— Putain, c’est quoi ça ? souffla Isobel.
Nous restions à l’orée du terrain, ne sachant quoi faire. Je pouvais voir Jack observer les alentours, pesant le pour et le contre de s’aventurer au-delà de notre point d’observation. De là où nous étions, nous pouvions avoir un certain aperçu de la ferme. Le terrain était vaste et silencieux. Mais, le plus impressionnant - ou inquiétant - était les larges grilles qui entouraient une partie de la propriété. Elles semblaient avoir été installées récemment.
— Arya ? entendis-je Jack.
Cette dernière comprit aussitôt la question muette et nous ordonna, à Paul et à moi, de la suivre. N’étant armé que d’un couteau, je ne savais pas vraiment ce que je pouvais faire pour défendre qui que ce soit dans le cas où les lieux étaient habités, mais je ne rechignais pas, emboîtant le pas à la jeune femme. Nous dûmes traverser ce qui restait d’un champ mal entretenu, à découvert, pour atteindre la grille. Elle s’élevait à plus de trois mètres et demi du sol, surmontée d’un barbelé. Malgré son aspect rudimentaire, elle semblait être faite d’un matériau de qualité, peut-être même militaire, et donc d’une solidité à toute épreuve.
Pas suffisante pour retenir les miens.
Je partageais son scepticisme. En effet, la plus haute barrière ne pouvait rien contre ceux qui n’avaient pas encore trouvé de corps. Archeus m’avait confirmé qu’à ce stade de l’invasion, il était fort peu probable d’en croiser. Ils ne pouvaient survivre longtemps sans hôte. L’image du Possédé aux larges griffes me revint en mémoire. En s’acharnant, il aurait pu finir par venir à bout de cette protection. Et que dire de ceux qui pouvaient sauter très haut, ou voler.
Du coin de l’oeil, je vis Paul avancer la main vers la grille. Au même moment, un détail capta mon attention. Arya semblait l’avoir vu aussi, car nous nous exclamions d’une même voix pour avertir l’homme. Elle était plus près de lui et parvint à retenir sa main, juste à temps. Il nous regarda d’un air interrogatif.
Sans un mot, je pointai quelque chose au loin. Il tourna la tête et pâlit. Un corps était étendu au pied de la grille, à une quinzaine de mètres de nous. Je m'approchai, mais je n'eus pas vraiment besoin d'une confirmation visuelle pour savoir qu'il s'agissait d'un Possédé, mort depuis quelques jours, voire une semaine. Deux bras supplémentaires avaient jalli de ses côtes ; ils ne lui avaient été d'aucune utilité. Il avait dû se faire électrocuter avec une violence inouïe, comme en témoignait sa chair noircie. Mais le trou en travers de sa poitrine me laissait deviner de la réelle cause de la mort.
D'un commun accord, nous reculions de quelques pas, ne sachant pas si la grille était toujours électrifiée. De plus, la menace d'une arme à feu peut-être pointée dans notre direction nous fit hésiter. Arya nous demanda de faire le tour par la gauche, tandis qu'elle irait dans l'autre sens, pour essayer de découvrir si les lieux étaient toujours habités. Les sens en alerte, Paul et moi commencions à longer la grille, les genoux à demi fléchis, prêts à décamper si on entendant des coups de feu.
Après quelques minutes de silence angoissé, je sentis une violente douleur dans la poitrine. C'était plus fort que d'habitude, et je sentais Archeus s'agiter. Le message était clair : un Possédé était là. Nerveux, je saisis le bras de Paul pour lui faire signe de me suivre. Il ouvrit la bouche mais je secouai la tête. Nous retournions, en courant aussi discrètement que possible, vers le groupe, à l'abri.
— Il y a un Possédé là-dedans, dis-je à Jack.
Arya arriva au même moment, un air interrogatif sur le visage. Son frère lui répéta ce que je venais de lui dire et elle tourna son regard vers Paul et moi.
— Vous l'avez vu ?
— Non, mais... commença Paul, ne me laissant pas le temps de fignoler un mensonge.
Je lui lançai un regard semi-ennuyé. Il haussa les épaules. Une main me saisit par mon manteau et je me retrouvai soudainement à quelques centimètres du visage d'Arya. Cette fois, sa fureur se dressait entièrement devant moi.
— Comment tu sais ça ? À chaque fois ?
— Arya, attends, tenta Jack, mais sa soeur fit la sourde oreille.
— Alors ? fit-elle, de plus en plus menaçante.
Une bouffée d'agacement, de colère, mais aussi d'inquiétude, m'envahit. Je tentai de défaire sa poigne.
— Écoute, je ne peux pas te l'expliquer. Juste, c'est trop risqué d'aller là-bas.
Archeus était tout près. Je pouvais sentir son agitation, sa propre inquiétude, mais aussi cette froideur lorsqu'il était question de me protéger. Pour la première fois, je le sentais à un pas de la lisière de mon esprit, comme s'il était prêt à bondir. Cette sensation me terrifia beaucoup plus que je ne l'aurais voulu. Aussitôt, il sembla se calmer et je respirai un peu plus normalement.
— Faites-moi confiance, tentais-je.
Ce fut Jack qui vint me libérer de la poigne de la jeune femme. Pendant un instant, je crus qu'il suivrait ma supplication.
— C'est trop une bonne occasion pour ne pas au moins aller jeter un coup d’œil, trancha-t-il d'un ton prudent.
C'était la première fois que je voyais une lueur de méfiance dans le regard du géant, dirigée contre moi, ce qui me fit plus de mal que je ne l'aurais cru possible. Mais pouvais-je l'en blâmer ? Pouvais-je en vouloir à Arya ? J'étais un putain de monstre, et ils le sentaient.
Riley.
Je l'ignorai et préférai me murer dans un mutisme maussade. S'ils ne voulaient pas m'écouter, tant pis pour eux. Pendant une seconde, j'envisageai même de ne pas les suivre. De les laisser se démerder. Et je ne ressentis pas autant de culpabilité que j'aurais peut-être dû. Mon regard se posa sur l'adolescente, puis Andrew, et survola les autres. Je ne voulais pas qu'ils meurent.
Ce fut donc tout aussi silencieux que je leur emboitai le pas, ignorant le regard hargneux d'Arya. Ma main serra ma lame, même si j'avais la désagréable impression qu'elle ne me sera d'aucun utilité.
Arya nous mena à l'entrée de la grille et nous assura qu'elle n'était plus électrifiée. Avant qu'on ait pu dire quoi que ce soit, elle avait saisi une pince que lui tendait Isobell et avait fait sauter le verrou. Aucun coup de feu ne nous accueillit ni aucun monstre aux yeux dégoulinant de noir, alors que nous avancions prudemment. Je commençai à douter.
Il est là, quelque part.
Je m'abstins de réitérer ma mise en garde, n'ayant aucune envie de devenir la cible mouvant de l'arme d'Arya. Infiltrant la ferme, nous restions groupés, alertes. Il régnait un silence de mort. Et un mort nous fut servi sur un plateau, juste après qu'Isobel eut forcé la porte de la résidence. Une vitre à l'arrière était cassée, c'était par là que le Possédé était entré pour faire la peau au propriétaire. L'homme, ou ce qui en restait, était étendu sur le sol, coupé en deux, la moitié du visage dévorée. Non loin de sa main inerte et froide se trouvait une hache. Du sang noir et épais avait séché sur celle-ci.
Mon regard ne quittait plus la traînée de la même substance, qui menait à ce qui était une jame autrefois, et qui ressortait ensuite par la fenêtre. La chose qui avait tué l'homme malgré tout son arsenal pour repousser les Possédés avait saigné abondamment et s'était trainée vers l'extérieur.
Je jetai un coup d'oeil à Arya, qui avait vu la même chose. J'avais raison. Malgré les quelques mètres qui nous séparaient, je pus voir sa bouche se tordre, mais je ne sus pas si elle était furieuse contre moi ou inquiète de la tournure des événements.
— Marco, Andrew, restez ici avec la gamine et commencez à fouiller. Faites gaffe, ordonna Jack.
Les deux hommes ne dirent rien, même si je pouvais voir la frayeur sur leurs visages. Je suivis le reste du groupe à l'extérieur, sachant ce qui avait traversé la tête du géant : retrouver le monstre blessé, qui ne devait pas être très loin, et l'achever.
Il pourrait s'être régénéré.
Ce n'était pas une certitude. De toute manière, je savais que je ne pouvais pas empêcher Jack et sa soeur de poursuivre la créature. La traînée de sang nous mena vers la grange, dont la grande porte était entreouverte. Jack entra en premier, arbalète au poing, suivi de près par Arya. Isobel et Paul restèrent à l'extérieur pour faire le tour de la grange. J'entrai en dernier, couteau en main. Mon malaise allait en grandissant, la tension était palpable. Même Archeus ne me parlait plus, son attention étendue à l'extrême.
Notre trio suivit prudemment la trace de sang noir... jusqu'à ce qu'elle s'arrête. Je rencontrai le regard perplexe de Jack au moment où Arya criait pour nous avertir, tirant sur la chose qui s'était probablement servi de ses dernières forces pour bondir au plafond et se cacher parmi les poutres, dans le but de panser ses blessures. Nous nous dispersions comme un seul être et le Possédé alla vers celle qui avait réussi à le blesser. Arya n'eut pas le temps de réagir qu'il lui donner un coup, l'envoyant bouler un peu plus loin. Je vis du coin de l'oeil que son arme lui avait échappé des mains.
Je poussai un cri pour attirer son attention, avant qu'Archeus n'ait le temps de réagir et désapprouver mon plan - c'était loin d'être un plan, à vrai dire. La chose se tourna vers moi et je filai, laissant le temps à Jack d'aller aider sa soeur à se relever et se réarmer. Ma stupidité me frappa de plein fouet alors que je tentais d'échapper au Possédé. Je soulai sous une machine, me donnant quelques secondes de répit alors que le monstre tentait de m'atteindre. Il ressemblait à un lézard, son visage n'avait plus rien d'humain. La perte de sa jambe l'avait peut-être affaibli, mais il semblait tout à fait apte à se déplacer en se servant de ses bras difformes et arqués. Il se rapprochait plus d'un animal, maintenant. Son museau à la gueule remplie de dents me frôla et je rampai plus loin avant de découvrir s'il avait assez de force pour soulever l'engin. Sortant de l'autre côté, je n'attendis pas de voir s'il était toujours là et tentai de me réfugier un peu plus loin dans la grange. Je ne savais absolument pas ce que je faisais.
Et soudain... Eilonwy.
Elle se tenait là, sa silhouette frêle et blafarde se dessinant dans l'obscurité. Un juron sortit de ma bouche alors que je lui saisissais la main au passage pour l'entraîner avec moi. La peur s'insinua par tous les prores de ma peau avec violence. Je l'entendis émettre une plainte de douleur derrière moi et je savais que je la tirais à ma suite de manière trop abrupte, mais la simple idée qu'elle se fasse attrapper par le Possédé me révulsait et balayait mes scrupules.
Coince-le, Riley !
La soudaine présence d'Archeus me rassura d'un coup et je laissa l'instinct dicter la suite. La créature nous manqua de peu en sautant et s'accrochant de ses membres valides à une poutre, et je me servis allègrement de ma corpulence en dessous de la moyenne - l'adolescente passait crète - pour me glisser à la suite d'Eilonwy ente une machine et une des plus larges colonnes qui portaient la structure entière de la grange. Comme je le soupçonnais, le Possédé avait aussi l'intelligence d'un animal enragé et se coinça juste derrière nous. Dans un dernier sursaut, j'avais bondi vers l'avant pour éloigner autant que possible l'adolescente de notre poursuivant.
Je sentis l'haleine fétide et la mâchoire de la créature contre ma nuque, et je roulais vers l'avant, Eilonwy dans les bras. Le répit fut de courte durée. J'entendis le piège de métal et de bois se fracasser, signe que le Possédé s'était libéré. N'agissant toujours que par pur instinct, ignorant les cris d'Archeus qui me vrillaient les oreilles, je bondis sur mes pieds et me ruai sur lui, le percutant de plein fouet pour l'empêcher d'atteindre l'adolescente.
Au même moment, un coup de feu se fit entendre et le monstre s'effondra vers l'arrière. Une douleur atroce me traversa tout le corps, mais j'eus la présence d'esprit de rouler dans ma chute avec le Possédé pour me mettre hors de sa portée, ne sachant pas s'il était mort ou vif. Je vis vaguement Jack à main nue un carreau de son arbalète dans l'orbite de la chose, y mettant toute sa force et son poids pour atteindre sa cervelle, l'achevant enfin.
Pendant une seconde, je voulus me relever, mais la douleur me paralysait. Je ne comprenais pas d'où elle venait.
— Non non non non, entendis-je.
Le visage d'Arya entra dans mon champ de vision et je fronçai les sourcils, alors qu'elle s'agenouillait à côté de moi. Je réalisai enfin qu'elle tentait d'arrêter le geyser de sang qui jaillissait du côté gauche de ma poitrine. Elle... m'avait tiré dessus ? Un sourire étira mes lèvres.
— Pourquoi tu souris, idiot ! m'engueula la jeune femme.
Je ne pouvais décemment pas lui dire que c'était parce que j'étais en train de crever. Ce qui, en fait, n'était pas une réponse saine à sa semi-question. La nouvelle vague de douleur enleva ce sourire rapidement et je grimaçai. Je n'arrivais pas à voir si c'était grave ou pas.
Si, ça l'est !
La voix d'Archeus se mélangeait à celle d'Arya, qui donnait des ordres tout en essayant d'arrêter l'hémorragie. Je compris vaguement que la balle m'avait traversé de part en part, et que le gros calibre de l'arme m'avait déchiqueté les côtes avant d'atteindre le Possédé en pleine poitrine.
— Au moins, tu l'as eu, dis-je.
Enfin, je pensais avoir dit ça. La suite me parut soudainement très flou.