Loading...
1 - 1 - L'île d'Habarga, le rouston & que pouic.
2 - 2 - Le foutoir vert, le chiasseux et le caramel.
3 - 3 - D'la flotte, d'la caillasse & d'la bidouille.
4 - 4 - Des gueulards, d'la merde & des fleu-fleurs.
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
Beezar
Share the book

3 - D'la flotte, d'la caillasse & d'la bidouille.

Sarah ne les fit pas quitter le chemin : forte de ses années d’exploration, elle savait qu’un sentier finissait toujours par mener à l’essentiel : un point d’eau.

Mais celui-ci se faisait désirer.

D’ordinaire, le grondement torrentiel d'une cascade était impossible à manquer, mais aujourd’hui, il se noyait dans le martèlement de la pluie sur les feuillages. La canopée dense et le ciel maussade cachaient la course du soleil. La privation de ces repères rendait leur marche d'autant plus interminable. Finalement, la seule indication à laquelle ils pouvaient se fier les yeux fermés restait leur mal de pieds.

Au bout d’un moment, Sarah leva la main pour arrêter la troupe.

— Vous entendez ça ?

Tous tendirent l’oreille. Derrière le rideau de pluie, une rumeur sourde, profonde, mais bien réelle, se détachait.

— Oui, c’est léger, dit Mike tout bas. La cascade ?

— On n'est plus très loin, répondit-elle en esquissant un sourire.

Ils accélérèrent, mûs par l’excitation de trouver la première étape de cette chasse au trésor. À mesure qu’ils s’approchaient, le grondement devenait plus distinct. L’air se fit plus frais, chargé d’une odeur minérale, tandis que le parfum terreux de l’humus s’effaçait. La verdure s’éclaircissait, et, au loin, ils percevaient nettement la lumière au bout du chemin.

Enfin, la cascade apparut, surgissant d'un à-pic vertigineux d'une centaine de mètres de hauteur et presque autant de largeur. Sur ses corniches escarpées, des arbres et des arbustes s’accrochaient avec acharnement, défiant les lois de l’équilibre. L’eau, gonflée par les pluies des plateaux, se jetait dans le vide en un rideau épais, avant de s'écraser plus bas dans un voile de brume. À son pied, le choc faisait bouillonner un bassin au tumulte permanent, un chaudron d'écume et de remous. Mais plus loin, à mesure que le vacarme s’apaisait, le lac s’étendait, vaste et calme. Ses eaux redevenaient d’un bleu limpide, éclatant comme une topaze. Tout autour, une berge rocheuse tapissée de mousse reposait dans un écrin de végétation luxuriante. À l’opposé de la cascade, un discret courant reprenait sa course. Le lac s’écoulait dans une rivière étroite, faite de multiples petites chutes et de vasques naturelles, qui s’enfonçait entre les arbres et disparaissait sous la canopée dense.

D'aucuns l’auraient contemplée sans y voir autre chose que de la caillasse et beaucoup trop de flotte — c’est d’ailleurs ce qui se serait produit sans la rencontre avec le petit couard. Pourtant, en son sein se cachait le début d’une quête incroyable.

— C’est ce truc de mort qu’on va devoir traverser ? couina Chipeur.

— Ouais, c’est une cascade, confirma Sarah. Tu t’attendais à quoi ?

Il haussa les épaules, blême. Qu’est-ce qu’il en savait, lui ? Il savait même pas ce que c’était qu’une cascade. On lui avait juste dit un endroit avec beaucoup d’eau. Oui, d’accord, mais on lui avait pas dit que l’eau tombait du haut d’une montagne avec la force d’un troupeau de bœufs ! Il pouvait encore se barrer ou c’était trop tard ? Il considéra la jungle comme plus dangereuse encore, donc il allait attendre un peu avec eux. Pour voir. Même s’ils étaient timbrés.

La troupe s’avança jusqu’aux abords, où la berge rocheuse montait en pente douce. À cet endroit, ils se retrouvaient nettement au-dessus du lac, surplombant l’étendue d’eau d’une dizaine de mètres. La cascade projetait une bruine fraîche qui les rafraîchissait après la chaleur étouffante de la jungle.

Trouver un moyen de traverser en toute sécurité n’allait pas être de la tarte. Le terrain s'avérait délicat : la paroi de roche, couverte de mousse, s’étendait jusqu’au rideau d’eau, à plusieurs mètres de distance de la berge.

— Hmm. Ma, on pourrait sauter d’en haut avec oun corde et atterrir dans lé passage, proposa Marty, assez fort pour couvrir le fracas de la cascade.

Chipeur blêmit.

— Le souci, c’est qu’on ne sait pas exactement où se trouve le trou, répondit Rob.

— On pourrait balancer quelqu’un en éclaireur ou dé la caillasse avant, pour lé trouver…

— J’crois que j’vais gerber, dit Chipeur.

— Sinon on chante une chanson magique qui ouvre les cascades ! proposa Noixdecoco.

Tous se tournèrent vers lui.

— Mais ça existe p…

Grigan empêcha Chipeur de terminer sa phrase en apposant sa grosse main sur la bouche du jeune homme, l’étouffant presque au passage.

— T’en connais une ?

— Ah, non. Mince.

Tandis qu’ils se creusaient les méninges, Sarah observa la paroi et examina la roche de ses mains, trouvant plusieurs prises, puis de son pied où elle sentit un renfoncement dans la mousse qu’elle creusa du bout de sa botte. En s’accroupissant, elle découvrit que le sillon se prolongeait loin, créant un chemin sur lequel elle pourrait prendre appui.

— Hey ! J’vous laisse tester vos idées, moi, je vais plutôt passer par là !

Elle attendit qu’ils se tournent vers elle pour leur indiquer la rainure dans la roche.

— Ouah, un chemin secret ! C’est bien ça aussi ! s’exclama Rob. Peut-être un peu moins dangereux que de sauter…

— Ma, oui, si on veut… bouda légèrement Marty.

— Je vais passer la première et dégager la voie ! Attendez ici ! Je trouverai un moyen de vous dire que c’est sécurisé !

Sarah ôta son tricorne et s’apprêtait à entamer sa traversée quand elle sentit une main la retenir : Mike, l’air grave, lui tendait une corde.

— Pour votre sécurité. Quand vous y serez, vous pourrez nous la renvoyer avec ce tissu.

Sarah acquiesça avant de la nouer autour de sa taille. Chacun des hommes en saisit une longueur. Elle sentit sur elle leur regard tendu. Elle essuya vainement ses mains sur son pantalon trempé et prit une profonde inspiration — ne pas oublier de respirer, se rappela-t-elle tout en enfonçant la pointe de sa botte dans la rainure luisante. Elle chercha de la main un point d’appui solide avant d’engager l’autre pied, et ainsi elle commença à dégager le passage.

La corde défilait lentement dans la poigne de l’équipage qui gardait les yeux rivés sur la jeune femme accrochée à la paroi. La difficulté pour eux résidait dans le fait de garder leur sang-froid : laisser filer assez de jeu pour ne pas la gêner tout en restant assez ferme pour la rattraper au plus vite si elle chutait. Après d’interminables minutes où ils l’observèrent avancer tout en creusant la mousse de la pointe de sa botte pour faciliter les prochains passages, la Capitaine passa enfin sous la cascade, disparaissant ainsi de leur champ de vision.

Sarah colla sa joue contre la paroi froide et humide et reprit sa respiration. La lutte pour garder son corps au plus près de la roche était la partie la plus éprouvante, bien plus que le fracas de l’eau qui lui vrillait les tympans et les éclaboussures qui brouillaient sa vision déjà amoindrie par son cache-œil. Les muscles de ses épaules se raidissaient rapidement, bien qu’elle fît au mieux pour garder ses bras au plus bas. Elle s’accorda une minute de plus où elle lâcha sa prise pour dégourdir ses membres, l’un après l’autre. Elle espéra que l’autre tartine s’était pas trompé et qu’il y avait vraiment un passage sous cette foutue flotte, parce qu’elle en avait plein le fondement. Et puis, elle n’était pas sûre d’avoir la force de faire demi-tour si, par hasard, il s’avérait que ce n’était pas la bonne cascade — ce qui serait quand même bien ballot.

La Capitaine reprit son avancée, pas à pas. L’épuisement la guettait dangereusement.

Au bout de quelques mètres, le sillon creusé dans la roche dans lequel elle glissait la pointe de ses bottes depuis le début s’arrêta. Elle tâtonna du pied la paroi, mais ne trouva plus aucun autre passage. Accrochée comme une moule à son rocher, elle tenta un coup d’œil et crut apercevoir un repli un peu plus haut dans la roche. Prudemment, elle prit appui et s’étala autant qu’elle le pouvait tout en soudant la surface de sa main. En effet, légèrement plus à gauche, à bout de bras, elle sentit la roche dessiner un repli.

L’espoir lui donna un coup de fouet ; de sa première main, elle s’agrippa au creux et, une fois la prise assurée, envoya la seconde à sa rencontre. Son corps penchait contre la pierre comme un marin éméché face à un vent de travers. Dans un ultime râle, elle poussa sur ses bras pour se hisser sur, l’espérait-elle, une corniche. La douleur dans ses muscles devenait insupportable — les courbatures allaient piquer demain.

Enfin accoudée sur le rebord, haletante, elle usa de ses dernières forces pour tirer le reste de son corps sur la pierre ferme. Elle s'étala sur le sol et roula sur le dos, épuisée. Tout en levant mollement son poing vers le plafond couvert de stalactites, Sarah poussa une faible exclamation de victoire.

Son souffle retrouvé, elle se leva et observa le tunnel face à elle ; il s’étendait à perte de vue et l’écho de la cascade résonnait en lui et se perdait dans ses tréfonds obscurs. Large d’à peine quelques mètres, elle n’en voyait pas le fond, perdu dans les ténèbres. Cependant, derrière la forte odeur d’humidité, elle sentit une légère brise fraîche — elle y mettrait son œil à couper que la voie débouchait vers l’extérieur.

Après s’être assurée que l’endroit était sûr, elle détacha la corde, y noua le carré de tissu et la jeta pour que son équipage la récupère.

Les hommes patientaient, solides sur leurs appuis, parés à toute éventualité. La corde restait tendue et ils percevaient de légers mouvements, signes que tout allait bien. Cependant, l’un d’eux cogitait sec, la cafetière pleine de doutes : était-ce vraiment possible de traverser ce machin ? Fallait quand même être sacrément allumé ou suicidaire pour le tenter à l’aveugle, comme ça ! Et puis, parlons-en ! Il lui manquait quand même un œil à la Capitaine !

La question lui brulait les lèvres et il ne la retint pas une seconde de plus :

— Vous croyez qu’elle va réussir ?

Rob pouffa.

— Évidemment !

— Bin, qu’est-ce t’en sais ?

Chipeur, à la vue de Rob qui se tourna vers lui avec son sourire confiant, et de Marty, derrière lui, qui acquiesçait d’un air solennel, se sentit un peu bête d’avoir posé la question. Bon, bah, visiblement, il n’aurait pas de réponses…

Soudain, la tension dans la corde s’évanouit et, dans un élan collectif, ils la remontèrent d’un seul mouvement. Tous souriaient, soulagés.

— Tu vois ! s’exclama Rob. Je te l’avais dit !

— Grigan, Noixdecoco, allez-y ensemble ! cria Mike.

Le cuisinier récupéra le tissu blanc, noua la corde autour du ventre du garçon puis autour du sien, et tous deux s’avancèrent vers la cascade.

— On va y aller doucement. Regarde bien où je mets mes mains, d’accord ? Si ça ne va pas ou si tu veux faire une pause, préviens-moi.

Noixdecoco acquiesça gravement, l’inquiétude se lisant dans ses yeux gris.

— Tu vas y arriver. Je suis là.

Grigan s’engagea avec assurance sur la paroi, rapidement suivi de son compère. Malgré sa silhouette élancée, Noixdecoco paraissait tout à fait capable de réussir cette traversée. Ce qui inquiétait Mike, cependant, ce n’était pas ses capacités physiques, mais plutôt la crainte que l’épreuve ne déclenche d’une quelconque façon son stress post-traumatique.

Le jour où Sarah avait repêché le garçon flottant au milieu de noix de coco, son état avait immédiatement trahi la violence de l’agression qu’il avait subie. Marty avait passé des heures à nettoyer et soigner les lacérations sur son visage. Une côte cassée, de multiples contusions… il avait eu une chance inouïe de s’en sortir vivant.

Cela posa un véritable dilemme pour la Capitaine : elle ne pouvait pas s’encombrer d’un garçon aussi fragile, il risquait de les ralentir, voire de faire échouer sa quête. À son réveil, elle lui avait alors proposé d’explorer les nombreuses îles composant l’archipel afin de retrouver sa famille qui devait surement le chercher, mais il avait catégoriquement refusé.

Avec le soutien de l’équipage, la Capitaine ne se résolut pas à l’abandonner dans cet état.

Depuis, le jeune garçon semblait heureux avec eux. Un peu perdu, parfois, dans son monde, souvent, mais heureux.

L’avancée des deux hommes fut plus lente que celle de leur Capitaine, et ce, malgré le sillon déjà tracé par celle-ci, mais tout se passa bien. Sarah les aida à se hisser sur la corniche et ils renvoyèrent la corde et le mouchoir.

Le suivant à passer fut Rob et ce fut avec une extrême appréhension qu’il serra la corde autour de son ventre. Il n’avait jamais été un homme “physique”, les Érudits n’étant pas de grands sportifs, bien au contraire. Il était plutôt dans la catégorie “rat de bibliothèque” ou “sribouillard”, comme certains les appelaient en dehors de la tour.

— Ne regarde pas en bas, lui conseilla Mike d’un ton encourageant. Concentre-toi sur tes prises. Tant que tu n’es pas sûr, tu ne lâches pas. Prends ton temps et garde tes mains à hauteur d’épaules, ça t’évitera les crampes.

Rob esquissa un sourire en guise de remerciement et se tourna vers le colosse d’eau et de pierre. Il prit une profonde inspiration et s’y engagea — ce n’était certainement pas maintenant qu’il allait abandonner. Pas alors qu’il vivait enfin les aventures dont il avait tant rêvé ! Non ! Il allait dompter la nature et écrire son propre récit.

Sauf s’il mourait.

Mais il ne mourait pas !

Bon, sauf qu’il n’était même pas encore sous la cascade et qu’il était déjà sur les rotules — ça s’annonçait bof.

Son souffle reprit, il continua, bravant fièrement les éléments, ne faisant plus qu’un avec la roche. Tout en avançant, il nota mentalement toutes ces idées pour son futur livre : louer la détermination et le courage de ce jeune homme, vendu par ses parents, éduqué par des Maîtres pour devenir un Érudit. Ces années d’abnégation parfaite, à lire, copier, classer le savoir et les récits en tous genres, jusqu’au jour fatidique où, nourri d’histoires et doté d’une imagination débordante, il prit la décision de s’enfuir.

Sa botte glissa du sillon. Heureusement, sa prise était bonne. Il se redressa sur des jambes tremblantes et un rire nerveux s’échappa de ses lèvres : il valait mieux rester concentré. La légende attendrait d’avoir les deux pieds sur terre. Ce qui ne l’empêcha pas de fredonner une chanson épique.

C’est avec un grand soulagement qu’il aperçut enfin Grigan lui tendre la main. Arrivé au plus près, celui-ci l’aida pour le dernier effort et, enfin, il fut en sécurité.

La corde de retour, Mike la noua solidement autour de Marty tandis qu’il rangeait ses lunettes munies de loupes dans son sac. Le Second lui donna les mêmes conseils qu’à Rob, puis lui tapota l’épaule avec un sourire encourageant.

Marty n’avait pas peur de la mort — quand c’est l’heure, c’est l’heure ! Aussi, il s’engagea rapidement sur la paroi rocheuse. Très à l’aise dans ses mouvements, il imagina les dégâts qu’occasionnerait une chute telle que celle qu’il risquait actuellement. Il jeta donc un petit coup d’œil en dessous afin d’en évaluer la dangerosité : contusions multiples, hémorragies internes, avec un petit bingo de fractures s’il y avait des rochers cachés sous la surface. Et bien que la corde fût là pour leur assurer un semblant de sécurité, ou pour ramener leur corps inerte, il pensa à la compression des organes qu'elle occasionnerait, au raclement de la pierre sur sa peau et à l’impact de son crâne sur la roche.

Cela lui remémora le cas d’un pauvre gars qui s’était fait défoncer le crâne à l’aide d’un objet contondant en bois. L’impact avait même dégagé l’œil de son orbite !

Marty esquissa un sourire à ce souvenir : la joie qu’il avait ressentie à la vue de ce corps dont les organes internes étaient restés joliment intacts. Ce n’était pas toujours le cas pour les morts violentes et il avait pu prélever tout ce dont il avait eu besoin.

Lorsqu’il aperçut Grigan, perché légèrement en hauteur dans l’angle de la roche, Marty le salua de la main. Il faillit glisser, mais il se rattrapa en riant. Le cuisinier maugréa en lui jetant un regard noir avant d’attraper sa main et de le mettre à l’abri avec les autres.

Le mouchoir blanc et la corde furent renvoyés et noués autour de l’avant-dernier, Chipeur.

— Je… Je ne suis pas sûr d'être capable de faire ça…

Mike l'observa trembler comme une feuille.

— Dis-moi, il y a bien une raison pour laquelle tu as quitté ton île, non ?

— C… Comment ça ?

— Eh bien, on ne part pas de chez soi pour suivre une troupe de pirates sans une idée derrière la tête.

Jin hésita.

— Je… Je veux devenir riche et célèbre… répondit-il en fuyant le regard du Second.

— Et est-ce que tu le souhaites assez fort au point de risquer ta vie ?

— Je pense que ouais…

— Il faut en être sûr.

Jin observa ses mains crispées autour de la corde. Il soupira avant de relever ses yeux noirs vers Mike.

— J’en ai marre d’être un pauv’ type. Alors ouais, je suis sûr.

Mike esquissa un sourire rassurant et posa une main sur son épaule.

— Dans ce cas, accroche-toi. Tu vas y arriver.

Chipeur prit une profonde inspiration, ses doigts se resserrant encore sur sa prise. Il écouta les derniers conseils de Mike puis s’avança vers son destin : lorsque les pirates avaient débarqué sur son île à la recherche d’un, soi-disant, “cœur pur”, il avait saisi l'opportunité ! Lui ! La poule mouillée, le lâche, le trouillard, le poltron ! Oui. À ce moment-là, il avait décidé qu’il ne serait plus un pauvre type, ni un type pauvre, d’ailleurs.

Il était prêt.

Arrivé au bord de la berge, il recula légèrement — la vache, c’était super haut quand même.

Bon. Il était presque prêt.

Non. Adieu Jin le dégonflé et bonjour Jin le héros ! Il allait s’accrocher ! Surtout que, bah, sinon, il tomberait…

C’est bon, il était prêt.

Chipeur s’engagea sur la paroi, les mains tremblantes. Il trouva de bons points d’appui et ferma les yeux. Ah, bah, non, non. Il les rouvrit finalement, inspira et continua d’avancer.

— J’vais crever, j’vais crever, j’vais crever…

Lui, tout ce qu’il voulait, c’était vivre et non plus survivre. Prouver qu’il valait mieux que la rue, le vagabondage et le vol. Il voulait exister, ne plus être regardé comme un moins-que-rien. Être enfin accepté. Et, pour cela, il lui fallait devenir riche.

Il arriva tant bien que mal, la respiration haletante, aux abords de la chute d’eau. Il ressentait la puissance de la cascade jusque dans ses os à travers les vibrations de la pierre. Son cœur s'accéléra un peu plus : est-ce qu’on pouvait mourir de trouille ? Est-ce qu’il valait mieux mourir de trouille ou écrasé sous des tonnes d’eau ? Marty aurait sûrement eu la réponse, lui.

Il colla un peu plus son corps contre la surface rocheuse et tenta de calmer sa respiration. Il fallait qu’il avance, ses muscles ne le porteraient pas indéfiniment. Il déglutit difficilement et s’engagea sous la cascade. Le grondement assourdissant lui vrillait les tympans et brouillait ses pensées. Respirer. Se forcer à garder les yeux ouverts. Trouver de bonnes prises : main, pied, main, pied. Respirer. Recommencer. Oui, voilà. Calme et méthodique. Ne pas laisser la panique l’envahir.

— Des pensées heureuses. Il me faut des pensées heureuses… couina-t-il.

Il s’imagina alors, assis sur un trône d’or, entouré de trésors, les épaules massées par de jolies filles, d’autres tombant en pâmoison devant son sourire enjôleur. Lorsqu’enfin, il aperçut son salut : l’ours cuisinier qui lui faisait peur, mais moins qu’une chute de dix mètres. Aussi, il fut ravi de le voir. Chipeur se hâta, un sourire tremblant aux lèvres, le cœur battant : il avait réussi !

Croire qu’il s’en sortirait fut sa première erreur. La seconde étant de mal caler sa botte dans la rainure. Il abandonna sa prise afin de tendre la main à Grigan et ce fut à ce moment-là, la mousse aidant, qu'il glissa. Il bascula. Sa vie s’apprêtait à défiler devant ses yeux et il n’avait vraiment pas envie de revoir tout ça. Mais il n'était pas seul : Grigan, d'une poigne puissante, attrapa son poignet et, dans un râle, tira de toutes ses forces le jeune homme sur la corniche.

Chipeur tremblait de la tête aux pieds. Le regard fixe, il respirait de manière erratique, pourtant, il manquait d’air. La poitrine prise dans un étau, il se sentait partir.

Marty accourut et se pencha sur lui avant de détacher la corde dans des mouvements précis et rapides.

— Jin, régarde-moi. Tou est en sécourité maintenant. Inspire doucément par lé nez : oun, deux, trois, quatre… Expire doucément, sour six sécondes, par la bouche… C’est très bien, continou.

La voix calme de Marty apaisait le chaos dans sa tête. Il suivit le rythme imposé et son souffle devint moins chaotique, le monde autour de lui cessa de tourner aussi vite.

— Ma, voilà. C'est mieux, non ? Prends ton temps, ajouta Marty avec un sourire.

Chipeur acquiesça, les doigts encore agrippés à son pantalon. Sarah s'avança et observa le garçon reprendre des couleurs. Quand il leva son regard sur elle, ses yeux trahissaient un mélange de honte et d'épuisement.

— Comment tu t’sens ?

Il haussa les épaules.

— Hey, sois pas gêné. T’as géré, c’était pas facile.

Sarah lui adressa un sourire furtif avant de ramasser la corde et de s’éloigner.

Jin la regarda partir et vit s’approcher Noixdecoco qui ouvrit grand sa main pour y révéler un caramel soigneusement emballé.

— C’est Grigan qui me l’a donné pour toi, lui chuchota-t-il.

Jin jeta un coup d’œil au bonbon, puis tourna la tête vers le cuisinier, dos à eux, qui fixait le mur d’eau, les bras croisés. Une douce chaleur l’envahit, puissante, mais agréable.

Il n'avait jamais rien ressenti de tel. C’était sympa.

— Merci beaucoup, souffla-t-il, en serrant le caramel dans sa main.

— Allez ! Ramenez-vous tous, bande de moules, c’est pas terminé !

Marty et Rob aidèrent Jin à se relever et tous se dirigèrent vers leur Capitaine qui enroulait la corde. Lorsqu’elle sentit une résistance, d’un signe de tête, tous en attrapèrent une longueur.

De son côté, Mike laissa la corde se dérouler jusqu’à ce qu’il n’en ait plus qu’assez pour la nouer autour de sa taille. Il sentit deux à-coups et s’approcha de la cascade.

Il s'engagea sans hésiter, ses mains trouvant des prises avec une facilité qui trahissait des années de discipline. Chaque mouvement était calculé. Pas de précipitation, pas d'imprudence. S'il tombait, il risquait de mettre en danger Sarah et l’équipage. Et ça, il ne le permettrait pas. Alors qu'il passait sous la cascade, il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Le Second essuya son visage de sa main et son regard tomba sur son jabot — quel idiot. Il aurait dû l’ôter, il était fichu maintenant. Il reprit sa traversée et ne tarda pas à voir Grigan l’attendre. Mike accepta son aide en le remerciant et, enfin, tout l’équipage fut réuni.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet