Eilonwy nous parlait enfin, et personne ne savait quoi répondre.
Je finis par me racler la gorge, mal à l’aise, pour lui répondre par l’affirmative. Contre toute attente, elle fit quelques pas dans ma direction. Ce n’était pas de la peur que je pouvais voir dans son regard. De la curiosité ? Je ne mettrais pas ma main à couper, ne la connaissant pas suffisamment. Elle avait été si discrète, si effacée, jusqu’à présent. Est-ce qu’on pouvait être étonné ? Qui sait ce qu’elle avait pu voir ? Beaucoup trop, comme nous tous.
— C’est toi ou lui qui m’as sauvée ? Murmura-t-elle.
Je serrai mes mains l’une contre l’autre, fronçant les sourcils.
— Nous deux, je crois.
Je ne révélerai jamais les pensées de l’alien, ce dernier étant obnubilé par ma survie, au détriment de la leur. Mais, sans lui, je n’aurais certainement pas eu les réflexes suffisants pour sortir la jeune fille des griffes du Possédé. Archeus me changeait. Et même si tout ça me faisait froid dans le dos, je ne pouvais rien y faire, et, pour l’instant, c’était pour le mieux. Je ne savais juste pas vraiment si c’était pour moi… ou pour lui.
Ma réponse sembla satisfaire l’adolescente, qui hocha doucement la tête. Un sourire timide étira ses lèvres blêmes, et elle vint entourer mon cou de ses bras, en une brève accolade. Elle se recula prestement pour retourner se cacher derrière Andrew. Je crus entendre quelques personnes autour de moi relâcher leur souffle, comme si la confiance d’Eilonwy à mon égard venait de lever quelques doutes. Son geste me touchait, et, pendant un instant, me fit me sentir normal.
Je ne me faisais pas d’illusion, cependant. Je pouvais ressentir leur malaise, leur confiance.
Jack s’approcha à son tour. Mon regard accrocha celui d’Arya, derrière lui. Il allait falloir que je lui parle, dès que possible.
— Bon, d’accord, fit le géant, pensif. On est tous crevés. Paul et Andrew, vous prenez le premier tour de garde cette nuit. Les autres, allez vous reposer.
Personne ne se fit prier. Ils ne voulaient certainement pas s’éterniser à mes côtés. Jack posa son regard tranquille sur moi, un léger sourire sur les lèvres. Je hochai la tête, me relevant prudemment, pour retourner dans la chambre à l’étage. Le message était clair, nous verrons demain.
Je croisai brièvement Marco dans le couloir. Ne sachant quoi lui dire, je me décalai pour le laisser passer, le regardant disparaître avec empressement en évitant mon regard. Un soupir fatigué fusa d’entre mes lèvres et je referai la porte derrière moi.
Sentant l’impatience d’Archeus, je me résignai à m’allonger, plongeant presque aussitôt dans un demi-sommeil. La conversation à venir allait être houleuse.
***
D’un geste assuré, Arya déroula un bandage, sous les yeux curieux d’Eilonwy. Depuis ce matin, la jeune femme avait commencé à montrer à l’adolescence des rudiments de soin. Cette dernière s’était à nouveau murer dans son mutisme lorsqu’ils étaient en groupe, mais l’ancienne militaire avait su lui tirer quelques mots par ci, par là, lorsqu’elles étaient en tête à tête. Elle avait alors décidé de passer un peu plus de temps avec elle, et avait trouvé l’excuse pour le faire. Malgré son caractère rustre, elle était contente de voir l’adolescente sortir un peu de la coquille dans laquelle elle s’était réfugiée depuis qu’ils l’avaient trouvée.
Un voile traversa le regard de la plus âgée, se remémorant dans quel état se trouvait l’adolescente. Ils n’avaient jamais su exactement qui était cette femme qui avait été possédée pour Eilonwy - sa grande soeur ? sa mère ? Mais, sans leur intervention, elle n’aurait plus étét de ce monde. Arya avait été obligée d’abattre la femme devant les yeux de la gamine, chose dont elle ne se pardonnerait jamais ; l’horreur dans ses grand yeux sombres la hantaient chaque nuit.
— Dis moi, Eil, commença prudemment Arya en rangeant le matériel qui lui avait servi à faire cours à celle-ci. Tu as réellement confiance en lui ?
Eilonwy papillonna des paupières, gardant le silence quelques secondes. Réfléchissait-elle à sa réponse ou bien se demandait-elle si elle devait lui répondre ? Elle finit par hausser ses épaules frêles.
— Nous sommes plus en sécurité avec lui.
Arya ne répondit rien, se contenant pour ne pas laisser sa colère envers Riley - ou elle-même - déborder. Le fait est que la gamine n’avait pas tort. Jack tenait le même discours. Riley avait prouvé qu’il pouvait leur être utile. Son sixième sens pouvait leur éviter de nombreuses rencontres fâcheuses, s’ils prenaient la peine de l’écouter. Il possédait aussi certaines réponses qui les avaient choqués. Et puis, il avait montré sa capacité à se défendre - à les défendre - presque à armes égales avec ces choses, et ce, dès le premier jour.
Mais jusqu’où tout ça irait ? Quelles étaient les réelles intentions d’Archeus ? Était-il vraiment différent de ses congénères, comme il le clamait ? Depuis qu’ils avaient convenu que le jeune homme pouvait rester avec eux, elle n’avait pu s’empêcher de l’observer à la dérobée. Elle savait que les autres en faisaient de même, par méfiance, parfois même avec horreur. Mais elle ? Cherchait-elle plutôt cette noirceur dans ses yeux, celle-là même qui avait envahi ceux de tous les Possédés ?
— Mais même Archeus, Riley est tout seul.
Arya revint à l’instant présent, dévisageant Eilonwy qui continuait à l’aider à ranger, sans lever la tête. La militaire n’avait pas pensé à ça. Elle n’avait pas cherché une seconde à se mettre à sa place, lui qui avait vécu seul pendant plusieurs semaines. Elle, elle avait eu Jack, puis les autres. Un frisson la prit malgré elle.
L’adolescente leva finalement les yeux, semblant attendre la réaction de son aînée.
— Tu as raison, souffla Arya.
Peut-être devrait-elle faire l’effort d’aller parler au jeune homme. Elle l’évitait depuis ses révélations, comme plusieurs d’entre eux. Ce n’était pas par crainte, comme pour Marco ou Isobel. Elle ne savait tout simplement si elle allait pouvoir se maîtriser en sa présence. La simple idée qu’il ait une de ces choses dans son esprit, ces mêmes monstres qui avaient décidé tellement des leurs, de la plus horrible des façons, lui donnait des envies de meurtre. Mais ce n’était pas une raison pour lui faire porter le chapeau. Elle le savait, au fond d’elle-même. Il n’avait pas eu le choix. Du moins, c’était ce qu’il leur affirmait.
D’un geste affectueux, elle serra l’épaule de l’adolescente, lui proposant d’aller aider Marco en cuisine. L’adolescente ne rouspéta pas et trottina en direction de la grande maison. Après avoir rangé le matériel, la jeune femme se dirigea derrière celle-ci. Elle pouvait entendre Riley et Andrew parler. Le cousin de Paul était probablement le seul, avec Jack, à se comporter presque comme avant avec le demi-Possédé. Quelques jours avaient été nécessaires, mais, maintenant, les deux jeunes hommes passaient le plus clair de leur temps à faire leurs tâches ensembles.
— Alors ? Ça avance ? leur demanda-t-elle.
Ils se tournèrent vers elle. Elle vit aussitôt le sourire semi-présent de Riley se tordre pour ensuite disparaître. Andrew fit mine de ne pas remarquer le malaise ambiant.
— Isobel a dit que c’était le meilleur endroit, pas parfait, mais si on trouve de quoi planter et aménager, on a plus de chance d’avoir des résultats.
Arya hocha la tête. Isobel était une mine d’informations pour à peu près tout, l’ingénieure était un véritable cadeau tombé du ciel. Mais la militaire restait dubitative. Elle ne partageait pas l’optimisme de son frère. Un jour ou l’autre, elle le sentait, ils devraient partir d’ici. Ce havre de paix était trop beau pour être vrai. Mais, pour Eilonwy et pour les autres, elle essayait de faire bonne figure. Ils en avaient tous besoin.
— Riley, je peux te parler ?
Le concerné cligna des paupières, surpris, puis hocha la tête. Andrew fit mine de s’offusquer d’avoir à faire tout le boulot lui-même, provoquant une poussée moqueuse de son ami impopulaire.
***
Qu’elle vienne me parler de son propre chef me surprenait. Pendant un seconde, Archeus et moi la dévisagions, cherchant à déceler la moindre trace d’agressivité ou de menace. Mais, pour une fois, la jeune femme ne semblait pas avoir envie de m’arracher la tête.
Après avoir salué Andrew et son air faussement boudeur, je proposai à Arya de me suivre et me dirigeai vers la grange. J’avais quitté la chambre pour la laisser à Eilonwy quelques jours plus tôt, lui permettant d’avoir son espace à elle. Et puis, j’étais complètement guéri, je n’en avais plus besoin. Mais une part de moi avait surtout eu envie de m’éloigner de cette maison et de ses occupants, ne pouvant supporter davantage les regards. J’avais conscience que ce n’était pas forcément la meilleure attitude à avoir, et que cela ne faisait que creuser un fossé encore plus grand avec le reste du groupe, mais j’avais besoin de prendre mes distances aussi. Et, comme ça, je pouvais parler à Archeus sans attirer les regards méfiants, parfois horrifiés, voire furieux.
Jack avait protesté, au début. La température n’était pas toujours clémente, mais je ne ressentais plus vraiment le froid. Il avait grommelé, puis accepté.
À l’intérieur, je montai les escaliers, faisant grincer le bois à chacun de mes pas. J’évitais du regard l’endroit où était mort le Possédé qui avait failli avoir notre peau. Je l’avais enterré derrière la grange, mais les tâches de sang avaient imprégné certaines surfaces. À l’abri des regards, je me tournai vers Arya, qui m’avait suivi en gardant une légère distance. J’eus le temps de voir qu’elle observait mon lieu de vie sommaire, mais je ne sus pas si elle désapprouvait ou non. Les mains dans les poches, j’attendis donc.
— Je voulais m’excuser de t’avoir tiré dessus.
— Tu l’as déjà fait, répliquais-je, d’une voix qui se voulait neutre.
— Et de t’avoir sauté dessus comme ça, rajouta-t-elle en pinçant les lèvres, me fusillant du regard momentanément.
Je haussai les épaules.
À vrai dire, je ne m’en fichais pas de ses excuses. Pendant un instant, j’avais vraiment cru qu’elle allait me planter. Son regard brillant de haine m’avait beaucoup plus touché que je ne voulais l’admettre. J’avais déjà expérimenté le mépris, l’indifférence, à mon égard, mais cette colère pure et destructrice, jamais à ce point. Ou peut-être que si. Pour ma mère, j’aurais probablement mieux fait de ne jamais exister.
Ma main chercha instinctivement ma nuque, la frottant pour faire disparaître la tension qui s’y était installée. Ce n’était pas le moment de se remémorer le passé.
— Écoute, ce n’est pas grave, répondis-je avec un soupir. Tu voulais protéger le groupe.
— Tu en fais partie, du groupe.
— Vraiment ? fis-je en fronçant les sourcils, mon regard circulant autour de nous.
Elle hésita quelques secondes.
— C’est toi qui as voulu t’installer ici, marmonna-t-elle.
Je pouvais voir dans son regard qu’elle n’était pas convaincue par son argument. Nous nous comprenions, d’une certaine manière. Certes, c’était mon initiative, mais c’était aussi parce que la plupart m’avait fait me sentir comme un monstre. Ce que j’étais, au fond, mais ça ne m’avait pas donné envie de rester auprès d’eux.
Un silence inconfortable s’installa. Elle me faisait toujours face, alors que je cherchais à fuir son regard, ne sachant pas comment interpréter ce que je pouvais y voir. Elle semblait toujours aussi réticente à mon égard, mais il y avait quelque chose de différent. Mon côté colérique me soufflait qu’il s’agissait de la pitié, mais j’écartais cette pensée. Ce n’était pas ce dont j’avais besoin en ce moment.
— Je vais rester ici pour l’instant, conclus-je, pour lui faire comprendre qu’il n’y avait pas à tergiverser sur ce sujet.
Elle croisa les bras, un air mi-ennuyé mi-sévère sur son visage, mais elle ne contesta pas.
— Je ne sais pas comment te considérer, lâcha-t-elle finalement à demi-voix.
Je haussai un sourcil, l’incitant silencieusement à continuer. C’était bien la première fois qu’elle se montrait un peu ouverte à la discussion, et ce, sans avoir une arme entre les mains.
— Trop d’inconnues en jeu, continua-t-elle, alors qu’elle commençait à faire les cent pas dans le large espace. On ne sait pas ce que veut Archeus, réellement, je veux dire.
Je pouvais sentir mon passager s’agiter, comme un enfant qui voulait prendre la parole, alors qu’un adulte lui intimait de se taire. Pour une fois, je compris un peu la frustration qu’il devait ressentir d’être coincé dans ma tête. Il ne pouvait que me parler ; je ne pouvais que transmettre ses paroles.
— Pour l’instant, tout ce qu’il a fait, c’est me protéger comme il le peut. Il est autant pris au piège que moi dans cette situation, me risquais-je, ne voulant pas donner l’impression que je le défendais bec et ongles.
Archeus se calma, ne semblant pas prendre ombrage de mes pensées hésitantes.
— C’est ce qui me fait. Il veut te protéger toi.
Je restai interdit. Elle exprimait à voix haute ces craintes que je ressentais par moment. Un soupir fusa d’entre mes lèvres. Trop de questions, d’incertitudes, et impossible d’avoir de réelles réponses.
Je suis aussi dans le flou que toi pour l’instant, Riley. Il faut que tu deviennes… plus. J’ai besoin de ton aide…
Mas pour faire quoi ? Comment pouvions-nous, à nous deux, renverser cette situation ? Était-il trop tard pour mon monde ?
— Il te parle, là ?
Je clignai des paupières, dévisageant Arya.
— Tu as l’air d’être ailleurs, parfois. Pas comme quand on laisse divaguer nos pensées. Tu sembles fixer quelque chose que toi seul peux voir.
Une grimace étira brièvement mon visage. Puis je hochai la tête, confirmant sa supposition.
- Il pense que je suis la solution pour combattre les siens. Que je peux renverser toute cette merde.
Le formuler à voix haute me provoqua un rire nerveux. C’était absurde. Je vis Arya arquer un sourcil, semblant elle aussi douter de la réussite d’une telle entreprise. Un peu plus et elle me dévisageait de la tête aux pieds. Je ne le pris pas personnellement. Un gringalet qui avait l’air paumé la plupart du temps, voilà l’image que je renvoyais.
— Mener une révolution, tu veux dire ? Souffla-t-elle.
Son scepticisme était teinté… Était-ce de l’espoir que je voyais dans son regard ?
Mon esprit se rebella violemment et je me redressai, une ombre sur le visage. Non, je ne voulais pas être celui sur qui tous les espoirs reposaient.
— Je n’ai jamais demandé tout ça ! grondais-je violemment, provoquant un mouvement de surprise chez la jeune femme.
— Ce n’est pas le genre de chose qu’on demande, non plus, répondit-elle, d’un ton si lointain et d’une douceur si inhabituelle que je me calmai aussitôt.
Il y avait une histoire derrière tout ça, mais je doutais qu’elle me la raconte un jour. Elle secoua la tête, pour me fixer de son air à nouveau sévère.
— Quel est son plan exactement ? Comment compte-t-il t’utiliser ?
Je sentis vaguement Archeus protester, peu appréciatif du choix de mot.
— Il est avare de détails. De ce que j’ai compris, il agit surtout par instinct, vers un but que lui-même n’est pas certain de saisir. La fusion a été brutale et surtout inhabituelle, il y a laissé des plumes.
Le doute dans les yeux d’Arya ne m’échappa pas. Mais je n’insistai pas. Malgré mes discussions avec Archeus, il m’était tout aussi difficile de lui faire à 100% confiance. Tout ce que j’avais sous la main était le fait qu’il m’avait sauvé la vie à de nombreuses reprises.
Mon interlocutrice sembla elle aussi vouloir éviter d’emprunter ce chemin. Elle poussa un soupir frustré, se redressa, et après un dernier balayage des lieux, revint vers moi.
— Viens manger avec nous ce soir, d’accord ? fit-elle d’un ton qui relevait plus de l’ordre que de la proposition.
Je ne pus m’empêcher de sourire, provoquant un regard courroucé de la part d’Arya. N’ayant plus rien à se dire, et semblant avoir repris du poil de la bête, elle prit congé, me laissant avec mes pensées - et Archeus. Je pouvais presque sentir ce dernier dans son coin, à réfléchir à ce qu’avait dit la jeune femme. Je le laissai donc tranquille, retournant auprès d’Andrew, qui sembla étonné de me voir revenir en un seul morceau.