qui peinaient visiblement à tenir son rythme. Sa présence semblait littéralement aspirer l'oxygène de la pièce. Il s'arrêta brièvement devant le bureau de Catherine Palmer, lui murmurant quelque chose qui la fit pâlir.
Puis, comme s'il avait senti qu'on l'observait, Drake tourna légèrement la tête dans la direction d'Élisa. Pendant une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent à distance. Élisa sentit un choc électrique parcourir son corps entier, comme si elle venait de toucher un fil à haute tension. Les yeux gris acier semblaient voir à travers elle, enregistrer chaque détail de son apparence pour une analyse ultérieure.
Puis le moment passa. Drake détourna son attention et disparut dans le bureau de Palmer, laissant Élisa étrangement essoufflée, comme si elle venait de courir un sprint.
"Tu vois ce que je veux dire?" murmura Zoey. "C'est comme ça qu'il te piège. Un seul regard et tu te retrouves à te demander ce que ça ferait d'être la cible de toute cette intensité."
Élisa secoua la tête pour se ressaisir. "C'est ridicule," protesta-t-elle faiblement. "Je suis ici pour ma carrière, pas pour... quoi que ce soit d'autre."
"C'est ce qu'elles disent toutes au début," répondit Zoey avec un sourire triste. "Viens, on va être en retard pour la réunion."
La salle de conférence Alpha était déjà presque pleine quand elles arrivèrent. Une dizaine de jeunes recrues, hommes et femmes au même regard déterminé qu'Élisa, attendaient nerveusement le début de la présentation. Catherine Palmer entra quelques minutes plus tard, visiblement tendue après sa rencontre avec Drake.
"Bienvenue à BlackTower," commença-t-elle d'une voix professionnelle qui ne trahissait rien de son état émotionnel. "Vous avez été sélectionnés parmi des milliers de candidats pour rejoindre l'élite du marketing stratégique mondial. Moins de 20% d'entre vous seront encore là dans un an."
Un murmure anxieux parcourut l'assemblée. Palmer poursuivit, imperturbable :
"BlackTower n'est pas une entreprise ordinaire. Nous ne vendons pas simplement des stratégies marketing – nous réinventons les marchés. Nous ne suivons pas les tendances – nous les créons. Et nous n'acceptons pas la médiocrité, sous aucune forme."
Les écrans de la salle s'allumèrent simultanément, montrant des graphiques de performance et des logos de clients prestigieux.
"Chacun d'entre vous sera évalué quotidiennement. Vos performances seront mesurées, analysées et comparées. La compétition est encouragée, mais la collaboration est essentielle. Nous ne tolérons pas les erreurs répétées, mais nous récompensons généreusement l'excellence."
Palmer fit défiler une série de diapositives détaillant le programme d'intégration. Élisa prenait consciencieusement des notes, mais une partie de son esprit restait fixée sur cette brève rencontre visuelle avec Alexander Drake. Quelque chose dans ce regard l'avait perturbée profondément, éveillant des sensations qu'elle préférait ignorer.
La présentation se poursuivit pendant une heure, couvrant les politiques de l'entreprise, les attentes en matière de confidentialité, les objectifs trimestriels. Puis Palmer assigna à chaque recrue un mentor et un premier projet d'évaluation.
"Mademoiselle Moreau," appela Palmer alors que la salle commençait à se vider. "Un instant."
Élisa s'approcha, remarquant le regard inquiet que lui lança Zoey avant de quitter la pièce.
"Vous travaillerez directement sous ma supervision pour votre période d'essai," annonça Palmer. "Le projet Artemis – analyse complète du marché asiatique pour notre client pharmaceutique. Les données brutes sont déjà sur votre serveur. J'attends un rapport préliminaire vendredi."
"Trois jours pour analyser tout un marché continental?" Élisa ne put s'empêcher de réagir.
Les yeux de Palmer se rétrécirent. "Est-ce un problème, Mademoiselle Moreau?"
Élisa se redressa légèrement. "Non, madame. Je m'y mettrai immédiatement."
Palmer sembla évaluer sa réaction pendant un moment. "Bien. Un dernier conseil, Moreau. Vous avez attiré l'attention aujourd'hui."
Le cœur d'Élisa manqua un battement. "Comment ça?"
"Monsieur Drake a remarqué votre présence dans le couloir. Il a demandé votre nom."
La température de la pièce sembla chuter de plusieurs degrés. "Et... est-ce une bonne chose?" demanda Élisa, incapable de masquer complètement son appréhension.
"Cela dépend," répondit Palmer avec une expression indéchiffrable. "Drake a un œil pour repérer soit le talent exceptionnel, soit..."
Elle laissa sa phrase en suspens, mais son regard parlait pour elle.
"Je suis ici pour travailler, Madame Palmer. Uniquement pour travailler," affirma Élisa avec toute la conviction qu'elle pouvait rassembler.
"Dans ce cas, concentrez-vous sur le projet Artemis. Impressionnez-moi avec votre analyse, pas avec votre apparence. Vous pouvez disposer."
De retour à son bureau, Élisa tenta de se plonger dans les données du projet, mais son esprit revenait sans cesse à cet instant où ses yeux avaient croisé ceux d'Alexander Drake. Cette sensation étrange qui l'avait traversée – comme une reconnaissance, un danger, une promesse – tout à la fois.
En fin d'après-midi, alors que la plupart des employés se préparaient à partir, Élisa restait concentrée sur son écran, déterminée à faire ses preuves. Un message apparut soudain dans son système de messagerie interne.
De : A. Drake
À : É. Moreau
Objet : Projet Artemis
Mademoiselle Moreau,
Votre intégration se passe-t-elle comme prévu? J'ai cru comprendre que Catherine vous a confié le projet Artemis. Une tâche ambitieuse pour un premier jour.
Je serai curieux de voir votre approche analytique.
A.D.
Élisa fixa le message, incrédule. Le PDG de BlackTower lui écrivait personnellement, le jour de son arrivée? La mise en garde de Zoey résonna dans son esprit : "Celles qui attirent son attention ne font jamais long feu."
Ses doigts hésitèrent au-dessus du clavier. Ne pas répondre semblerait impoli. Répondre trop formellement paraîtrait craintif. Répondre avec trop d'assurance pourrait sembler présomptueux.
Finalement, elle opta pour une réponse professionnelle mais confiante :
De : É. Moreau
À : A. Drake
Objet : RE: Projet Artemis
Monsieur Drake,
L'intégration se déroule efficacement. Le projet Artemis représente effectivement un défi stimulant que j'aborde avec enthousiasme.
Je me concentre actuellement sur l'identification des variables cachées qui pourraient influencer l'expansion pharmaceutique dans la région. Mon rapport préliminaire sera prêt vendredi, comme demandé.
Cordialement,
Élisa Moreau
Elle relut trois fois son message avant de l'envoyer, puis retint son souffle en attendant une éventuelle réponse. Aucune ne vint.
Vers 20h, elle rassembla ses affaires, épuisée mais satisfaite de sa première journée. Le bureau s'était considérablement vidé, seuls quelques employés acharnés restaient encore à leur poste.
En attendant l'ascenseur, Élisa eut la sensation désagréable d'être observée. Elle se retourna lentement, scrutant l'open space faiblement éclairé. Tout au bout du couloir, à travers les stores partiellement ouverts d'un bureau de direction, elle aperçut une silhouette masculine. Même à cette distance, elle reconnut instantanément la stature imposante d'Alexander Drake.
Il se tenait immobile, un verre de ce qui semblait être du whisky à la main, la regardant fixement. La distance et la pénombre ne permettaient pas de distinguer clairement son expression, mais Élisa sentit à nouveau ce frisson électrique parcourir sa colonne vertébrale.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent derrière elle. Élisa hésita une fraction de seconde, puis entra dans la cabine, rompant enfin ce contact visuel troublant. Alors que les portes se refermaient, elle eut l'impression d'entendre sa propre voix intérieure lui murmurer un avertissement :
Dans quoi t'es-tu embarquée, Élisa?