Après deux jours de marche dans l’humidité incessante et le froid, il ne leur restait que quelques batek avant d’atteindre leur destination.
La tempête n’avait pas faibli un instant et elle étouffait la luminosité du soleil. La pénombre constante, mêlée au vent et à la pluie, rendait leurs déplacements hasardeux. Avec son amesh, la situation ne lui aurait posé aucun problème, mais il se refusait à la porter si ce n’était pas absolument nécessaire.
Il se concentra sur le doux parfum de son ayatsë que le déluge ne parvenait pas à cacher. Quelques pas devant lui, elle avançait avec rapidité et prudence, pliée pour lutter contre la force des bourrasques. Qu’elle ne se soit pas encore effondrée montrait une nouvelle fois sa résilience et son envie de vivre.
Shaarlot lui fit signe de se baisser alors qu’elle s’accroupissait derrière un petit promontoire rocheux. Du doigt, elle lui désigna un faisceau lumineux qui se déplaçait, plus loin sur le versant de la montagne. Certainement une sentinelle dont la bêtise éveilla la colère de Turük. Et c’est avec ce genre de batzuk qu’il devrait protéger son ayatsë ?
Au moins cet imbécile serait-il facile à contourner…
Ayant pris une décision, Turük se leva et fit signe à Shaarlot de le suivre. Elle le laissa reprendre le contrôle des opérations sans protester. Tant qu’il était question de voyage et de survie : elle savait, elle dirigeait. En territoire hostile, il était le plus expérimenté des deux.
Alors qu’il se déplaçait au milieu des arbres en direction de la falaise, esquivant les sentinelles, le message de Daë’Umtsë tournait en boucle dans sa tête, réveillant son angoisse.
« Le protocole d’auto-preservation est lancé. Le compte à rebours se finit au départ de la Horde. »
Il comprenait mieux la présence armée autour du vaisseau qu’ils avaient trouvé quelques jours plus tôt… Même si ça n’expliquait toujours pas qu’ils l’aient attaqué à vue, lui.
Il récita le kalahek matuk pour faire disparaître ces pensées et retrouver son calme, mais cette mesure n’était que de courte durée. L’angoisse revenait toujours le hanter…
Que la Horde en soit arrivée là en disait long sur l’état de la guerre. Il avait beau réfléchir à la situation, il ne comprenait pas comment les humains avaient pu mettre la main sur les t’hark’ma’tük. Ces armes avaient été fabriquées spécialement pour contrer les amesh. Leur apparition au milieu de la campagne avait déjà été assez suspecte pour interpeller les T'sarogg.
Et, au vu de ce qui restait des assam’tash nah’va à la fin de la campagne, il n’y avait que peu de chance pour qu’un groupe de rebelles les ait suivi durant le bond interspatial. Tout du moins, pas sans aide…
Simük serait-il finalement responsable de cette situation ? La négligence était loin de sa nature. S’il était celui qui avait laissé les assam’tash nah’va atteindre cette planète, ce ne pouvait qu’être volontaire.
Sans le vouloir, Turük montra les dents dans un rictus contrarié.
Non, il connaissait Simük. Il n’y avait pas plus fervent croyant que le vieil Oltar…
Que Shaarlot parvienne à garder le contrôle de sa panique était tout aussi incompréhensible à ses yeux. Elle se remettait à peine de l’effondrement de sa civilisation qu’il lui annonçait déjà une nouvelle catastrophe. Une fois le choc passé, son petit visage n’avait affiché qu’une farouche détermination. Sa seule réaction fut de chercher une solution à leur survie. Et elle l’avait trouvée.
Il ne lui avait pas parlé des t’hark’ma’tük et il ne comptait pas le faire. Ce plan était le seul qu’ils avaient et elle refuserait de le mettre en application si elle savait que son amesh ne lui servirait à rien. Il avait confiance en elle et encore plus en sa capacité à survivre. C’est ce qui lui permettrait de les convaincre. S’ils parvenaient à leur fin, il aurait toute une vie devant lui pour expier cette faute et se faire pardonner.
Tout du moins l’espérait-il…
Il pria la Divine avec une ferveur dont il n’avait plus fait preuve depuis longtemps.
Touruk l’avait portée d’arbre en arbre jusqu’à qu’ils aient dépassé le cordon de sentinelles. Perchés sur une branche à la lisière de la clairière, ils pouvaient observer l’entrée du camp.
Quand elle l’avait quitté, ce n’était qu’une cinquantaine de tentes militaires engoncées dans la cavité gigantesque au pied de la falaise. Désormais, la grotte vomissait toute une ville de toiles tendues et d’habitations de fortune grouillant d’activité. L’orée du bois avait reculé de plusieurs centaines de mètres et les arbres ainsi abattus avaient servi à la fabrication d’une barricade épaisse qui encerclait le tout. Des gardes en arpentaient le sommet, illuminant de leurs lampes la bordure de la forêt. De toute évidence, ils avaient mis la main sur des générateurs électriques puisque le bidonville était éclairé et des câbles le parcouraient d’une tente à l’autre, d’un abri à l’autre.
Thomas n’avait pas menti, le camp s’était agrandi.
Charlotte se tourna vers Touruk. S’il était inquiet, il n’en montrait rien.
— Tu n’es pas obligé, lui dit-elle une nouvelle fois.
— Dok, at man parka tan, ayatsë, répondit-il d’une voix douce.
« Oui, nous pas autre possibilité si nous veux vivre, mon choix. »
C’était elle qui avait sorti ce projet farfelu et elle le regrettait. Elle ne l’avait dit que dans l’angoisse du moment, persuadée qu’ils trouveraient un meilleur plan bien avant d’en arriver là. Mais de meilleurs plans, il n’y en avait pas eu et elle s’apprêtait à livrer ce qu’elle avait de plus précieux à l’ennemi.
— Je peux le convaincre seule. Reste ici et je reviendrai te chercher…
Sa voix s’était faite suppliante. Elle savait que demander ne servirait à rien, il avait pris sa décision et elle en connaissait la raison.
— Dakh tan mass paossa man ?
« Toi laisserais moi aller sans toi ? »
Non, elle ne le ferait pas. Pas plus qu’il ne la laisserait y aller seule.
— Oktë… Duk bensta mash nam batka tsun mash datsö..
« Et lui qui intelligent pas croire lui qui se cache. »
Elle haïssait le fait qu’il ait raison. Que leur plan échoue et tout ce qu’elle risquait c’était la prison. Touruk, lui… Elle préféra ne pas y penser et enfouit sa tête dans le cou du taëkh’to. Il la serra contre lui, caressant ses cheveux avec tendresse avant de l’embrasser.
— Dakh tan butzul man ?
« Toi peur pour moi ? »
— Évidemment ! s’emporta-t-elle à voix basse.
C’était d’un ridicule… Qu’Hugo ne la croit pas et Touruk n’aurait pas le temps de souffrir entre ses mains. Qu’il ne la croit pas et…
— Ayatsë, at nam parka tan, ajouta-t-il en plongeant son regard dans celui de Charlotte. Tan man batzë man park b’uktho borh dakh.
« Mon choix, nous pas autre possibilité. Je sais toi peux faire, je confiance. »
Il l’embrassa avec ferveur. Il l’attirait au plus près de lui, la serrant comme s’il le faisait pour la dernière fois. L’idée que ce soit peut-être le cas lui déchira la poitrine et elle remercia la pluie qui noyait ses larmes.
Bien avant qu’elle ne se sente prête, il brisa leur étreinte et lui tendit le brassard volé à l’avant-poste. Elle n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit, qu’il enroula son bras autour de sa taille pour sauter au bas de l’arbre.
Touruk avait remis son armure, arguant que son bouclier leur donnerait les secondes nécessaires pour déguerpir en cas de problème et elle n’avait accepté que parce que l’armure le soignerait s’il se prenait une balle.
Mais là, une centaine de mètres devant les grilles du camp, aveuglée par le halo de plusieurs gros projecteurs, mise en joue par un ennemi devenu invisible, elle prit l’ampleur de la stupidité de son plan. Les mains en l’air, Touruk quelques pas derrière, elle priait toutes les divinités capables de l’entendre pour qu’ils ne se décident pas à tirer à vue.
Il patientaient depuis plusieurs minutes déjà quand un bruit métallique leur parvint entre deux coups de tonnerre et Hugo fit son apparition dans le cercle de lumière, accompagné par une dizaine d’hommes armés.
Quatre miliciens se précipitèrent sur Touruk pour l’encercler, arme à la main. L’un d’entre eux portait un bracelet étrange se terminant par une poignée épaisse qu’il tenait serrée dans sa main, le tout relié à un lourd réservoir sur son dos. Le taëkh’to ne bougea pas, mais Charlotte vit tous ces traits se tendre. Quoique soit cet appareil, Touruk le connaissait et le craignait. Les hommes aussi étaient nerveux. Heureusement, ils semblaient capables et aucun n’avait le doigt sur la détente.
La gorge nouée par l’angoisse, Charlotte ne put ouvrir la bouche sous peine de rendre le maigre contenu de son estomac et dut attendre le bon vouloir de cet homme qu’elle haïssait.
Pour le moment, il paraissait plus amusé qu’autre chose.
Un sourire satisfait aux lèvres, il les toisait de la tête au pied, indifférent à la pluie et au vent.
— Ça pour une surprise… clama-t-il d’une voix forte qui couvrit à peine le rugissement de la tempête.
Il se tut un instant. Charlotte n’aurait su dire s’il attendait une réaction de sa part ou bien s’il réfléchissait à quoi faire d’eux.
— La putain et son monstre ! reprit-il. C’est quoi l’embrouille ? Une bande de sans-visage va s’abattre sur le camp à la seconde où mes hommes vont poser les mains sur vous ?
La stupidité de la remarque activa la bouche de Charlotte avant que son cerveau ne donne son accord.
— Pourquoi est-ce qu’ils attendraient que tu nous touches pour attaquer ? Tu crois que ta barricade de merde va les retenir ?
Il fallait sérieusement qu’elle apprenne à tenir sa langue !
— Je vois que te faire baiser t’a pas rendue plus aimable… répondit Hugo avec hargne.
Elle aurait pu répliquer, mais elle l’avait bien cherché. Elle avait failli oublier l’essentiel de sa démarche. Ils avaient besoin de lui. Avec une grande inspiration, elle ravala sa fierté et reprit la parole :
— T’as raison, je suis désolée… Je suis pas venue pour me battre ou déchaîner une horde de sans-visage sur le camp. J’ai des informations vitales à partager.
Ses excuses étaient aussi bancales que son explication de ce qu’ils foutaient là, mais son cerveau parvenait tout juste à activer sa bouche.
Un éclair traversa le ciel, éclairant de manière fugace les hommes sur les remparts. Hugo eut un ricanement dédaigneux à moitié couvert par le tonnerre.
— Donne-moi une bonne raison de te croire, lâcha-t-il finalement.
— C’est le genre d’information qui pousse un taëkh’to à venir se rendre, désarmé, au risque de se faire tirer dessus à vue.
— Et t’y gagnes quoi toi ?
— Ma survie, répondit-elle simplement. Si tu ne nous crois pas aujourd’hui, on meurt tous. Toi, moi, le camp… Et même Touruk.
Elle désigna le taëkh’to d’un mouvement sec de la tête, luttant pour ne pas se retourner. Chercher du réconfort dans ses yeux ne ferait qu’augmenter son sentiment d’impuissance.
Hugo partit dans un grand éclat de rire qui la prit au dépourvu.
— T’es pas au courant, princesse ? Perdue au milieu des montagnes à jouer les Jane pour ton Tarzan de l’espace, t’as raté le fait qu’on reprend du terrain sur ces enfoirés !
Elle ne cacha pas sa surprise. Non, elle n’était pas au courant. Elle ne comprenait même pas comment ce pouvait être possible ! Mais ça expliquait le message…
— Sauf que, bientôt, il n’y aura plus de terrain à reprendre, dit-elle simplement.
Hugo prit son temps pour réfléchir, elle pouvait imaginer le pour et le contre se battre au fond de son regard sombre. Enfin, il donna ses ordres à voix basse et un soldat inquiet s’approcha de Touruk avec des chaines de prisonnier. Il dut lui faire signe de baisser les mains dans le dos pour qu’il puisse les atteindre et, bien qu’il en ai fait la demande, sursauta alors que le taëkh’to obtempérait. Quelques secondes plus tard, des menottes reliées entre elles par des chaines à peine assez longues pour qu’il marche, lui attachait les mains et les pieds.
Une fois sa besogne effectuée, le soldat se tourna vers Charlotte pour lui faire signe de le suivre. Si Touruk était anxieux, il n’en montrait rien. Son rictus avait disparu et sa posture nonchalante appelait au calme. Elle savait que ce n’était qu’une façade. Elle avait senti l’ampleur de son angoisse quand il l’avait embrassée au sommet de l’arbre.
Ce n’est pas le premier camp de réfugiés que Turük voyait.
La guerre, c’était son métier.
Il était rassuré par l’état de celui-ci.
Une foule s’était rassemblée pour les apercevoir. Certainement qu’aucun d’entre eux n’avait encore vu le visage d’un taëkh’to. Des gardes les maintenaient à distance et Turük pouvait observer les traits fatigués des réfugiés. Fatigués, mais bien nourris et en bonne santé. Il ne pouvait blâmer la haine qu’ils affichaient, aussi les ignora-t-il, préférant porter son regard au-delà de l’attroupement, vers les habitations de fortune.
À l’abri au cœur des montagnes, les taëkh’to occupés bien trop loin pour se soucier d’eux, ils avaient pu s’installer de manière fonctionnelle. Les allées entre les tentes étaient larges et bien dessinées, permettant un déplacement et un nettoyage efficace. Des emplacements étaient prévus à intervalle régulier pour l’entrepôt de déchets et même si elles étaient bancales, les habitations n’en étaient pas moins salubres et hermétiques.
Turük jeta un œil sur les gardes qui les accompagnaient. Ils étaient loin d’être à la hauteur de la tâche qu’il leur était confié, ce n’était pas des soldats. La plupart étaient bien trop jeunes ou, au contraire, bien trop vieux et les autres tenaient plus de l’animal que du sentient. Cependant, l’ordre régnait, dégageant une atmosphère militaire et rassurante. Qui que soit le dirigeant de ce camp, il savait ce qu’il faisait et Turük y vit une lueur d’espoir pour leur plan.
Pour la troisième fois déjà, le soldat qui le suivait, un jeune à l’air mauvais, lui donna un coup de crosse dans le dos pour le faire avancer plus vite. Certainement rassuré par le metal supposé entraver les mouvements de son prisonnier. L’envie fugace de les briser pour détruire la confiance mal placée de ce batzuk lui vint. Un rictus cruel lui échappa alors que la rage qui poussait l’utrek à agir de la sorte commençait à l’atteindre. Il retrouva son calme au sein des enseignements du kalahek matuk qui s’imposèrent à son esprit. Il ne pouvait pas se permettre de répliquer sous peine de valider cette brutalité. Augmenter la peur qu’il inspirait déjà ne ferait que les desservir et il pouvait sentir d’ici l’odeur âcre du t’hark dans le réservoir de métal derrière lui.
Son ayatsë lui lança un regard nerveux auquel il répondit d’un léger mouvement de tête. Oui, il était là et oui, il allait bien. Il pouvait lire la tension de Shaarlot dans chacun de ses gestes. De sa démarche souple, prête à réagir à la moindre attaque, jusqu’à son souffle lent et maîtrisé que même le tonnerre ne pouvait camoufler à ses oreilles. Ainsi fonctionnait le Choix.
Il ne voulait pas se laisser abuser par l’état de l’endroit. Shaarlot ne pouvait craindre le chef de ce camp sans une bonne raison. Il devait rester sur ses gardes.
Arrivés au pied de la falaise, ils pénétrèrent dans une large grotte où régnait un calme étonnant, exacerbé par la force de la tempête à l’extérieur. Un soulagement profond s’empara de lui et il réalisa à quel point lutter continuellement contre la fureur des éléments ces derniers jours avait été éprouvant.
Quelques lampes pendaient du plafond, oscillant légèrement au gré du vent qui s’engouffrait dans l’ouverture. Une dizaine de tentes militaires étaient dressées le long des parois et des mâles armés les attendaient au milieu. On les emmena dans l’une des plus grandes, vers le fond.
Une fois à l’intérieur, quatre des hommes encerclèrent Touruk, arme toujours à l’épaule, tandis qu’un autre le mit à genoux d’un coup de pied. Un grognement rageur lui échappa ce qui lui valut un coup de crosse à l’arrière de la tête.
— Hé ! s’insurgea Charlotte.
Mais le regard que lui lança Touruk la fit taire. Que ce soit par fierté ou par peur qu’elle n’en subisse les représailles, il ne voulait pas qu’elle intervienne.
Hugo prit le temps de retirer sa veste trempée et ses bottes, puis s’installa nonchalamment à la table métallique placée au centre. Il réfléchissait.
Charlotte le trouva en meilleure forme. L’odeur de bière rance qu’il dégageait avait disparu, tout comme les cernes sous ses yeux autrefois vitreux. Le regard vif, une barbe poivre et sel taillée et entretenue, il ne se tenait plus voûté, accablé par tous les malheurs du monde. Non, sa posture droite et fière accentuait sa carrure massive. Charlotte vit pour la première fois l’homme qu’il avait dû être avant l’invasion.
— Il nous comprend ? demanda-t-il calmement en désignant Touruk d’un mouvement de tête.
— Non, répondit Charlotte. Mais son brassard lui sert de traducteur. Seulement, il est attaché dans son dos…
Hugo fit un signe au garde qui s’amusait à pousser Touruk. La vingtaine tout juste passé, il n’était pas bien épais, mais il était grand et atteignait l’épaule du taëkh’to.
— T’es pas sérieux ! protesta-t-il. Tu sais comment ce salopard à buté Arnaud ! Il est tellement rapide qu’il esquive les balles !
— Et du coup, lui lier les mains va le ralentir, trou d’uc ? s’éleva une voix familière quelque part derrière Charlotte.
Surprise, elle se retourna pour voir Thomas entrer. Il n’accorda pas un regard à la jeune femme alors qu’il la dépassait pour se placer quelques pas derrière Hugo.
— Alors, fais ce qu’on te dit et détache-lui les mains, ordonna-t-il au garde qui obtempéra enfin.
Touruk en profita pour se mettre debout. Dominant l’assemblée d’une tête au moins, ses cornes touchaient presque le sommet de la tente qui parut rétrécir.
— Avant que tu me racontes tes petites fables, reprit Hugo comme si rien ne s’était passé, explique-moi un peu pourquoi je te croirais ? T’es pas du genre à inspirer confiance.
Le culot de cet homme !
— Je suis pas du genre à inspirer confiance ? s’offusqua Charlotte. Qu’est-ce que je devrais dire de toi alors !
— Je suis pas celui qui se pointe avec un sans-visage en plein milieu d’une guerre…
— Et je ne suis pas celle qui prend en otage des réfugiés pour assouvir ma soif de domination malsaine ! rétorqua-t-elle d’un ton plus fort qu’elle ne l’aurait voulu.
Son éclat de voix ne fit qu’accentuer le silence tendu qui s’installa ensuite. Hugo se frotta le visage en soupirant avant de répondre, plus calmement :
— Je ne t’ai jamais prise en otage, Charlotte. J’essayais de te protéger…
— De quoi, exactement ? J’ai passé ma vie dans les montagnes ! Je chasse bien mieux que la totalité de tes hommes et je suis bien plus discrète et rapide qu’eux. J’ai survécu un an seule à éviter les sans-visage…
— Justement ! cria Hugo, exaspéré. T’as pas vu les gars qu’on se tapait à ce moment-là ? Tous des soûlards arriérés et tellement crétins que même l’armée les a rejetés en plein milieu d’une putain de guerre ! La moitié voulait profiter d’un moment à l’abri des regards pour te passer dessus, l’autre refusait de bosser avec toi et rêvait de te pousser dans un ravin parce que tu les ridiculisais tout le temps !
Charlotte était abasourdie. Cet abruti essayait de lui faire croire qu’il l’avait séquestré dans le camp pour son propre bien ?
— Tout ce que t’avais à faire c’était patienter un peu que les choses se tassent, reprit Hugo. On t’aurait intégré en douceur à la chaîne de commandement. Bordel ! À l’heure qu’il est, tu serais à la tête de toutes les patrouilles ! Mais non, il a fallu que Madame s’offusque à la moindre occasion et commence à monter tout le monde contre le peu d’autorité qui maintenait un semblant d’ordre !
Touruk tenta vainement de retenir un rire. L’incongruité de la situation était telle, que tous le scrutaient comme s’il lui était poussé une seconde tête. Charlotte le fusilla du regard, bien incapable de comprendre d’où venait son hilarité.
— Abkha san pak man, ayatsë, dit-il d’un air à peine contrit. Dakh man tan pob bast më, dö man aptak.
Au grand dam de Charlotte, la voix synthétique du traducteur s’éleva dans le silence abasourdi de la petite tente.
« Ça, beaucoup ressemble toi, mon choix. Je apprécie mâle lui, lui réfléchi. »
Elle se sentit rougir comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps et ne parvint pas à contrôler sa colère. Entre cet homme qu’elle haïssait qui venait de la traiter de gamine capricieuse, et cet homme qu’elle aimait plus que tout qui venait de le confirmer… Charlotte hésitait entre son envie de disparaître sous terre et son besoin de les frapper tout deux jusqu’à effacer le sourire de connivence qu’ils affichaient.
Mais elle devait reconnaître que l’intervention de Touruk avait dissipé de manière efficace la tension qui régnait quelques instants plus tôt.
À peine eût-elle fait ce constat que des éclats de voix retentirent à l’extérieur, résonnant dans l’immensité de la caverne.