SUN
« Planet Hunter » tourne en boucle dans lâun de mes Ă©couteurs sans fil. La musique se coupe puis je repense Ă ce que jâai traversĂ© pendant les cours.
Durant cette premiĂšre semaine dâuniversitĂ©, jâai dĂ» garder mon sang-froid. Jâai encaissĂ©, tout pris sur moi. Le surnom de la Voleuse de Princeton risque de me coller Ă la peau toute lâannĂ©e. Il suffit quâune fille te balance un surnom pour se sentir au-dessus, et tout le monde suit sans rĂ©flĂ©chir.
 à tel point que jâai envie dâen Ă©clater certains de ma classe qui osent encore mâappeler comme Bethany.
Tout Ă lâheure, quand jâai voulu faire une petite balade avec Rainbow pour quâon se rapproche un peu plus, jâai cru que la vie sâacharnait sur moi ou quâelle me dĂ©testait carrĂ©ment. Lui et moi, on a failli se faire Ă©craser par ce tarĂ© de Carter Suan, pile sur le passage piĂ©ton.
Quand jâai reconnu sa tronche de cake Ă travers la vitre, je nâai mĂȘme pas rĂ©flĂ©chi. Jâai balancĂ© mon tĂ©lĂ©phone direct dans son pare-brise.
La toute premiĂšre fois que câest arrivĂ©, je lui avais dĂ©jĂ prĂ©sentĂ© mon majeur et jâĂ©tais Ă deux doigts de lui pĂ©ter la gueule.
Carter sâest prĂ©cipitĂ© pour sortir de sa caisse. La rage se lisait clairement sur son visage, car le carreau se fissurait de plus en plus aprĂšs que mon iPhone Ă©tait retombĂ© sur son capot.
Il voulait me dĂ©foncer la gueule, câĂ©tait Ă©vident. Mais dĂšs quâil sâest approchĂ© pour voir qui avait osĂ© balancer un truc sur sa bagnole, son expression a complĂštement changĂ©.
Une drĂŽle de tronche, comme sâil venait de voir un fantĂŽme. Son grand-pĂšre est sorti de la voiture. Tranquille, comme si de rien nâĂ©tait. Il mâa regardĂ©e, un sourire est apparu sur ses lĂšvres, puis il mâa invitĂ©e Ă rentrer avec eux sans mĂȘme me demander mon avis.
Jâai vu comment on se faisait chier avec ces riches, pire encore quand jâai bu ce verre de vin. Jâai cru que jâallais gerber mes tripes sur la table ! CâĂ©tait vraiment dĂ©gueulasse. Un goĂ»t de poussiĂšre, de vieux bois.
Dâun pas lent, les semelles de mes chaussures, enfin Ă mes pieds, foulent le trottoir, et la voiture de Carter Suan roule Ă la mĂȘme allure que ma dĂ©marche. Angelo Suan, Ă mes cĂŽtĂ©s, voulait me raccompagner chez moi. Mais Rainbow, restĂ© dans la limousine, a saccagĂ© les siĂšges en cuir avec ses griffes et a pissĂ© dessus, alors quâĂ la maison, il est trĂšs propre.
â Je vous dĂ©dommagerais pour les siĂšges, dis-je soudainement.
Une envie dâĂ©clater de rire me prend de court, mais je me retiens.
Je nâai pas pu me venger, mais Rainbow vient de le faire Ă ma place !
â Vous ne nous devez rien, je mâoccuperai de ses dĂ©penses Ă mes frais, lance Angelo avec un sourire. La rĂ©union a durĂ© plus longtemps que prĂ©vu, et ce petit chaton est bien trop jeune pour comprendre pourquoi il devait rester dans la limousine.
En tout cas, mon chat a adoré le saumon cuit que la domestique d'Angelo lui avait préparé, avant qu'il passe un appel d'urgence aux familles fortunées du coin. Lui et moi avons vu les petits crocs de Rainbow sur les pommes de terre et sur le saumon. Il a dû bien se régaler, puisqu'il dort en boule dans mes bras.
Lorsque nous nous arrĂȘtons devant la villa, je distingue au loin Jagger et Andrew, appuyĂ©s contre le mur qui sĂ©pare le trottoir de la maison, lâair dĂ©tendu mais attentif Ă notre arrivĂ©e prĂšs du portail.
Andrew ne cache pas sa surprise lorsquâil remarque que je suis accompagnĂ©e dâAngelo.
â Sun ? Mais quâest-ce que tu fais avec Angelo Suan ?
â Nous sommes les seuls responsables, rĂ©pond Angelo dâun ton ferme. Mon petit-fils a failli la renverser. Encore une fois. Il marque une pause, puis reprend : Au moins, vous nâĂȘtes plus logĂ©e dans ce restaurant miteux.
Andrew serre les poings et les dents, comme si la remarque lui restait en travers de la gorge.
â Jâaimais bien le restaurant de mon beau-pĂšre, rĂ©pliquĂ©-je froidement. JâĂ©tais avec les gens que jâaimais.
â Je vois parfaitement, lance Angelo, un brin condescendant. Vous ĂȘtes peut-ĂȘtre une jeune femme au statut social assez bas, mais je suis convaincu que vous surpasserez votre pĂšre, Andrew. Un jour.
Outré, Carter intervient brusquement.
â Mais grand-pĂšre, quâest-ce que vous faites ?
Angelo se retourne lentement vers son petit-fils, son regard devenu tranchant.
â Je reconnais ceux qui ont du talent, rĂ©torque-t-il. Et cette jeune femme pourrait bien devenir une grande meneuse. Peut-ĂȘtre mĂȘme plus grande que son propre pĂšre.
Il sort alors une enveloppe de la poche intérieure de sa veste et me la tend.
â Tenez, Mademoiselle Miller. Lâaccord pour votre pĂšre.
Je hausse soudainement un sourcil. Pourquoi me tend-il cette lettre Ă moi, alors quâAndrew est juste Ă cĂŽtĂ© de nous ? Je ne comprends plus rien moi.
â Mon pĂšre est juste lĂ , vous savez.
â Je sais. Mais câest avec vous que je veux faire affaire, pas avec lui, heureusement que vous ne lui ressemblez pas.
Il esquisse un sourire presque charmeur.
â En tout cas, merci pour cette soirĂ©e, Mademoiselle. Vous ĂȘtes rayonnante et votre sourire, il est comme un matin oĂč les flocons de neige dĂ©ferlent du ciel. Inattendu mais impossible Ă ignorer.
Ce vieillard a un petit faible pour mon sourire ou quoi ? Ou bien, il nâa jamais vu une femme sourire de sa vie ?
Tu mâĂ©tonnes, dans ce milieu, jâai vu tout le monde tirer la gueule. Sauf Jagger, qui avait les yeux posĂ©s sur moi toute la soirĂ©e.
Angelo sâĂ©loigne sans un mot. AprĂšs avoir contournĂ© la voiture et rĂ©cupĂ©rĂ© une boĂźte sur le tableau de bord, il revient brusquement vers moi et dĂ©pose le cadeau dans ma main libre.
â Un nouveau tĂ©lĂ©phone, pour remplacer celui que Carter vous a cassĂ©.
â Grand-pĂšre, ne change pas les rĂŽles ! Câest elle qui lâa jetĂ© et a broyĂ© le pare-brise ! dĂ©clare Carter.
â Je me demande comment Taylor a bien pu tomber amoureuse de toi, petit ingrat ! Respecte un minimum, Sun. DĂ©solĂ©, mon petit-fils est sur les nerfs depuis quâil sait que sa fiancĂ©e est malade, dit Angelo, un peu attristĂ© par la nouvelle. Je vous ai laissĂ© mon numĂ©ro et celui de lâentreprise. Nâappelez que si câest une urgence ou si quelquâun vous menace, je vous aiderai avec plaisir.
*
* *
Une fois que la famille Suan est partie, le silence retombe comme une couverture épaisse.
Andrew reste figĂ©, les bras croisĂ©s, le regard plantĂ© lĂ oĂč Angelo a disparu. Je sens sa colĂšre, son orgueil blessĂ©, presque palpable dans lâatmosphĂšre.
â Tu devrais rester ici pour te calmer.
â Cet enfoirĂ© de Suan, toujours en train dâĂ©craser les autres pour se sentir supĂ©rieur, lance-t-il avant de me regarder. Sun, ma chĂšre fille, ne fais pas confiance Ă cette famille, elle a des ennemis qui sont capables de lâexterminer pour avoir ce quâelle a. Ne te mets pas en danger pour eux. Ta mĂšre et moi, nous avons toujours voulu que tu aies une vie normale, loin des camĂ©ras, loin des gens comme la famille Suan.
â De toute façon⊠je nâai pas aimĂ© cette soirĂ©e, avec tous ces pĂ©quenauds pleins aux as. Tu dois vraiment te faire chier avec certains lors de tes rĂ©unions, parce que moi, câĂ©tait le cas.
Andrew cueille mon visage de ses longs doigts fins.
â Fais nâimporte quel mĂ©tier que tu aimes, mais ne rentre jamais dans mon monde. Ta mĂšre a trĂšs vite compris que les affaires ne sont pas comme sur les informations quâon retrouve sur internet, la vĂ©ritĂ© nâest pas telle comme elle est dĂ©crite.
Andrew mâexplique que câest pour cela, avant ma naissance, quâil a quittĂ© ma mĂšre.
Pour la prĂ©server du cĂŽtĂ© obscur de cet univers quâest la haute sociĂ©tĂ©. Il y a tellement de zones dâombre quâon ne pourrait mĂȘme pas imaginer. Les affaires illĂ©gales et les magouilles sont monnaie courante lĂ -bas. Tout nâest pas rose. Il faut savoir jouer ou savoir retirer son Ă©pingle du jeu, sinon on risque de sâĂ©crouler avec tout ce quâon a construit pour en arriver lĂ .
Des frissons parcourent mon Ă©chine. Le mĂ©tier dâAndrew nâest pas Ă prendre Ă la lĂ©gĂšre, je ne savais pas que cela pouvait arriver. Je croyais que seules les personnes normales pouvaient crĂ©er des zones sombres autour dâelles.
Maman ne mâen avait jamais parlĂ©. Peut-ĂȘtre quâelle avait peur, pour elle et pour moi. Est-ce quâelle lâaimait assez pour accepter quâil disparaisse de sa vie ?
â Andrew⊠Qui de maman ou de toi a choisi de mettre fin Ă cette relation ?
Il hésite un instant avant de me répondre :
â Alors, câest moi qui en pris la dĂ©cision, mĂȘme si je lâai regrettĂ© quand elle mâa avouĂ© quâelle allait se marier. Mais je croyais que câĂ©tait la meilleure chose pour vous deux.
Ma mĂšre avait beau sâĂȘtre mariĂ©e avec Jack, qui avait dĂ©jĂ un fils, je sais quâelle aimait encore Andrew. Une fois, je suis tombĂ©e sur eux par hasard en descendant les escaliers. Jâai vu ma mĂšre trĂšs proche dâAndrew. Elle lâembrassait, et lui lâa repoussĂ©e parce quâelle avait Ă©pousĂ© un autre homme.
â Je sais que tu as regrettĂ©, parce que je vous ai vus dans la cuisine. Quand je vois un homme dâaffaires repousser une femme, mais ne pas vouloir vraiment quitter ses lĂšvres de cette personne⊠Je comprends bien ce que ça veut dire.
Andrew lùche un ricanement avant de me poser une question :
â Tu aurais fait quoi Ă ma place ?
â Si jâaimais vraiment quelquâun, et que jâavais peur quâil lui arrive quelque chose, je lâaurais tenu Ă lâĂ©cart⊠mais jamais je ne lâaurais laissĂ© partir pour une autre.
Dans la vie, il faut savoir aussi se battre pour les personnes quâon aime.
Andrew tourne les talons vers Jagger, qui fume paisiblement sa cigarette, allongé sur le transat.
â Jagger, comptes-tu vraiment reprendre le flambeau de la famille Sullivan ?
Jagger retire lentement sa cigarette de ses lĂšvres, lĂšve les yeux vers Andrew sans un mot, un sourcil lĂ©gĂšrement haussĂ©. Un mince sourire, presque imperceptible, Ă©tire le coin de sa bouche difficile de savoir sâil se moque ou sâil rĂ©flĂ©chit vraiment Ă la question dâAndrew.
â Bien sĂ»r. Je ne laisserai pas cette place Ă Adam. Il sâest dĂ©tournĂ© de notre famille pour aller vivre avec son pĂšre. Je compte bien devenir le successeur de ma mĂšre.
NĂ©anmoins, je revois encore ce petit garçon que jâai connu⊠Celui avec qui je passais des heures sur le lac gelĂ© du Minnesota. Il rĂȘvait de devenir un grand joueur de hockey, tout comme ma mĂšre lâavait Ă©tĂ©.
â Bien, dans ce cas, je dois partir pour quelques voyages d'affaires. Je vais te laisser une liste de tes obligations. Par contre, si on me rapporte que tu nâas pas suivi les instructions Ă la lettre, tu peux dire adieu Ă ce poste. Puis-je avoir ton engagement ?
â Tu peux compter sur moi, Andrew !