— Théo, s'il te plaît ! Ne cours pas ! s'exclama Anastasia, poussant le chariot d'un pas pressé.
Le petit garçon de six ans, insouciant, s'élança dans le rayon comme si rien ne pouvait l'arrêter. Ses cheveux bruns, mi-longs et légèrement ébouriffés, tombaient en désordre juste en-dessous de ses oreilles, augmentant son air espiègle. Les joues rosies par l'excitation, il semblait totalement absorbé dans son monde imaginaire.
— Vrouuuummm ! cria-t-il, les bras tendus, tenant fermement son avion en plastique.
Il lui faisait exécuter des loopings et des plongées spectaculaires dans un ciel invisible, réservé à lui seul.
Son fils lui répondit par un grand sourire, ses yeux pétillants de malice, avant de replonger dans son jeu. Anastasia hésitait entre le gronder et le laisser profiter de ce moment de bonheur. Depuis la perte de son mari, les éclats de joie de Théo étaient devenus rares. Cela faisait deux ans que Matthew, son mari et grand amour, avait été victime d'une crise cardiaque en plein jogging. Bien qu'elle soit infirmière, elle n'avait rien pu faire pour le sauver. À vingt-neuf ans, Anastasia peinait encore à surmonter ce vide immense.
— Attention, turbulence ! s'exclama le petit garçon, concentré sur ses manœuvres aériennes. On traverse les nuages... Hop ! Sauvetage réussi !
Ils étaient venus faire des courses pour préparer l'anniversaire de Théo, qui fêterait ses sept ans le lendemain. Les rayons du supermarché avaient été passés au crible : œufs, chocolat, farine, bougies... Tout était prêt. À la caisse, son fils, les cheveux encore plus décoiffés par ses acrobaties, posa son avion sur le tapis roulant pour une rapide « réparation ». Une fois les courses payées, il repartit en trombe, plus enthousiaste que jamais.
Dans le parking, Anastasia poussa le chariot tandis que Théo marchait sagement à ses côtés, tenant fermement la poignée. Il savait qu'il devait rester près d'elle lorsqu'il y avait des voitures. Le vent jouait avec les cheveux auburn d'Anastasia, soulevant ses mèches ondulées et épaisses. Certaines effleuraient son visage ovale, accentuant ses traits délicats, tandis que d'autres dansaient librement dans l'air, leurs pointes rousses scintillant sous la lumière du jour.
Arrivée devant la voiture, Anastasia déverrouilla la portière.
— Monte, s'il te plait, je vais ranger les courses, lui demanda-t-elle d'une voix douce mais ferme.
Alors qu'elle était penchée sur les sacs, un mouvement attira son regard. Un homme se tenait non loin, vêtu d'une veste bombers noir, d'un t-shirt et d'un jean tout aussi sombre. Son allure décontractée contrastait avec une vigilance palpable. Ses yeux sombres, presque noirs, parcouraient les alentours, comme s'il cherchait quelque chose – ou quelqu'un.
Quand leurs regards se croisèrent, une étrange sensation de déjà-vu submergea Anastasia. Elle se redressa instinctivement, sa robe légère à fleurs flottant doucement dans la brise. L'homme s'arrêta à quelques mètres de sa voiture, la dévisageant avec une expression indéchiffrable. Ses cheveux noirs, coupés court, mettaient en valeur son visage anguleux, et un tatouage de hibou ornait son cou, ajoutant une touche mystérieuse à son apparence. Il esquissa un sourire à peine perceptible, comme s'il savourait une plaisanterie intérieure.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il d'une voix froide, presque cassante.
— Je...Je crois que je vous connais, répondit-elle, troublée, mais déterminée.
L'homme sembla s'amuser de sa réponse. Son regard perçant s'attarda sur elle, analysant chaque détail de son visage.
— Tu dois faire erreur, réfuta-t-il d'un ton calme, mais ses yeux sombres la scrutaient avec une intensité qui démentait sa désinvolture.
— Non, je ne crois pas, insista-t-elle, secouant légèrement la tête. J'ai vraiment l'impression de vous avoir déjà croisé quelque part.
Il fit un pas vers elle, son sourire s'élargissant imperceptiblement, comme s'il trouvait la situation divertissante.
— Peut-être que tu me confonds avec quelqu'un d'autre, répondit-il, une pointe de sarcasme dans la voix. C'est souvent le cas.
Anastasia mordilla sa lèvre inférieure, mal à l'aise, mais incapable de détourner le regard. Il y avait quelque chose de troublant dans son attitude : une dualité entre le jeu et une gravité sous-jacente.
— Non, ce n'est pas ça..., murmura-t-elle, cherchant ses mots. Je suis presque sûre de vous avoir déjà vu.
Il la fixa un moment, ses yeux se durcissant légèrement, avant de répondre avec une fausse désinvolture :
— Peut-être que c'est juste l'effet de mon charisme.
Quelque chose dans sa façon de parler laissait entendre qu'il était bien plus qu'il ne voulait le montrer. Malgré elle, Anastasia sentit son cœur s'accélérer. Ce n'était pas seulement son attitude ou son sourire qui l'intriguaient, mais une impression plus profonde, inexplicable.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle en esquissant un sourire timide. Bonne journée.
Elle ferma le coffre de sa voiture et se dirigea vers le côté conducteur. Alors qu'elle s'apprêtait à monter, l'homme murmura, presque à voix basse :
— Tu as raison. On se connaît sûrement. Mais ce n'est pas le bon moment pour le découvrir.
Il lui adressa un dernier regard, une lueur énigmatique dans les yeux, avant de tourner les talons et de s'éloigner. Anastasia resta figée un instant, son esprit en proie à une multitude de questions. L'image de l'homme au tatouage continuait de tourner dans sa tête, insistant, comme un puzzle dont elle ne parvenait pas à assembler les pièces.
Dans la voiture, Anastasia fixait un point vague à travers le pare-brise, son esprit ailleurs. Ses doigts se crispèrent légèrement sur le volant, trahissant son agitation intérieure.
— Maman, pourquoi tu observes toujours les gens comme ça ? demanda Théo depuis son siège arrière, rompant le silence.
Anastasia sursauta, ramenée à la réalité par la voix innocente de son fils. Elle se tourna vers lui, essayant de sourire malgré le tourbillon d'émotions qui l'habitait.
— Oh, rien, poussin. Je pensais juste à quelque chose.
Le petit garçon fronça le nez, visiblement sceptique, avant de se remettre à jouer avec son avion en plastique. Ses petites mains s'agitaient dans les airs, dessinant de nouvelles acrobaties imaginaires. Le moteur de la voiture ronronnait doucement, presque apaisant, mais malgré le calme apparent, Anastasia sentait une agitation sourde bouillonner en elle. Elle jeta un coup d'œil dans le rétroviseur, comme pour vérifier si l'homme au tatouage était toujours là, mais le parking était désormais vide de sa présence.
Une brise légère soufflait dans le quartier californien où ils vivaient, faisant danser les branches des palmiers et des eucalyptus qui bordaient les rues. Les maisons, aux façades impeccablement peintes dans des tons neutres, semblaient figées dans une carte postale. Jardins magnifiquement entretenus, allées pavées, pelouses d'un vert éclatant... Tout respirait la tranquillité. Pourtant, Anastasia avait du mal à s'y laisser bercer aujourd'hui.
Elle s'arrêta devant un passage pour piétons, observant distraitement un groupe d'écoliers traverser, leurs rires résonnant dans l'air chaud.
— T'es un peu bizarre quand tu fais ça, ajouta Théo, qui semblait bien plus attentif qu'elle ne le pensait.
Elle eut un petit rire, surprise par sa perspicacité.
— Peut-être que je le suis, oui, répondit-elle, amusée malgré elle.
Mais une part d'elle restait alourdie par cette rencontre troublante.
Lorsqu'ils arrivèrent devant leur maison, une grande bâtisse de style colonial, Anastasia coupa le moteur. La façade beige clair, surmontée de volets blancs impeccables, dégageait une élégance intemporelle. Les fenêtres spacieuses laissaient deviner l'intérieur lumineux, tandis qu'un jardin coloré bordait l'allée principale, encadrant la porte d'entrée en bois massif, légèrement arrondie vers le haut.
Elle sortit de la voiture en étirant ses jambes engourdies. À peine la portière ouverte, Théo jaillit à l'extérieur, son avion en plastique à la main. Il parcourait déjà la pelouse, courant en cercles serrés, tout en émettant des bruits de moteur avec sa bouche.
— Salut ! cria Evelyn, leur voisine aux cheveux blonds platine, depuis le trottoir d'en face.
Vêtue d'un tailleur ajusté aux couleurs pastel, avec un chemisier immaculé à peine trop boutonné, Evelyn affichait un sourire rigide. Son brushing parfait et son maquillage trop soigné criaient la perfection de façade. Sa voix perçait l'air d'un ton passif-agressif, et ses lunettes de soleil aux verres fumés dissimulaient un regard perçant et calculateur.
Anastasia soupira intérieurement, mais répondit d'un ton poli, légèrement teinté de sarcasme.
— Salut.
Anastasia contourna la voiture pour ouvrir le coffre. Elle tira un sac de courses bien trop lourd, le posant brièvement sur le rebord avant de le caler contre sa hanche. Entre deux pas vers la maison, elle jeta un regard vers Evelyn, toujours plantée là, comme si elle attendait une invitation qui ne viendrait jamais.
— Besoin d'un coup de main ? lança Evelyn, son sourire trop large pour être sincère.
— Non, merci, tout va bien, rétorqua Anastasia, en s'efforçant de maintenir son sourire figé.
Elle ouvrit la porte de la maison, laissant Théo courir devant elle. À peine dans le hall d'entrée, il se débarrassa de ses chaussures et fila dans le salon, sautant sur le canapé avec son avion en plastique.
La décoration intérieure qu'Anastasia avait minutieusement choisie procurait une atmosphère chaleureuse et apaisante. Les murs gris clair, associés au parquet en bois clair, donnaient une impression d'espace et de lumière. Le salon, spacieux et accueillant, était dominé par un canapé moelleux beige, orné de coussins verts aux différentes teintes. Une table basse en bois trônait au centre, entourée d'étagères remplies de livres, de photos de famille et de souvenirs de vacances. De grandes fenêtres offraient une vue sur le patio et le jardin, où la piscine trônait entre les arbustes taillés avec soin. Des fleurs éclatantes ajoutaient une touche de vie à ce tableau paisible.
Anastasia se dirigea vers la cuisine, une pièce fonctionnelle et moderne, où le bois sombre des meubles contrastait joliment avec le marbre vert d'eau des plans de travail. Un îlot central, équipé d'un évier, servait aussi de bar à cocktails. Les placards alignés au mur cachaient un lave-vaisselle, des ustensiles bien rangés et d'autres essentiels.
Elle déposa les courses sur le comptoir et se mit à préparer le gâteau d'anniversaire. Fouettant les œufs, faisant fondre le chocolat dans une casserole, elle essayait de se concentrer sur la tâche à accomplir. Pourtant, son esprit continuait de repenser à cet homme au regard perçant et au sourire énigmatique.
Son visage lui revenait en mémoire, avec une précision presque troublante : ses traits anguleux, ses cheveux noirs soigneusement coupés, et surtout ce tatouage en forme de hibou niché dans son cou. Elle avait le sentiment que cet homme n'avait pas croisé son chemin par hasard.
Dans le salon, Théo jouait bruyamment, ses rires innocents remplissant la maison. Malgré cela, Anastasia se sentait étrangement seule face à ses pensées.
« Pourquoi ai-je l'impression de le connaître ? »
Elle enfourna le gâteau et alluma le minuteur du four. En s'appuyant contre le plan de travail, elle regarda par la fenêtre, les bras croisés. Le jardin baigné par la lumière du soleil semblait calme et rassurant, mais elle n'arrivait pas à se débarrasser de cette sensation de malaise.
Le petit garçon entra soudain dans la cuisine, brandissant son avion.
— Maman, tu crois qu'il y aura des nuages demain ? demanda-t-il, sérieux.
Elle haussa un sourcil
— Des nuages ? Pourquoi ?
— Parce que je dois les traverser avec mon avion ! répondit-il, avant de repartir dans son jeu.
Anastasia rit doucement, le cœur un peu plusléger. Pourtant, au fond d'elle, l'image de cet homme restait gravée, comme uneénigme qui attendait d'être résolue.