— Trois, deux, un... Bonne année !
Les confettis s’envolent sous les applaudissements. Premier janvier deux-mille-dix-neuf. Première année aussi où ma mère me laisse fêter ça avec mes amies, sans restriction. Il aura fallu attendre dix-sept ans pour ça. Oui, rien que ça.
Cette nuit, je célèbre ma liberté. Du moins, ma liberté approuvée.
J’ai la chance de commencer cette nouvelle année avec mes deux meilleures amies : Léa Bonnet et Candice Morin. Deux filles que tout oppose, mais qui sont aussi mes confidentes, mes piliers. Depuis plus de dix ans, nous nous le sommes promis : nous trois, c’est pour la vie. Et j’espère que rien au monde ne viendra briser cette complicité.
Sous les cris des fêtards et les accolades à n’en plus pouvoir respirer, nous quittons le bar pour prendre l’air.
Main dans la main, nous marchons sur les quais de Lyon, riant encore de notre soirée.
— Allez les filles, il faut qu’on fasse un vœu ! propose Candice, la voix légèrement pâteuse.
— Je suis d’accord. Moi, je souhaite qu’on reste amies pour toujours ! répond Léa, avec son sourire d’enfant.
Pour elle, le monde regorge de surprises et de positivité. Elle croit que chaque personne a quelque chose à offrir, qu’il suffit d’être prêt à recevoir le cadeau. Candice et moi nous moquons parfois de sa naïveté, mais au fond, nous sommes juste jalouses. Seule une âme pure peut espérer autant en l’humanité… une humanité qui, pourtant, détruit le monde un peu plus chaque jour. Mais ça, c’est une autre histoire.
— Mon vœu à moi, c’est de me taper plein de beaux gosses ! déclare Candice en haussant les sourcils.
Vous voyez la différence de caractère entre mes amies ? Léa croit au grand amour, Candice, elle, pense que c’est un mythe, une illusion. Elles ont eu de longues discussions là-dessus. Moi, je préfère ne pas intervenir. Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Je n’ai jamais été amoureuse. Jamais personne ne m’a vraiment regardée. À côté d’elles, je passe facilement inaperçue.
— Vos vœux sont nuls, les filles ! Vous savez très bien que c’est exactement ce qui va se produire !
Candice me pousse légèrement, faussement vexée.
— Et toi alors, critiqueuse de vœux, tu veux quoi ?
Je reste silencieuse. J’hésite. Il y a tellement de choses que je désire… Mais je n’ai pas envie d’en parler.
— Secret, dis-je simplement, un sourire énigmatique sur les lèvres.
Elles rient, et nous reprenons notre route, bras dessus bras dessous, errant sur les quais.
Au loin, devant un bar, deux garçons font de grands signes. Hélio et Jalel, des connaissances du lycée. Nous échangeons un regard. Sans même parler, nous savons déjà que nous allons les rejoindre.
À l’intérieur, un groupe de rock joue sur une petite scène. La guitare électrique vibre jusque dans nos côtes, et l’ambiance est électrique. Sans hésiter, nous nous lançons sur la piste. On danse, on crie, on rit. Enfin, sauf moi. À côté de Léa, qui fait de la danse contemporaine depuis des années, j’ai l’impression d’être une gamine qui s’agite pour ne pas s’uriner dessus. Désolée pour l’image. Mais franchement, c’est mon ressenti.
Après quatre chansons, Jalel nous offre un shooter de vodka, et nous sortons prendre l’air.
— Vous êtes géniales, les filles ! s’exclame Jalel. La dernière danse était endiablée ! De vraies déesses !
Il exagère clairement. Mais on accepte le compliment. On se moque, on rigole, et on observe les passants titubants dans la rue.
— Il est où Hélio ? demande Léa.
— Tu lui as fait peur avec tes mouvements trop brusques, rétorque Candice.
Ils se tapent dans la main en riant. Mais moi, je les ignore. J’ai déjà repéré Hélio.
— Je dirais plutôt qu’il a trouvé plus intéressant que nous…
Je pointe du doigt une ruelle sombre, où Hélio embrasse une brune avec une intensité déconcertante. Jalel soupire et s’avance vers eux. Nous, on observe de loin, grelottant de froid.
Quand ils reviennent, Hélio a le bras passé autour de la taille de la fille.
— Un after, ça vous dit ? propose-t-il. Sarah nous invite à une fête pour finir la nuit !
Léa et Candice sautillent de joie. Moi, j’hésite. J’ai trop bu, ma tête tourne déjà, et ma mère me tuera si je ne rentre pas dans un état à peu près normal.
Mais vous connaissez tous mon choix.
— C’est parti ! criai-je. Direction le tramway.
***
La maison est immense, bourgeoise, comme toutes celles du quartier. À peine entrées, nous sommes accueillies par la musique et les éclats de rire.
— Waouh… Ça c’est de la baraque, souffle Candice.
— Merci ! Allez, entrez ! lance Sarah.
L’excitation est palpable. Ou peut-être est-ce l’alcool qui me monte encore à la tête. Tandis que Candice et Jalel partent jouer au beer-pong, Léa et moi atterrissons dans la cuisine.
— Rien à grignoter ici, mais… tadaaa !
Elle brandit une bouteille de rosé, sourire malicieux.
— Si on allait s’isoler, toutes les trois ?
Sans vraiment réfléchir, j’acquiesce. Nous montons à l’étage, nous asseyons dans le couloir et faisons tourner la bouteille. À chaque gorgée, l’alcool me brûle un peu plus la gorge.
— Je passe la meilleure soirée de ma vie, soupire Léa.
J’allais répondre, mais soudain, mon estomac se contracte violemment.
— Merde…
Je me lève précipitamment et cours aux toilettes. Je vomis tout ce que j’ai avalé ces dernières heures. Génial. Super glamour.
J’appuie ma tête contre le radiateur, épuisée. J’en ai marre. Je veux rentrer chez moi.
Un bruit attire mon attention. Lentement, un rideau de douche s’écarte, révélant un garçon allongé dans la baignoire, une bière à la main. Il me regarde, l’air amusé.
— Première cuite ?
Je lève les yeux vers lui. Il a le crâne rasé, des yeux bleus perçants et un sourire à la fois moqueur et bienveillant.
— Me le fais pas dire, gémis-je. Je bois plus jamais.
— On dit tous ça la première fois. Un jour, tu connaîtras ce qu’on appelle « les limites ».
— Mal barrée… Mon objectif, c’est justement de dépasser mes limites.
Il esquisse un sourire en coin et tend la main.
— Elliot.
Je la serre, un peu hésitante.
— Naïs.
Nos regards se croisent. Et sans savoir pourquoi, j’ai l’impression que cette nuit, quelque chose vient de changer.