JAGGER
Quand je remarque Sun sâĂ©clipser de la foule qui sâest formĂ©e autour de moi, mes yeux suivent ses courbes sous le tissu fin de son pantalon noir. Elle sâarrĂȘte net devant un mec plus costaud quâelle et lui fait signe dâarrĂȘter dâemmerder lâautre type qui se laisse faire ou bien manque cruellement de caractĂšre.
Mon regard nâarrive pas Ă suivre les Ă©vĂ©nements ni Ă comprendre ce qui se passe entre les deux. Je vois seulement le genou de Sun sâĂ©lancer Ă une vitesse folle et partir droit dans les couilles du mec qui vient de la traiter de pute. AprĂšs le coup, le type sâĂ©croule comme une merde sur le sol carrelĂ© et hurle de douleur, jusquâĂ ce quâun autre gars couvre son cri.
â La voleuse de Princeton, comment elle a Ă©clatĂ© les couilles de Lewis, jâaimerais pas prendre ce coup de genou.
Le type a dĂ» avoir trĂšs mal puisquâil se tortille sur le sol, les yeux bouffis et rouge Ă©carlate.
Heureusement quâelle ne mâa pas fait ça ce matin, pire encore cette nuit, quand ses fesses Ă©taient trop proches de ma queue. Ă ce moment, jâai cru que jâallais perdre le contrĂŽle de mes gestes.
Depuis onze ans sans ĂȘtre auprĂšs d'elle, elle est devenue une vraie femme, avec des formes, et elle sait comment faire plaisir Ă un homme. Je me demande si elle voit quelquâun en ce moment Ă part ce petit con qui lâa trompĂ©e avec Bethany. Sâil pense quâelle Ă©tait un bon coup, alors moi, je dois pas ĂȘtre humain pour dire qu'elle n'arrivait Ă monter mon sexe alors que Sun a rĂ©ussi juste par un effleurement.
Alors que je mate un peu trop Sun qui trace vers lâissue de secours, sĂ»rement pour rejoindre les escaliers, la voix aiguĂ« de Bethany me ramĂšne brutalement Ă la rĂ©alitĂ©.
Je tourne les yeux vers elle. Un dégoût me traverse soudainement.
Les mots de mon frĂšre jumeau, Adam, rĂ©sonnent encore dans ma tĂȘte quand je regarde Bethany s'avancer vers moi comme si j'Ă©tais devenu l'homme de sa vie, celui qu'elle aime : « Elle sâest tapĂ© presque tous les mecs de cette fac. Et le copain de Sun aussi, pendant quâils Ă©taient encore ensemble. »
La premiĂšre rĂšgle quâon avait posĂ©e au dĂ©but, elle et moi, câĂ©tait simple : pas de tromperie.
Je vois maintenant quâelle sâen foutait clairement de ma gueule pendant ces deux ans. Alors que moi, mĂȘme quand je nâarrivais pas Ă bander avec elle, je nâai jamais merdĂ© avec elle. Putain !
Certaines nanas pensent que je suis ce genre de mec. Le beau parleur. Celui qui baise Ă droite Ă gauche qui collectionne les trophĂ©es. Celui qui ramĂšne une fois par jour, une nouvelle meuf dans son lit. Jâai eu des relations, ouais, mais quand ça nâallait plus, ou quand je ne ressentais plus rien, je partais. Mais quand je suis cĂ©libataire, je ne me gĂȘne pas pour avoir des plans dâun soir, si la nana est partante pour se prendre un coup de queue.
Quand jâĂ©tais gosse, jâai vu mes parents se dĂ©chirer tous les jours. Ma mĂšre, elle voyait un autre mec derriĂšre le dos de mon pĂšre. Cette histoire mâa marquĂ©.
Ătant le deuxiĂšme, avec vingt minutes de moins que mon frĂšre jumeau Adam, je nâĂ©tais pas le chouchou de la famille Sullivan. Pourtant, jâai quittĂ© ma vie dâavant pour partir avec ma mĂšre Ă Londres. Pour la surveiller, pour ĂȘtre sĂ»r quâelle ne fasse pas de conneries aprĂšs la sĂ©paration. Parce que câĂ©tait elle, en rĂ©alitĂ©, qui voyait un autre homme. Elle aimait encore mon pĂšre malgrĂ© tout, mais elle Ă©tait perdue, surtout parce quâil prĂ©fĂ©rait ĂȘtre au travail plutĂŽt que dâĂȘtre avec sa propre famille. Et puis, il y avait la pression de mes grands-parents. Bien qu'ils soient plus cool et respectables que ma mĂšre, ils nâont jamais acceptĂ© mon pĂšre comme un membre de leur famille.
â Pourquoi regardais-tu, la voleuse ? me demande Bethany, Ă©nervĂ©e.
â En mĂȘme temps, elle a littĂ©ralement castrĂ© un mec !
Bethany monte sur ses grands chevaux, et je sais que, Ă cet instant, la jalousie quâelle ressent brille dans ses pupilles marrons. Ăa mâamuse de voir sa jalousie, alors quâelle me trompe depuis des annĂ©es dans cette putain dâuniversité !
â Câest impressionnant, non ? Si câĂ©tait moi, ça nâaurait pas Ă©tĂ© pareil ?
Elle commence sérieusement à me casser les couilles !
â Dis-moi, pourquoi pendant ces deux ans tu nâas jamais voulu que je vienne te voir ? Au lieu de me faire une scĂšne devant toutes ces filles !
â Je protĂšge ce quâil mâappartient ! Tâes mon petit ami et nous allons bientĂŽt nous fiancĂ©s, non, comme ton grand-pĂšre le voulait ?
Mon grand-pĂšre nâa jamais supportĂ© Bethany. Il a juste eu pitiĂ© de moi le jour oĂč il mâa pris Ă part pour me dire quâil ne la sentait pas, et quâil ne la sentirait jamais. Il savait dĂ©jĂ oĂč cette relation allait me mener.
Dâun seul coup, mon expression change. Plus dure que dâhabitude. Bethany le capte direct, baisse les yeux et commence Ă jouer avec le bas de son t-shirt.
â Je suis sĂ»re que câest cette Sun qui tâa racontĂ© des conneries parce quâelle est jalouse de moi, balance-t-elle dâun coup.
Pourquoi me parle-t-elle de Sun ? Je ne lâai mĂȘme pas mentionnĂ©e une seule fois.
â Tu flippes de quoi, au juste ? Que je dĂ©couvre que tâas couchĂ© avec tous ces mecs de cette fac ? Et que tâaies osĂ© tâenvoyer en lâair avec le copain de Sun pendant quâelle Ă©tait encore avec lui ?
Je pense Ă Sun. Elle lâaimait vraiment, ce mec. Elle a tirĂ© une de ces tronches quand Adam a balancĂ© devant tout le monde que Bethany avait couchĂ© avec.
â Cette pute, je vais la tuer...
Bethany nâa mĂȘme pas le temps de finir sa phrase. Adam la coupe directe.
â Ce nâest pas Sun qui lui a dit. Câest moi, lĂąche-t-il, pour protĂ©ger Sun.
Soudain, jâinterviens. Une Ă©motion me prend de court. Toutes ces annĂ©es passĂ©es avec Sun, sur ce foutu lac gelĂ©, je ne peux pas les balayer comme si de rien nâĂ©tait. Mais voir Adam avec elle, tellement complice⊠ça, je ne peux pas le supporter ! Sun ne l'aimait pas, en tout cas, pas avant son accident avec sa mĂšre, elle Ă©tait toujours collĂ©e Ă mes baskets pour jouer avec son partenaire prĂ©fĂ©rĂ© au hockey.
â Pourquoi quand jâai quelque chose, tu as toujours voulu avoir ce que jâavais, Adam ?
â De quoi parles-tu, Jagger ?
Je le prends Ă part pour que personne nâĂ©coute de ce que jâai Ă lui dire.
â Pourquoi aprĂšs lâaccident, tu mâas volĂ© la seule amie que jâavais ?
Ă onze ans, je savais ce que je ressentais pour elle. JâĂ©tais loin dâĂȘtre bĂȘte pour comprendre que sa prĂ©sence Ă©tait la seule source qui arrivait Ă me rendre heureux quand ma mĂšre et mon pĂšre se disputer.
LâarrivĂ©e dâAdam a fait quâelle mâa repoussĂ©, devenue trĂšs mĂ©chante et disait Ă Jack, quâelle nâĂ©tait pas Ă sa maison ou quâelle dormait. AprĂšs ça, jâai coupĂ© tous les liens avec mon pĂšre et mon frĂšre que jâavais avec eux. Avec Sun aussi qui mâavait abandonnĂ© Ă son tour.
â Sun avait besoin de temps, me lance Adam, avant de me dĂ©voiler la vraie raison de son Ă©loignement. Et toi, tu voulais quoi ? Jouer au hockey du matin au soir, alors quâelle venait de perdre sa maman !
Il mâexplique que ma passion pour le hockey la rendait malheureuse. Elle est tombĂ©e en dĂ©pression aprĂšs avoir appris que sa mĂšre ne reviendrait jamais, et moi, jâinsistais pour quâelle continue Ă jouer avec moi car je me sentais seul sans elle.
Jâapprends brutalement de la bouche de mon frĂšre que depuis ce jour-lĂ , elle nâest plus jamais revenue sur une patinoire, ni mĂȘme enfiler des patins Ă ses pieds. Pour elle, cette passion quâon partageait, elle est morte avec Agathe Miller, la meilleure Hockeyeuse de lâAmĂ©rique, mais aussi mon modĂšle de toujours.
Les explications dâAdam me donnent une violente claque dans la gueule.
Je rĂ©alise enfin Ă quel point jâai Ă©tĂ© Ă©goĂŻste, centrĂ© sur moi-mĂȘme sans jamais prĂȘter attention Ă Sun. Jâai Ă©tĂ© un putain de connard, tellement plongĂ© dans ma propre douleur dâĂȘtre toujours lâoubliĂ© de la famille, que je nâai pas vu la souffrance de Sun. Pendant que je me voyais comme la victime, jâai laissĂ© Sun sombrer sans lever le moindre doigt pour lâaider.
Je retrouverai mon binĂŽme ou ma rivale que jâai toujours connue !
Sun nâa jamais aimĂ©, quâon la dĂ©fieâŠ.
AprĂšs les cours et lâentraĂźnement sur la glace, je file aux vestiaires pour me changer.
Dans la foulĂ©e, je chope mon tĂ©lĂ©phone et jâenvoie un message Ă Sun. Hier soir, elle mâa filĂ© son numĂ©ro, au cas oĂč si jamais y avait un souci avec la maison, ou un truc important. Ce soir, les gars de lâĂ©quipe ont prĂ©vu une soirĂ©e chez lâun dâentre eux. Pour ma part, jâai refusĂ©.
Trop de mauvais souvenirs dans mon ancienne fac : lâalcool, les bastons, les emmerdes et les flics.
Je n'ai pas envie de décevoir une nouvelle fois mes grands-parents, si je veux reprendre les affaires des Sullivan un jour.
Ce n'est pas pour rien quâils mâont dĂ©gagĂ© de mon ancienne universitĂ© et envoyĂ© ici, au New Jersey, pour finir lâannĂ©e au calme.
[Si Adam nâest pas parti,
dis-lui que je suis prĂȘt
dans deux minutes. J]
Sa réponse ne tarde pas à venir, le début de son message est plutÎt étonnant, je trouve.
[Je croyais quâun mec comme
toi, aimait se bourrer la gueule
avec ses potes. Câest Ă©tonnant
venant dâun enfoirĂ© comme toi,
avec tes : cette fille est
bonne putain ! La prochaine
fois, je te castre comme celui
du hall, si tu vas encore dans
mon lit pour bander. S]
Je ne peux rien faire dâautre que rester comme un con devant la fin de son texto. Donc elle ne dormait pas ? Tous les trucs que je lui ai balancĂ©s cette nuit, juste parce que ouais⊠je la trouvais canon dans sa nuisette, avec ce corps si parfait que je voulais balader mes mains sur sa peau. Elle a tout entendu ?
Je hausse les Ă©paules. Au moins maintenant, elle sait ce que je pense dâelle. Pas besoin de tourner autour du pot.
Mais bordel⊠Un binĂŽme comme avant ? Parce que si je ne bande rien quâen Ă©tant allongĂ© Ă cĂŽtĂ© dâelle. Je ne suis mĂȘme pas sĂ»r de lâavoir considĂ©rĂ©e comme une amie, pas aprĂšs onze putains dâannĂ©es sans la revoir.
*
* *
AprĂšs avoir passĂ© deux bonnes heures Ă me rĂ©pĂ©ter ce que jâallais dire Ă Sun, jâai prĂ©fĂ©rĂ© marcher Ă pied tout le long de la route qui mĂšne Ă la villa. Je savais que si je rentrais avec Sun en compagnie d'Adam, ça allait mâĂ©nerver.
Jâarrive enfin Ă destination et je vois Sun au loin, devant le barbecue, accompagnĂ©e dâune fille allongĂ©e sur le transat. Elles sont toutes les deux en maillot de bain, mouillĂ©es. Andrew sort de la maison avec des plateaux Ă la main. Lâodeur du bois chaud se mĂȘle Ă celle de la viande cuite et emplie mes narines.
Quand je rentre par la petite porte gravée, non verrouillée, dans le grand portail électrique, un mécanisme se déclenche. Sun, attirée par le bruit, se tourne dans ma direction et croise les bras contre sa poitrine, comme si ma présence la dérangeait.
Son regard se radoucit lorsque je mâapproche d'eux, Ă©puisĂ©, et je me laisse tomber sur lâun des transats.
â Bon, Sun, sâĂ©crie sa copine qui sâassoit sur la chaise alors quâAndrew lui masse ses Ă©paules. Je crois que tu me dois cent dollars !
â Je te dois rien du tout, moi ! MĂȘme pas un centime ! lui rĂ©ponds Sun, Ă©nervĂ©e.
â Ăa va, ne fait pas la gueule, Sun !
â Mais je fais pas la gueule ! Il faut que je te rappelle que tu te tapes mon pĂšre⊠Mon dieu je veux mĂȘme pas y penser ce que vous faites Ă deux !
Alors Andrew, il a un faible pour les jeunes filles. Câest bizarre, parce quâil peut avoir nâimporte quelle femme rien quâen claquant des doigts. En y regardant bien, cette fille a des traits qui me rappellent ceux de la mĂšre de Sun quand elle avait son Ăąge. Ăa se trouve, ce genre de femmes, câest vraiment son truc !
â MĂȘme le londonien, il nâest pas choquĂ©.
â Normal, tâas vu sa gueule ? Le genre Ă sauter sur tout ce qui bouge ou Ă bander dĂšs quâil voit une paire de fesses. Ah oui, câest vrai mon ex Ă©tait pareil, jâavais oubliĂ©.
Sun, si tu savaisâŠ
â MĂȘme lui, il a fini par larguer Bethany qui a dĂ©truit ton couple. Comme quoi, le karma frappe toujours quand on sây attend le moins, balance la copine de Sun.
â Ton grand-pĂšre va encore nous rejouer sa scĂšne prĂ©fĂ©rĂ©e de Charlie et la chocolaterie en apprenant cette bonne nouvelle ? me lance Andrew.
Face Ă la rĂ©flexion dâAndrew, je me marre. Mon grand-pĂšre, câest le genre de gars dur quand il nâaime pas quelquâun, mais il sait aussi se montrer affectueux quand il le veut. Je lâimagine dĂ©jĂ pousser un youpi, sortir de son lit dâun bond et se mettre Ă danser, rien quâen apprenant que jâai enfin larguĂ© Bethany.
Sun tourne les talons vers moi, un sourire moqueur accrochĂ© Ă son visage dâange.
â Alors ? Tu lâas enfin compris que tâĂ©tais le roi des cocus ? Elle Ă©tait sĂ»rement cocue aussi, remarque.
â Tant mieux si tu me vois comme ça. Je suis peut-ĂȘtre ce genre de mec qui sait, Sun.