Dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, ils partirent.
Après avoir réglé à Nainai leur ardoise, bien sûr.
Ils empruntèrent le chemin sinueux serpentant à travers les hautes montagnes karstiques. Elles émergeaient de la vallée, semblables à des pis de vache engloutie sous un manteau végétal. Leur silhouette sombre se détachait sur un ciel couvert dont les lourds nuages déversaient sur eux de grosses gouttes chaudes — un peu comme du pipi, selon Noixdecoco.
Ils marchèrent un moment avant d’atteindre l’orée du bois. Sarah se tenait droite. Son regard balaya l’entrée de la forêt qui s’étendait devant elle comme une gueule béante prête à les avaler.
La Capitaine ouvrit sa sacoche et sortit plusieurs petits flacons.
— Avant d’y aller, frottez ça sur votre peau. Et mettez ça autour de votre cou.
Elle leur distribua des petits sachets noués par un fil qu’ils enfilèrent comme un collier.
— Hmm, ça sent bon ! Qu’est-ce que c’est ? demanda Rob.
— De la citronnelle. Ça repousse les insectes, et notamment les moustiques.
Une fois prêts, Sarah s’engagea sur le sentier, suivie de son équipage. Cernés de toutes parts par la verdure luxuriante, leur progression s'avérait toutefois facilitée par ce chemin tracé par des années de passage avant eux. Les oiseaux et les insectes s’en donnaient à cœur joie, entremêlant piaillements et crissements dans un joyeux vacarme. La pluie, fidèle à elle-même, frappait les feuilles, ajoutant sa propre cadence à ce chaos sonore. L’air, lourd et moite, sentait ce mélange caractéristique de terre et de vie. S’y ajoutaient le parfum frais des plantes et les effluves sucrés des fleurs.
La troupe avançait en file tout en observant leur environnement. Sarah, en tête, était aux aguets et à la fois terriblement excitée : ses recherches avançaient enfin ! Après toutes ces années à patauger dans la semoule, elle avait un début de piste et elle n’allait pas lâcher sous prétexte que “gneugneugneuh c’est introuvable”. Les seules choses réellement introuvables en ce monde sont les objets qu’on avait dans la main il y a un instant et la deuxième chaussette. Rob, lui, contemplait la sylve dans son ensemble ; c’était sa première fois et, ma foi, il n’était franchement pas déçu ! Quoique peut-être un poil trop mouillé à son goût. Cela dit, on lui avait appris à craindre l’humidité chez les Érudits. Ainsi que l'arthrose et les rhumatismes. Mike et Grigan, eux, ne se laissèrent pas distraire : la jungle, c’est joli, mais c’est quand même vachement dangereux. Et puis Grigan connaissait déjà toutes les plantes environnantes qui pourraient rehausser le goût de ses plats, il avait tout ce qu’il lui fallait, merci. Marty, en revanche, marchait sans grande conviction, ses yeux fixés sur le sol humide. Ce n’était pas que la jungle l’intéressait particulièrement, c'était juste... un environnement comme un autre. Il n’avait jamais eu le luxe de s’extasier devant la nature, mais il était content de le faire avec ses nouveaux amis vivants. Noixdecoco, dernier de la file, mais veillé par Grigan, alternait son observation entre la canopée, la jungle profonde et la terre à ses pieds.
— Attention ! Une grosse fourmi ! s’exclama le garçon en écartant les bras et l’esquivant minutieusement.
Grigan acquiesça.
— Ouh, et là, regarde ! Un serpent !
Grigan regarda et acquiesça de nouveau.
— Et là ! Une araignée ! Capitaine, attention ! Une araignée !
— Dégueu’, dit-elle sans se retourner en lui adressant un “ok” avec ses doigts.
Noixdecoco capta un mouvement du coin de l’œil.
— Oh ! Coucou, copain !
Le cuisinier acquiesça avant de se figer, puis se tourna brusquement, un peu trop tard, vers ce que le garçon saluait.
— Comment ça, copain ? T’as vu quelqu’un ?
— Oui ! Juste là-bas ! répondit-il en pointant la verdure. Oh, bah mince, il est parti…
Le cuisinier plissa les yeux, mais ne vit que différentes nuances de verts, des fleurs et des troncs. Sans plus attendre, il remonta rapidement la file pour trouver Sarah.
— Capitaine, Noixdecoco a vu un type.
— Les pirates ?
— Un gars seul, apparemment.
— Nous ne sommes que six, s’ils étaient plus nombreux, ils n’auraient pas hésité, dit Mike.
— Très bien. On va accélérer et se planquer. Rob, Marty, vous veillez sur Noixdecoco. Marchez devant et cachez-vous. Vous n’intervenez pas. Mike, Grigan, tous les trois on s’planque et on s’occupe du type dès qu’il s’approche.
Tous se mirent en branle et exécutèrent le plan. Les trois garçons s’écartèrent du chemin et se dissimulèrent derrière un gros buisson. Mike et Grigan s’accroupirent de part et d’autre de la voie, derrière de larges feuilles. Sarah, elle, s’adossa contre un énorme tronc.
Le murmure vivant de la jungle les enveloppa. L’odeur sucrée et entêtante des fleurs picotait leurs narines. Un mélange de sueur et d’humidité collait leur vêtement à leur peau. Chaque seconde écoulée leur sembla être des heures. Jusqu’à ce que, finalement, un craquement tout proche retentisse.
Sarah écoutait, sourcils froncés, la main ferme sur la garde de son sabre. Trois contre un, le type était déjà foutu. Elle tenta de capter la présence, mais la pluie étouffait tout. Cependant, à mesure qu’il avançait, la Capitaine comprit qu’elle n’avait pas affaire à un professionnel.
— Mortecouille, j’pars pisser deux secondes et ils disparaissent. Rah ! Quelle poisse ! J’vais crever, j’vais crever, j’vais crever…
La voix masculine paraissait désespérée. Sarah hésita, était-ce un piège ? Ils avaient envoyé un pignouf pour les appâter ? Bon, de toute façon, le type était près du tronc ; quand faut y aller, faut y aller. D’un bond et tout en poussant un cri, Sarah surgit de sa cachette et se planta devant l’opportun, sabre pointé vers sa gorge. Au même moment, Mike et Grigan l’imitèrent.
Un hurlement strident retentit dans toute la forêt.
— La vache, mais ça va pas ?! J’ai failli me chier d’ssus, bande de barjots !
Le jeune homme qui se tenait devant eux n’était autre que la crevette qui accompagnait les pirates à l’auberge. Il se tenait la poitrine, l’autre main sur le genou, haletant.
Sarah resta méfiante : même s’il avait l’air d’un rat de fond de cale, ils ne l’avaient sûrement pas envoyé ici, seul, pour rien. Il devait être doté de capacités incroyables.
— Où sont les pirates qui t’accompagnaient ? demanda-t-elle.
— Bah, sûrement à l’auberge, répondit-il en haussant les épaules.
Grigan poussa un grognement profond et fit un pas menaçant vers le garçon, poings serrés.
— Hiii ! Mais c’est vrai, chouina-t-il. J’suis tout seul ! C’est pour ça que j’vous suivais d’ailleurs… Punaise, ça fout les chocottes ici !
— Ouais, c’est une forêt, quoi, grommela le cuisinier.
— Ah ? J’sais pas, moi, j’ai jamais foutu les pieds dans une forêt.
Il posa les mains sur ses hanches.
— Bin… Pas fan du truc.
Marty, Rob et Noixdecoco, ne voyant aucun danger immédiat à voir tout le monde papoter, sortirent de leur cachette et s’approchèrent du groupe.
Sarah rengaina son sabre et l’observa, sceptique.
— Tu fous quoi ici exactement ?
Il se pencha légèrement vers elle, comme pour lui confier un secret. Mike et Grigan réagirent instantanément en faisant un pas en avant, arme levée. Sarah, elle, bras croisés, ne bougea pas d’un pouce.
— J’suis là pour la Caverne aux Merveilles, chuchota-t-il.
La jeune femme resta coite.
— Qui ? Toi ?
— Bin, ouais.
— Attends, attends. T’es en train de m’dire que les pirates t’ont envoyé, toi, tout seul, dans la jungle où t’as jamais foutu les pieds pour trouver une caverne que personne n’a jamais trouvée ?
Il attrapa les deux revers de son manteau rapiécé et bomba le torse.
— J’suis un voleur expert, m’dame, plastronna-t-il.
— Et ils ont gobé ça, les pirates ? demanda Grigan.
— Bah, oui. J’suis l’meilleur de mon village ! Et ils avaient besoin d’un p’tit malin pour déjouer des pièges, tout ça…
— Besoin d’un p’tit pigeon, ouais… grommela le cuisinier.
Le jeune homme lui adressa une moue mécontente que Grigan dédaigna.
— En même temps, le Capitaine il pouvait pas venir ici avec son… sa…
Il désigna sa jambe de ses deux mains d’un geste maladroit.
— Son problème de… pied. Mais il a toute confiance en moi ! J’avais juste pas pensé que la mission serait… bin… d’aller… dans une forêt. Tout seul.
Sarah jeta un coup d’œil dubitatif à Mike qui haussa les épaules en réponse.
Elle se frotta les tempes : pourquoi le pirate enverrait ce type, à l’évidence pas fait pour ça, chercher la caverne ? Est-ce qu’il possédait quelque chose de spécial ? Si oui, elle pouvait toujours le dépouiller. Ce serait encore plus facile que de voler une sucette à un enfant. Ils devaient découvrir son secret et, heureusement, il n’avait pas l’air d’être le rhum le plus macéré de la taverne.
— Tu sais, la jungle, c’est quand même vraiment dangereux, surtout celle-ci… Que dirais-tu qu’on t’accompagne, pour… t’escorter, en quelque sorte. Te garder des dangers, tout ça, lui sourit Sarah, avec douceur.
— Oh punaise, s’exclama-t-il soulagé. J’ai cru que vous alliez jamais proposer ! J’dirais même au Capitaine que vous m’avez un peu aidé, comme ça, j’suis sûr qu’ils vous donneront une p’tite récompense !
— Marché conclu, répondit Sarah en tendant sa main.
Il lui empoigna et, fier de sa victoire, lui adressa un clin d’œil charmeur. La Capitaine resserra son emprise sur ses doigts, mais se retint de le tuer — la caverne, Sarah, la caverne, se récita-t-elle intérieurement, comme un mantra. Le voyage promettait d’être long.
— C’est quoi ton prénom ? demanda-t-elle les dents serrées.
— Jin, mais vous pouvez m’appeler Chipeur, répondit-il en massant sa main.
— Je suis la Capitaine, Sarah. Voici Mike et Grigan, dit-elle en les désignant chacun. Ils veilleront sur toi.
Le cuisinier se plaça à sa gauche et lui adressa un rictus qui le fit déglutir.
— Ne t’inquiète pas, le rassura Mike. Il ne mord que ce qui est comestible.
— Ma, techniquément, vous l’êtes, dit Marty avec un grand sourire.
En sentant la main de Grigan le pousser doucement pour le faire avancer, Chipeur émit un glapissement.
— T’as une carte ou un objet pour t’y retrouver ? demanda Sarah d’un ton faussement désintéressé.
— Pfff, non ! Tout est dans ma cervelle ! répondit-il en tapotant sa tête. La première chose à trouver, c’est une cascade !
— D’où tiens-tu ces informations ? demanda Mike.
— Bin, c’est le Capitaine qui m’l’a dit !
— Bon, mettons-nous en route. Une cascade devrait pas être un gros souci à trouver.
Sarah ouvrit la marche, suivie de Mike et de Grigan. Chipeur, juste derrière, jeta un coup d’œil au garçon qui marchait près de lui.
— Tu t'appelles comment ?
— Noixdecoco ! répondit-il avec entrain.
Chipeur pouffa.
— Mais non, ton vrai nom !
Noixdecoco haussa les épaules.
— Mais c’est mon nom. La Capitaine me l’a donné quand elle m’a trouvé dans des noix de coco. Et moi, j’aime bien, alors je suis content, sourit-il.
Chipeur ne cacha pas son étonnement avant de se rapprocher et d’observer son visage avec insistance.
— C’est quand même pas des noix de coco qui t’ont fait ça ? Il lui est arrivé quoi à ta tronche ? Parce que, la vache, t’as l’air d’avoir sacrément morflé !
Le sourire de Noixdecoco se fana aussitôt. Ses yeux se voilèrent et son regard se perdit dans le vide. Pendant un instant, il lui sembla s’enfoncer dans un abîme intérieur. La douleur, la peur, le désespoir… il les sentait palpiter au plus profond de son être, mais un mur infranchissable l’empêchait d'avancer et de comprendre.
Grigan, qui s’était retourné à la question de Jin, vit la détresse du garçon. Sans un mot, il posa une main rassurante sur son épaule et l’attira doucement près de lui.
— Ça suffit les questions, lâcha le cuisinier d’une voix basse, mais ferme.
Il fixa Chipeur d'un regard sombre.
— Réfléchis avant d’ouvrir ta gorge, grogna-t-il.
Le maladroit baissa les yeux, les joues rouges. Grigan fouilla dans sa poche et en sortit un petit caramel au beurre soigneusement emballé. Il le porta à la vue de Noixdecoco qui cligna des yeux avant de le saisir avec un petit sourire.
Rob se pencha vers Chipeur et murmura :
— Il est amnésique. Il n’a plus aucun souvenir de sa vie avant que la Capitaine le trouve.
Chipeur déglutit, mal à l’aise.
— Ah… Ouais. Désolé.
Rob haussa les épaules et sourit avec douceur.
— Ne t’inquiète pas. C’est dur pour lui quand il essaie de se souvenir, mais on fait tout pour qu’il se sente au mieux, du coup, on évite de raviver tout ça. Il a, à l’évidence, beaucoup souffert.
Il tendit sa main :
— Au fait, moi, c’est Rob ! Ravi de te rencontrer !
Chipeur, surpris par la poignée de main énergique, retrouva le sourire.
— Ma, moi, c’est Marty ! Si tou à besoin, jé sais découper et récoudre.
— Ah oui ? C’est gentil, mes vêtements v…
— Ma, jé parlais pas dé vêtements, jé parlais dé cadavres.
Jin blêmit.
— Ah, d’accord…
— Il plaisante, pouffa Rob. Enfin, non, il ne plaisante pas, mais ce qu’il voulait surtout dire, c’est que si tu te blesses, il saura te rafistoler !
Le doc’ acquiesça en souriant de toutes ses dents, tout en ajustant l’extrémité de sa moustache guidon avec un soin exagéré.
— Exactément, confirma-t-il, l’air ravi.
Chipeur afficha un rictus qui se voulut sympathique, mais dont le résultat fut plutôt semblable à une grimace.
— Content de voir que j’suis entre de bonnes mains, enfin, je crois…