…et asphalte
— Il avait pas très bon goût, celui-ci, se plaint une des femelles.
Nous avons quitté le jardin du quartier plutôt calme où habitait l'agent immobilier pour nous retrancher dans les bois. L'autre femelle reprend pendant qu'elle lèche une à une ses pattes avant, encore humide de sang.
— Viande avariée marinée au Cognac, arrière goût de pisse.
On éclate de rire et les deux autres mâles poursuivent :
— Tu t'en doutais, hein Khaleel ? C'est pour ça que tu t'es pas joint au dîné.
— J'ai su qu'il serait rance rien qu'à l'odeur.
— Et tes papilles de fin gourmet méritent mieux que les nôtres ? Tu deviens aussi arrogant qu'un humain, ma parole.
Ma colère explose face à cette insulte. Une bourrasque violente balaie la végétation sous la puissance de mon aura. Sans prévenir, je bondis et referme ma mâchoire destructrice sur la gorge de l'effronté.
Plus imposant par mon statut, je le plaque au sol sans effort. Mes pattes massives l'écrasent, face contre terre. Son cri de douleur perce la nuit quand mes crocs tranchent son oreille. J'avale le morceau tout rond, sous les regards attentifs des autres. Puis, toujours perché sur ce crétin, je décrète :
— Je suis l'alpha, j'ai le luxe de choisir qui je bouffe. Pas vous.
— Ouais, bon... élude la deuxième femelle. On fait quoi maintenant ? J'ai encore la dalle, moi. On peut choper de la chair fraîche ou alors on va encore devoir se contenter de bétail et d'animaux domestiques ?
Je m'ébroue, dégoûté par cette idée, et descends de mon subordonné. Il ne se plaint plus. Son oreille repousse déjà.
— Ça me déplait autant qu'à vous, mais vaut mieux la jouer discrète en ce moment.
Une autre meute du Seigneur des Croisements a rapporté que des chasseurs de monstres les ont attaqués récemment. Ils font à coup sûr partie de cette organisation mondiale créée par les humains, pour la protection de leurs semblables. De ce que j'en sais, ils recrutent même certaines créatures surnaturelles prêtes à trahir leur propre espèce.
La cible ?
Nous autres, dont les natures sont jugées « menaçantes » pour l'humanité.
C'est dire à quel point ces parasites se prennent pour le nombril de l'univers...
— Putain ! Saletés d'humains. Ils en veulent toujours plus, jusqu'à nous piquer le rôle de prédateurs. Autant ça m'amuse de les regarder s'entretuer, les voir se rebiffer me chauffe un peu plus de décennie en décennie ! C'est censé être eux, les proies, pas l'inverse.
Ils grognent leur approbation et continuent à râler. Je les écoute plus, je suis trop pris par mes propres réflexions. J'ai l'impression désagréable que les humains de cette organisation deviennent de plus en plus coriaces et nos ordres sont formels : éviter tout contact.
Ces connards de la surface et leurs alliés pensent en savoir des tonnes quant aux Chiens de l'Enfer. Ils se trompent. Les Démons s'organisent depuis des millénaires pour qu'ils en sachent le moins possible. Mais « humain » égal « grosse fouine particulièrement exaspérante » et mon instinct hurle que quelque chose cloche. La plupart ne se comportent plus comme du gibier ordinaire.
Ils se défendent farouchement.
Nous traquent.
Et en viennent à avoir la folle prétention de nous tuer.
Eux, qui sont faits de chair faible et d'os fragiles...
Je les déteste avec passion. Pas pour leur arrogance, non. Mais pour cette audace déplacée qu'ils ont de tenir tête à des êtres qui leur sont supérieurs. J'en viens à regretter l'époque où ils acceptaient simplement leur place dans la chaîne alimentaire.
Irrité, je pousse un grognement sourd qui met fin au débat.
— On reste sous le radar. Contentez-vous de ce que vous trouvez jusqu'à nouvel ordre.
Leur frustration empoisonne l'air comme un gaz toxique. Je choisis de l'ignorer et pars chasser en solo.
C’est la première fois que ma meute vient dans une de ces régions. Les arbres sont touffus et la végétation grouille de partout, mais ce climat tropical pourrait me rappeler la douce chaleur de l’Enfer s’il n’y manquait pas cette odeur métallique qui le caractérise. J’entends dire depuis un moment que la chaire des antillais est un régal. C’est trop con que je puisse pas en profiter.
Je repère assez vite quelques bœufs attachés sur un terrain privé. Un seul suffira à calmer ma faim. J'avance, invisible dans les ténèbres. Mais ces bêtes ont l'instinct du gibier : elles savent qu'un prédateur approche. D’abord allongées à somnoler, elles se lèvent en beuglant.
Personne ne les entendra dans cette immense zone non habitée. J'en choisis un au hasard et l'attaque. Mes crocs déchirent sa chaire. Je m'emmerde même pas à l'achever. Qu'il souffre, je m'en cogne. Je suis affamé.
Son sang encore chaud ruisselle sur ma langue et s'imprègne dans ma fourrure sombre. Je dévore à grandes bouchées malgré l’odeur de bouse. Sa viande est fade comparée aux délices que sont certains humains, mais je dois m'en contenter. Je grogne en arrachant un bout cartilagineux. Dans le temps, on pouvait bouffer autant de villageois qu’on voulait. Mais les civilisations se sont succédées et leurs foutues technologies ne cessent d'évoluer. Passant de l'électricité qui alimente aujourd'hui de grandes villes, aux petits appareils de malheur. Caméras, téléphones, drones… Des plaies pullulantes qui nous forcent à plus de discrétion, nous empêchent de manger tranquillement après avoir accompli nos missions.
Et, comme si ces nuisances ne suffisaient pas, il y a la menace grandissante que représente l'OLCES*.
Enfin rassasié, je m'éloigne en trottant. Sans destination précise. Peu importe que mes pattes foulent l'herbe haute, la terre battue ou le bitume. J'aime juste sentir le vent dans mes poils et l'air remplir mes poumons. L'atmosphère sur Terre est différente de celle des Enfers. Plus fine. Plus légère.
Je cours, à en perdre haleine, à travers les champs et les routes de campagne non éclairées. Il semble y en a beaucoup, ici, et elles sont presque désertes à cette heure.
Distrait par l’agitation d’un groupe de bestioles, je traverse un axe principal sans y prêter grande attention. Une lumière grossit à vive allure sur ma gauche et m'aveugle d’un coup.
Resté figé sur place, je suis éjecté de la route. Le choc est si diablement brutal que le bruit de la collision m'assourdis. Projeté en l'air, je m'écrase violemment sur l'asphalte, plusieurs mètres plus loin. Des grondements de douleur s'échappent de ma gorge alors que mon corps roule encore sur quelques mètres.
Merde...
J'ai l'impression d'avoir les os réduits en miettes.
Ça devait être un putain de camion.
À moitié conscient, j'entends des bribes de voix au loin et des pas précipités sur le bitume.
Et re-merde ! Je dois avoir quitté les ténèbres en me faisant percuter.
Outre les damnés dont le contrat arrive à terme, aucun humain ne doit me voir sous ma forme originelle. Je tente donc de me redresser pour me tirer au plus vite.
Échec pathétique.
Mon corps retombe comme une masse. Une douleur lancinante irradie mon abdomen, me coupe le souffle.
Haletant, la langue pendante dans la poussière, je regarde mon sang noir se répandre sur la chaussée.
Mes paupières s'alourdissent.
Puis c'est le néant.
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OLCES : Organisation de Lutte Contre Les Crimes Surnaturels, il s'agit de l'organisation mondiale évoquée par Khaleel.