Devant eux, la caverne s'enfonçait dans une obscurité totale et, sans lumière, ils n'avaient d'autre choix que d'y plonger à tâtons.
— Attachez-vous, ça évitera qu'on en perde un en route ! Noixdecoco, derrière moi. Puis Grigan, Marty, Rob, Jin et Mike, cria la Capitaine pour couvrir le fracas de l'eau.
La corde nouée autour de leur ventre, ils avancèrent en file, espacés de quelques mètres chacun. Au début, l'embouchure de la cascade leur offrit un peu de clarté, puis, progressivement, les ténèbres les engloutirent. L'air, saturé d'humidité, portait une odeur âcre de champignons et de pierres mouillées. Seul le bruit de leurs pas résonnait en écho autour d'eux.
Sarah, bras tendus devant elle, tâtonnait le sol de son pied avant de faire le moindre pas — le risque de tomber dans un trou et d'y entraîner tout l'équipage demeurait sa crainte principale. La seconde étant de se prendre un rocher dans la tronche.
Au bout d'un temps indéfinissable pour eux, quelque chose changea dans l'air : sous la lourdeur rance, une note fraîche apparut. Malgré cela, Sarah eut un mauvais pressentiment ; son estomac se serra, lui donnant presque la nausée.
C'est alors qu'un cri strident retentit dans le tunnel et se répercuta sur les parois. Il n'avait rien d'humain.
Aveugle et figé dans l'obscurité, la Capitaine et son groupe ressemblaient à des proies sentant le prédateur approcher — incapables de fuir, déjà mortes à moitié.
Sarah garda la tête froide : vu la faiblesse du son, la chose qui l'avait émis ne se trouvait pas dans les parages immédiats. S'ils restaient plantés là comme des poireaux au milieu du chemin, autant s'allonger dans un plat ; vinaigrette, sel, poivre — un délice.
Non, ils devaient avancer.
La Capitaine dégaina son sabre.
— On va accélérer, chuchota-t-elle. Tenez-vous prêts.
Sans attendre un instant de plus, la troupe se mit en branle, aux aguets. Leurs yeux, désormais légèrement habitués à l'obscurité, distinguaient quelques détails dans la noirceur : les rochers, les parois, les stalactites et les stalagmites.
Rassurés par cette visibilité légèrement accrue, leurs pas, d'abord hésitants, se firent plus naturels, plus fluides.
Un nouveau cri retentit. Plus proche.
Jamais ils n'avaient entendu un son aussi abominable. Il n'appartenait ni à une bête ni à un homme, mais à quelque chose d'innommable. Comme si un millier d'âmes en agonie hurlaient à l'unisson depuis les tréfonds d'un abîme infernal. Il heurtait de plein fouet leur instinct le plus primaire — celui de fuir à toute jambe pour sauver sa vie.
Le sang battait dans leurs oreilles. Chacun faisant de son mieux pour ne pas ralentir le groupe.
Grigan surveillait Noixdecoco comme le lait sur le feu — la Capitaine l'avait placé ici pour cela. Au moindre signe de son stress post-traumatique, il serait là en une seconde.
Marty, lui, n'avait jamais imaginé mourir dévoré et ce n'était pas dans son top dix. Il comptait bien éviter ça autant que possible.
Rob savait pourquoi il se trouvait au milieu : il ne savait pas se battre. Mais sa décision était prise. Dès le retour au navire, il demanderait à Mike de l'entraîner. Il devait bien exister une arme qui lui convienne, autre qu'un crayon. Bien qu'il ait entendu parler d'un type qui faisait des merveilles rien qu'avec un crayon.
Jin, de son côté, faisait tout pour contrôler sa respiration et ne pas s'évanouir.
Quant à Mike, fidèle à lui-même, il gardait son sang-froid. En tant que dernier de la file, il avait pour devoir de veiller sur tout le monde. Et il le ferait, au péril de sa vie.
Au détour d'un coude, Sarah aperçut, ou du moins l'espérait-elle, une sortie.
La Capitaine accéléra, sentant les autres faire de même. Des faisceaux lumineux perçaient à travers un enchevêtrement végétal. La voie semblait dégagée. Sur les derniers mètres, ils se détachèrent et se mirent à courir.
Une légère brise chaude s'échappait du trou. Sarah écarta les lianes et les branches qui leur bouchaient la sortie, et une jungle luxuriante s'étala devant eux. Après la fraîcheur de la cascade et de la grotte, l'air tiède et moite leur gifla le visage, lourd d'une odeur âcre de terre humide et de végétation en décomposition. Aucun cri d'oiseau. Aucun bruissement. Rien. Un silence de mort, compact, comme si la forêt retenait son souffle... ou les observait.
— On est de retour dans la jungle ? demanda Rob, interloqué.
— Non, c'est pas la même. Ici, il pleut pas. Et ça pue, bougonna Noixdecoco.
— Je suis d'accord. Y'a comme un truc de... différent, répondit Sarah en observant autour d'elle.
— C'est bien la première fois que mes tripes me disent de dégager d'un endroit, ajouta Grigan d'une voix basse.
Comme pour lui répondre, un hurlement perçant s'échappa de la jungle.
— Il faut absolument que nous bougions, Capitaine, dit Mike, la main déjà sur la poignée de son épée.
— Jin. La suite, ordonna Sarah sans quitter les ombres du regard.
Le jeune homme blêmit un peu plus.
— Il... Il faut suivre les cris, couina-t-il.
Interloquée, Sarah se tourna vers lui.
— T'es sûr ?
Cette fois-ci, il verdit un peu — il n'allait quand même pas gerber dès sa première aventure... Si ? En tous cas, il n'était pas sûr de ce qui allait se passer s'il ouvrait la bouche. Il serra les dents, déglutit puis hocha la tête — oui, voilà. Sécur'.
— Bon, très bien.
Elle dégaina son sabre, aussitôt imitée par l'équipage, et inspira profondément.
— Alors allons-y.
Un mot vint tout de suite à l'esprit de Sarah lorsqu'ils s'enfoncèrent dans la jungle : hostile.
Avant, au moins, il y avait un chemin. Là, comme dirait Nainai : que pouic. Désormais, ils devaient se battre avec Mère Nature elle-même — et elle enchainait les patates pour au moins les ralentir, au mieux, les anéantir.
Des racines torsadées émergaient du sol telles des serpents de mer dissimulés sous une flore sauvage, presque primitive. Les ronces griffaient leurs chevilles et s'accrochaient à leurs vêtements. Les lianes guettaient leur cou en embuscade. Autour d'eux, les ombres glissaient, prêtes à dissimuler n'importe quelle créature. Le tout baignait dans une moiteur poisseuse, agrémentée, s'il vous plaît, d'un assortiment grouillant de bestioles variées.
Chaque pas faisait craquer une feuille, briser une brindille, amplifiant leur présence dans ce silence oppressant. Les arbres s'élevaient à perte de vue, leurs branches s'entremêlant en une voûte impénétrable. Pourtant, bien que la lumière du ciel ne puisse la traverser, la jungle baignait dans une clarté surnaturelle, comme si l'endroit lui-même exsudait une lueur fantomatique.
Un nouvel hurlement retentit. Sarah se figea et ferma les yeux, la mâchoire serrée — elle entendrait ce son dans ses cauchemars, elle en était certaine.
Lorsque la plainte se stoppa, une nouvelle, plus geignarde, s'éleva de l'arrière du groupe.
— J'le sens quand même bien moyen, le coup du "on doit suivre les cris"...
— Ma, cé sont tes indications.
— Ça veut pas dire que c'est une bonne idée...
Sarah se tourna vivement vers lui avec un regard noir.
— T'es pas sûr de toi ?
— Ah, si ! Si, si ! C'est exactement ce qu'il faut faire !
La jeune femme plissa les yeux avant de reprendre son avancée.
— Mais ça veut pas dire que c'est pas complètement con... marmonna Chipeur, dans sa barbe.
— Moi, si j'avais peur qu'on me vole un truc précieux, j'placerai un gros machin plein de chicos devant pour le protéger, dit Grigan en mimant des mâchoires de ses grosses mains.
— Tu ferais comment pour le récupérer après, du coup ? demanda Rob.
Grigan, après un court instant, haussa les épaules.
— Je l'bute.
— Ça aussi, c'est con...
Le cuisinier lança un regard noir à Chipeur qui glapit en se cachant derrière Rob, hilare.
— Moi, je préfère les coquillages, c'est plus joli, sourit Noixdecoco.
— N'empêche que le truc qui nous attend sera sans doute pas ravi d'nous voir arriver, dit Sarah.
— Si c'est d'la viande, ça s'cuisine, termina Grigan.
Sarah esquissa un sourire — elle les avait bien choisis, ces hommes. Enfin, choisis... pas vraiment. Ils étaient tombés dans sa vie comme des ingrédients égarés dans la soupe fade de son existence. Et chacun d'eux s'était greffé au moignon fragile de sa vie, lui redonnant une force nouvelle dans sa quête.
Soudain, sans crier gare, une brume laiteuse s'éleva du sol.
Rapidement, leurs pieds puis leurs mollets furent engloutis. Sarah observait le phénomène, prise dans un étau de glace. Avant même d'en prendre conscience, elle fut totalement submergée. Tout l'équipage avait disparu. Son corps lui paraissait peser des tonnes, elle ne pouvait plus bouger. Autour d'elle régnait un silence étrange. Elle appelait, mais ses cris demeurèrent coincés dans sa gorge.
Aussi brutalement qu'elle avait été figée, elle fut de nouveau capable de se mouvoir.
— Mike !
Le son de sa voix sonna étrange dans ses oreilles, comme étouffé. Pourtant, l'affreux hurlement qui retentit derrière elle lui parvint avec une clarté glaçante.
Sarah fit volte-face, sabre à la main.
— Grigan ! Noixdecoco ! appela-t-elle encore. Marty ! Rob !
Elle n'eut pour réponse que le son de sa respiration haletante. Puis un nouvel hurlement strident, inhumain.
Son cœur battait à tout rompre. Quand la créature allait-elle attaquer ? Sous quel angle ? Quelle taille faisait-elle ? Quelle était sa force ?
Autour de Sarah, aucune ombre, aucun mouvement, cernée par des murs de brume blanchâtre.
Elle se força à se calmer. L'adrénaline exacerbait ses sens, tous les muscles de son corps étaient tendus. Il fallait qu'elle retrouve les autres. Dans un râle de rage, elle s'élança droit devant elle, scrutant les alentours, sabre prêt. Le sol sous ses pieds n'était plus jonché de racines. Ses pas n'émettaient aucun son. Elle ne sentait plus non plus les parfums si particuliers de la jungle.
Un cri perça, encore plus proche.
Elle n'avait jamais combattu de créature aussi effroyable que celle qu'elle imaginait tapie dans la brume. Bien sûr, elle avait déjà affronté des bêtes féroces pour récolter des plantes — elle préférait éviter, mais s'y était résignée plus d'une fois. Jamais, cependant, elle n'avait eu à faire face à quelque chose d'aussi terrifiant. Mais l'échec n'était pas une option.
Elle inspira, puis expira. Son souffle dessina des volutes dans la brume. Et c'est là qu'elle le vit.
À quelques mètres à peine, un visage. Démesuré. Blême comme la mort. La gueule béante, hérissée de plusieurs rangées de crocs pointus. La chose se tenait immobile, aux aguets, prête à bondir au moindre bruit.
Sarah ne bougeait plus. L'horreur ne semblait pas l'avoir remarqué.
Elle entendit soudain une chose qui glaça son sang.
— Houhou ! Les copains, vous êtes où ?
Noixdecoco.
La Capitaine bondit vers le monstre — elle le tuerait avant qu'il ne puisse atteindre le garçon.
Il fallait qu'elle soit rapide, la créature pouvait à tout moment se fondre dans la brume. Mais tandis qu'elle s'approchait, le monstre, lui, ne bougeait pas d'un pouce.
Elle s'arrêta, sabre pointé vers lui.
— Hey, saloperie, clama-t-elle.
Aucune réaction.
— Hey ! cria-t-elle, en serrant son arme.
Toujours rien.
Sarah avança, sur ses gardes. Un pas après l'autre, à mesure qu'elle approchait, les traits anguleux de la créature se précisaient. Les deux trous profonds qui lui servaient d'yeux la fixaient sans ciller. Ses mains, aux longs doigts griffus, se trouvaient de part et d'autre de sa gueule béante, prête à hurler. Et justement, la Capitaine ne se trouvait plus qu'à quelques pas lorsque la bête poussa un nouveau cri. Immédiatement, Sarah s'accroupit, prête à parer l'attaque tout en frappant. Mais, une fois encore, elle était la seule à s'agiter.
La tension laissa rapidement place à l'incompréhension et à une certaine impatience : elle franchit donc rapidement le dernier mètre qui les séparait. Autour de la chose, la membrane laiteuse s'effaça pour dévoiler un corps rigide, couvert de végétation. Sarah donna un coup du plat de sa lame sur la tête du monstre, et ce fut le tintement de la pierre qui lui répondit.
Eh ben voilà... Mystère résolu.
Aussi progressivement qu'elle était apparue, la brume se dissipa. Tout autour, les arbres et les plantes réapparurent et Sarah se retrouva dans une vaste clairière. Malgré cela, le ciel restait toujours caché par la canopée. Elle aperçut les membres de son équipage éparpillés ; Noixdecoco allait bien, il se tenait lui aussi près d'une statue.
Ils la rejoignirent.
— Capitaine, vous allez bien ? s'enquit Mike. Tout le monde va bien ?
Les hommes acquiescèrent gravement.
— Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Rob. Quelque chose me traquait dans la brume et puis, d'un coup, plus rien !
— Franchement, j'en sais rien, mais ça, elle tapota le gros crâne de pierre. C'est d'la merde.
— Ah, non, c'est de la pierre, Capitaine, précisa Noixdecoco.
— Oui... Oui, c'est...
— Une statue ? demanda Rob avec émerveillement.
— Oui, voilà.
À contrecœur, Chipeur dut lâcher le bras de Rob, qui se dirigea vers la forme monstrueuse. Du bout des doigts, il détailla les gravures qui façonnaient le visage avant de saisir l'un de ses carnets pour prendre des notes. Dans la clairière, sept sculptures dessinaient un arc-de-cercle, espacées les unes des autres de quelques mètres. Celle qui se trouvait près d'eux était l'une des mieux conservées. Certaines, rongées par le temps, n'étaient plus que des ruines. D'autres, englouties sous la végétation, n'émergeaient que par fragments, comme des os sous une peau gangrenée.
Un nouveau cri retentit, toujours aussi puissant et lugubre. Bien que cette fois-ci, il leur parût creux, presque artificiel.
— C'est incroyable ! couina Rob, surexcité. Mais comment ça fonctionne ?
— Aucune idée, répondit Sarah en scrutant la pierre.
— C'est la première fois que je vois quelque chose de ce genre, dit Mike. Mais c'est un piège très élaboré !
— Comment ça ? demanda Chipeur.
— Les hurlements sont là pour éloigner les curieux. En sachant cela, on peut imaginer que le véritable piège se trouve à l'opposé, là où nous serions allés sans la consigne de suivre les cris. Bien joué, Jin, termina le Second en lui tapotant l'épaule.
— Ma, c'est dou génie !
— Je préfère quand même les coquillages, bouda Noixdecoco.
— Quoi qu'il en soit, on va pas camper là comme des huîtres. C'est quoi la prochaine étape ? demanda Sarah.
— Alors, eum... La cascade, les cris... énuméra Chipeur avec ses doigts. L'arbre ! Oui, c'est ça : il faut qu'on trouve un arbre.
La capitaine le fixa comme un demeuré.
— Un arbre ? Dans une forêt ? C'est original...
— Bin, ça sort pas d'moi... Mais on m'a dit que c'était un arbre vraiment différent ! On saura quand on l'verra, répondit-il avec aplomb.
— Bon... très bien... Remettons-nous en route et trouvons un "arbre vraiment différent" alors... Ouvrez bien vos mirettes, messieurs !
La troupe se mit en marche, laissant les statues dans leur dos. L'orée de la jungle ne se trouvait qu'à quelques mètres et, une fois traversée, les cris s'estompèrent peu à peu tandis que la vie renaissait doucement autour d'eux. Le bourdonnement des insectes et les chants des oiseaux les rassurèrent, leur offrant un semblant de normalité au cœur de l'étrange.
— Jin, je me demandais : qui vous a donné toutes ces informations pour trouver la Caverne ? Car elles semblent précises, presque trop, pour un endroit dont personne n'est jamais revenu.
Tous étaient curieux, et, à la question de Mike, le groupe se resserra imperceptiblement pour mieux entendre.
Chipeur haussa les épaules.
— Un gars, bleu.
Sarah, en tête, s'arrêta et se tourna — avait-elle bien entendu ?
— Un gars... bleu ?
— Ouais, bleu.
— Rob, ça t'parle ?
Il secoua la tête.
— Ah ! Attends, tou veux dire qué c'était oun nouveau ? demanda Marty.
— Ah, non, non. J'veux dire qu'il était bleu.
— Mais tu peux pas juste nous lâcher un "gars bleu" et t'arrêter là ! s'impatienta Sarah.
— Ah, bin, c'est que c'est surtout ça qui m'a marqué quand ils me l'ont raconté, parce que moi, j'y étais pas. Ils m'ont dit qu'ils avaient trouvé un grand mec bleu, tout en muscles, qui leur a expliqué où se trouvait la Caverne aux Merveilles. Moi, j'me suis dit qu'ils devaient être sacrément bien imbibés et qu'ils avaient été bananés, mais que du pognon, bin, c'est du pognon. Alors j'ai suivi.
— T'as des gars qui te racontent ça et, toi, t'y vas ? T'es encore plus bête que t'en as l'air, grommela Grigan.
Chipeur lui adressa une moue.
— Bah, vous m'suivez bien, vous.
Les hommes pouffèrent et Grigan poussa un râle menaçant, faisant couiner le garçon qui se réfugia derrière Noixdecoco. Sarah esquissa un sourire et reprit sa marche.
Bien qu'elle ne sache pas exactement à quel moment de la journée ils se trouvaient, nul doute qu'elle était déjà bien entamée. Son corps réclamait une pause et son estomac un petit frichtis. Elle s'apprêtait donc à proposer une pause lorsqu'elle observa un étrange phénomène : plus loin, devant eux, une aura blanche pulsait à travers la verdure. D'un signe, elle leur imposa le silence et avança légèrement accroupie. Le bois qui craquait sous leurs pieds et le bruissement des feuillages à leur passage trahissaient leur présence : si une menace se terrait dans l'obscurité, elle les aurait débusqués sans mal depuis un moment. Pourtant, tout allait bien et, tandis qu'ils approchaient, la douce lumière s'intensifiait.
L'Arbre poussait seul au centre d'une petite clairière, le sol à son pied n'était qu'un tapis forestier, vierge de toute autre végétation. Aussi haut que les autres, sa cime se perdait dans l'épaisse frondaison et sa largeur était telle qu'une quinzaine de marins, bras tendus, réussiraient à peine à en faire le tour. Mais sa magnificence résidait dans ses fleurs : éthérées, délicates, dont les cinq longs pétales effilés formaient comme un chapeau à un labelle développé, terminé par deux longues excroissances. D'un blanc laiteux, légèrement translucides sous la lumière tamisée, elles irradiaient d'une lueur qui pulsait lentement. Dépourvues de la moindre feuille, elles s'accrochaient à l'écorce par des racines qui grimpaient et formaient le tronc. Les fleurs semblaient frémir doucement, donnant l'illusion d'une danse de spectres dans les hauteurs.
— Bon, eh bah, je suppose qu'on a trouvé notre "arbre vraiment différent", dit Sarah, poings sur les hanches.
— Incroyable, murmura Rob en saisissant son carnet.
— Vous croyez que c'est dangereux ? demanda Chipeur.
— C'est un arbre.
— Un joli arbre qui brille, précisa Noixdecoco.
Grigan lui accorda.
— Bon, on fait une pause, j'ai la dalle. D'ailleurs, Jin, on est encore loin ?
— Ah, euh, non. Encore un ou deux trucs.
— Un ou deux trucs ?
— Oui, voilà.
— Non. Un OU deux, on n'est pas partis cueillir des marguerites ! Sois précis, morbleu !
— La Capitaine est toujours grognon quand elle a faim.
Sarah inspira profondément.
— Merci, Noixdecoco, dit-elle, en se massant les tempes.
Celui-ci la gratifia d'un grand sourire avec le pouce levé.
— Bon, bah, euh, deux, alors, répondit Chipeur en haussant les épaules.
La Capitaine fixa le jeune homme — si elle lui mettait une patate ou lui pétait les rotules, là, maintenant, sans savoir la suite du programme, est-ce que ce serait si grave que ça ? Bien sûr que oui, elle le savait — nan, et puis les autres désapprouveraient, et faudrait le porter après. Elle attendrait, alors.
Sarah lui adressa une moue pincée et se tourna vers son second.
— Mike, fais un tour, assures-toi que c'est sans danger. Chef, un frichti ! Les autres, avec moi, on va ramasser du bois. Pas touche aux fleurs : je les connais pas et elles sont peut-être toxiques.
Grigan, en terrain conquis, déploya sa cuisine de fortune. En moins de dix minutes, le feu crépitait, et l'odeur rassurante d'un bon ragoût de patates se répandit. Rassemblés tout autour, chacun séchait ses chaussettes près de la flamme, hissant son bâton tel une canne à pêche ferrant une prise grisâtre... et malodorante.
— Jin, du coup, c'est quoi exactement la prochaine étape ? lui demanda Sarah.
Il plongea sa cuillère dans son bol puis l'enfourna dans sa bouche avant de répondre.
— Faut trouver un shquelette. Ouah, ché bon, mais ché chaud !
— Ma, c'est vague quand même... Oun squelette dé quoi ?
Chipeur haussa les épaules.
— Et puis un squelette, dans une jungle, c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, ajouta Rob. Ça va prendre du temps.
— Elles puent du cul, tes infos, grogna Grigan.
— Ouais, c'pas faux, mais j'vous dis c'qu'on m'a dit à moi. P't'être que c'est comme l'arbre, il brille ou je sais pas quoi.
— Il vaudrait mieux. M'est avis qu'il ne faut pas trainer trop longtemps, ici, dit Mike.
— D'ailleurs, vous êtes venu faire quoi ici, vous ?
Rob s'apprêtait à répondre lorsqu'il reçut un coup de coude discret du Second, juste à temps.
— Oh, rien de spécial, on cherchait le frisson de l'aventure, surtout, lui répondit Sarah. Après tout, nous sommes des pirates, des aventuriers ! N'est-ce pas, les gars !
Tous approuvèrent avec entrain.
— Attendez, mais... vous... Vous êtes des pirates, vous aussi ?
— Bin, évidemment, tu pensais qu'on était quoi ? grogna Grigan.
— J'sais pas... Vous avez pas la dégaine des autres en tout cas... Moi, j'ai juste pensé que vous étiez des types bizarres qui aiment visiblement se mettre en danger...
— Ouais, des pirates, quoi.
— Bon, et ton Capitaine, pourquoi il cherche la caverne ? demanda Sarah.
— Bin, il cherche un catafalque.
— Un artéfact ? proposa Mike.
— Ah, ouais, voilà. Enfin, c'est surtout un couteau, si j'ai bien compris.
— Un couteau ? Et qu'est-ce qu'il aurait de spécial ? Parce que, s'il veut, moi, des couteaux, j'en ai plein, termina Grigan en sortant vivement l'un des siens de son étui.
Tous riotèrent sauf Chipeur qui fixa la lame et manqua de s'étouffer avec un morceau de patate.
— Nan, celui qu'il cherche, il est spécial, il peut tout couper ! parvint-il à dire tant bien que mal.
— Les miens aussi, ils coupent tout.
Chipeur ricana.
— Ah ouais ? Même la Mort ? Parce que le couteau qu'il cherche, apparemment, eh bah il peut faire ça, lui.
Il se leva et empoigna sa cuillère comme une arme.
— Imagine : la Mort, elle s'amène, elle s'y attend pas et PAF ! mima-t-il. Oh ! Le choc ! Du coup, elle a les chocottes, elle se tire, et bim, le Capitaine, il pourra jamais mourir.
Il se rassit et haussa les sourcils en prenant une nouvelle bouchée.
— Cha vous en bouche un coin, hein ?
Grigan tiqua.
— Je suis sûr que les miens aussi, ils pourraient le faire, grommela-t-il en les rangeant. Et puis d'abord, j'aime pas les couteaux prétentieux.
— Ma, la Mort est oun état, pas oun entité. Les artefacts capables dé traficoter tout ça, ça n'existe pas. Moi, jé dis qué ton Capitaine, il a foumé la moquette.
Chipeur haussa les épaules, prêt à répondre lorsque Sarah les coupa.
— Bon, ça suffit. Reposez-vous. Je surveille. Mike, je te réveillerai pour prendre le relais, si ça te va.
— Bien sûr, Capitaine.
Sur ce, elle se leva et s'éloigna.
Les hommes jetèrent un coup d'œil au Second. Mike hésita, glissant un regard inquiet vers Sarah. Finalement, il s'allongea sur le tapis de mousse qui entourait l'Arbre et invita les autres à faire de même.
À ce moment-là, un seul d'entre eux remarqua qu'ils étaient observés.
Sarah fit le tour de l'énorme tronc et se plongea dans la contemplation de ces étranges fleurs qui pulsaient à l'unisson à la manière d'un cœur. Elles étaient incroyables et faisaient partie des plus belles que la jeune femme n'ait jamais vues, et ce n'était pas peu dire, car elle en avait vu d'inombrables.
La Capitaine fouilla dans sa sacoche et sortit une paire de gants qu'elle enfila — hors de question qu'elle se chope un urticaire ou qu'elle s'empoisonne comme une teuteu. Délicatement, elle effleura les pétales de l'une d'elles — possédaient-elles des vertus extraordinaires ? Cependant, Sarah se garda bien d'en prélever une : l'endroit avait quelque chose de sacré et elle ne prendrait pas le risque de briser cela. À la place, elle continua sa caresse en suivant le pétale, puis son pédoncule avant d'atteindre les longues racines noueuses pour finalement poser sa main sur le tronc.
Je sais ce que tu cherches.
Sarah sursauta puis se figea dans son geste — cette voix était profonde, mais si claire. Elle ne se sentit pas menacée, pourtant, un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale. Était-ce dans sa tête ? Non, impossible. La Capitaine, main sur la garde de son sabre, chercha des signes de quelqu'un ou de quelque chose aux alentours. Du coin de l'œil, elle perçut un mouvement sur le côté.
— Capitaine !
— Chut !
Légèrement accroupie, elle tendait l'oreille. Les fleurs frémissaient comme sous l'effet d'une brise pourtant absente. Sarah était persuadée d'avoir entendu quelqu'un lui parler — elle n'était pas folle ! Ou peut-être que si. Mince, ça avait pris moins de temps que prévu.
— T'as entendu une voix, toi aussi ?
Mike écouta, l'air perplexe.
— Une voix ? Non, Capitaine, mais nous avons un problème.
Elle se redressa et fixa son Second.
— Quoi ?
— Noixdecoco a disparu.