Tout en faisant mine de se réinstaller, Shaarlot en profita pour appuyer doucement sa cuisse contre celle de Turük. Surpris, il leva le nez de son bol pour croiser son regard encourageant. D’un geste aussi simple que celui-ci, elle lui avait montré son soutien. Elle savait qu’il était en difficulté et lui rappelait qu’il n’était pas tout seul.
Comme si son aide pouvait lui apporter quoi que ce soit…
Alors pourquoi s’en trouvait-il réconforté ? Pourquoi ce geste lui avait-il donné la force de lever les yeux de son bol et faire ce qui devait être fait ?
Autrement dit, il prit un air surpris, comme s’il ne comprenait pas le soudain silence, et se tourna vers Daë’Umtsë.
— Oui soldat, dit-il simplement. Je vais le payer cher, mais j’ai refusé l’engagement de couple sélectionné par ma mère pour cette campagne et cette humaine a gagné une dette de vie. Je leur dois bien ça.
Un rire soulagé traversa les guerriers et tous se mirent à parler en même temps. Chacun avait une histoire à raconter sur untel qui avait bravé les choix du conseil des Mères, ou encore sur ce pauvre soldat asservi pour avoir contracté une dette de vie. Les discussions reprirent, noyant le centre du problème. Dans leur soulagement de ne pas avoir perdu l’un des leurs bêtement, ils en avaient oublié le cœur du sujet. Ou peut-être l’avaient-ils mis volontairement de côté, en remerciement. Si passer pour un kashuk stupide qui transgresse la décision d’une matriarche lui apportait la sympathie de l’escouade, qu’il en soit ainsi.
Seul Abtë Asantük ne participait pas à l’allégresse générale. Sans pour autant paraître hostile, il ne les quittait pas des yeux. Le chasseur guettant sa proie. La patience incarnée.
La chaleur d’un feu, l’odeur musquée de la fumée, le ventre plein d’un repas chaud et les voix graves et profondes qui l’entouraient, Charlotte se sentit emportée par la fatigue. Elle aurait pu se laisser aller au sommeil, si les regards en coin que lui lançaient les sans-visages ne la mettaient pas à cran.
La situation avait d’abord été tendue, elle avait eu peur et se demandait ce qu’ils comptaient faire d’elle. Lucifer ne l’intimidait plus et elle savait que les rumeurs ne s’appliquaient pas à lui, mais qu’en était-il du reste de sa race ? Après tout, les exceptions existent partout…
Heureusement, les choses s’étaient nettement améliorées et l’atmosphère se détendait au rythme lent de la nourriture ingurgitée. Mais Charlotte n’était pas dupe, tous se demandaient ce qu’ils faisaient ici, seuls. Et particulièrement leur chef.
En dehors de Lucifer, elle n’avait encore jamais eu l’occasion d’observer des Taëkh’to sans leurs visières, mais celui-ci était visiblement plus âgé. Ses traits, plus secs, paraissaient plus burinés, une vilaine cicatrice lui barrait le cou et une autre déformait le bas de sa lèvre. Il ne quittait pas Lucifer des yeux un seul instant et esquissait parfois même un rictus en coin, cruel, qui dévoilait une partie de ses dents. Elle avait déjà vu une pareille expression sur le visage de Touruk, le vieux soldat était excité par leur discussion, à la manière d’un prédateur devant une proie particulièrement alléchante.
La situation mettait Charlotte mal à l’aise et elle s’était alors focalisée sur les autres membres du groupe.
À les écouter parler et s’interpeller, elle avait fini par apprendre les noms de quelques-uns. Le plus grand s’appelait Kitük. Celui aux cornes dressées droites vers le ciel, c’était Dabrük. Ou encore Da’Skabük, qui ne portait ses cheveux tressés que d’un côté, l’autre étant complètement rasé. Et, enfin, Daë’Umtsë.
Charlotte avait mis longtemps à comprendre que c’était une femme. En dehors d’une voix légèrement plus aiguë et d’un nez plus en relief, rien ne la différenciait des autres. Même couleur noire et sombre de sa peau, mêmes yeux rouge profond, même physique, même carrure… Était-ce ainsi pour toutes les femmes de leur espèce ? Un pincement au cœur la surprit. Voilà qui expliquait un peu le calme de Lucifer pour chaque geste de complicité partagé.
Avec le sentiment d’avoir été rejetée avant même d’avoir compris qu’elle attendait quoi que ce soit, elle reporta son attention sur sa nourriture et se désintéressa de ce qui l’entourait.
Le repas était terminé et les discussions s’étaient adoucies.
Turük s’était contenté d’observer les interactions de l’escouade, espérant glaner une information ou l’autre. Mais si les soldats avaient décidé de le laisser un peu tranquille, ils n’avaient pas pour autant lâché le moindre renseignement utile. Ils étaient doués, soudés et bien entraînés. Allié ou ennemi, cet Abtë Asantük était un bon officier et il aurait fait un excellent T'sarogg.
Turük jeta un coup d’œil à son sul’sul et la trouva contrariée. Ce qui n’avait rien d’étonnant au vu de la situation. Lui-même n’était pas arrêté sur la marche à suivre. Cette escouade pouvait devenir son salut comme sa perte. Elle pouvait le ramener au sein de la horde, mais il pouvait tout aussi bien commettre une erreur qui l’exposerait pour ce qu’il était vraiment.
Et, dans les deux cas, qu’adviendrait-il de Shaarlot ?
Turük aurait voulu profiter de la quiétude et de la chaleur du moment, mais il était temps de reprendre les hostilités.
— La campagne se termine enfin…
Sa voix, pourtant calme, jeta un voile de silence autour du feu.
— Qu’est-ce que vous comptez faire de tous les trophées que vous avez récupérés ? continua-t-il nonchalamment.
Le malaise rejoint le silence. Parfait, il n’avait qu’à jouer les idiots encore un peu.
— Ah… reprit-il à la manière de celui qui se rappelle seulement un détail important. Vous ne savez pas vraiment ce que vous serez autorisé à garder… J’oubliais…
Il n’en fallut pas plus pour que l’indignation s’empare du cercle de guerrier comme un feu de khaltac en plein désert.
— Oltar Da’Hebtük est plus malin que ça ! s’emporta Kitük. Il va pas changer les règles en fin de campagne s’il veut la loyauté de ses hommes.
— Moi, ça me touche pas, intervint Dabrük avec un sourire satisfait. Abtë Asantük me doit vingt-cinq parts depuis la dernière campagne…
— S’il était vraiment si malin, rétorqua Daë’Umtsë, il n’aurait pas destitué Simük pour une raison aussi bête que sa soi-disant conspiration avec les T'sarogg ! Par les cornes de la Déesse ! Il ne les aurait pas accusé de conspiration avec les assam’tash nah’va en premier lieu !
Ketchekt ! Turük retint de justesse ses oreilles avant qu’elle ne se redressent de surprise. Heureusement, la tirade de la jeune femelle fut noyée dans un concert cacophonique de protestations, chacun partageant son propre avis. Depuis la fin de la campagne, les T'sarogg avaient étés accusés d’un bon nombre de crimes absurdes. Conspirer avec l’ennemi était de loin le plus insultant !
À la grande satisfaction de Turük, sur ce sujet au moins l’escouade semblait largement divisée.
Les opinions variaient beaucoup, allant de la joie du changement, avec l’espoir d’un traitement plus juste des rangs les plus bas, à la limite de l’outrage à supérieur, avec l’incompréhension du sort infligé à l’élite de l’armée, l’injustice de l’inculpation envers les plus loyaux serviteurs de la Déesse. Si Kitük était le plus bruyant des premiers, Daë’Umtsë se faisait grande avocate des seconds et Turük, pour sa part, absorbait toutes les informations que l’indignation des soldats ne retenait plus.
D’une main levée négligemment, Abtë Asantük rétablit le silence.
— Pour profiter de nos trophées, dit-il calmement, encore faut-il pouvoir rejoindre la Horde à temps. Comment vas-tu t’y prendre, Abtë Turük ?
Le malaise reprit sa place dans la conversation. Turük posa son bol devant lui et s’adossa nonchalamment au tronc de l’arbre abattu derrière pour se laisser le temps de répondre. Il n’était même pas au courant du rappel de la Horde avant de croiser l’escouade. Comment savoir le délai qui leur avait été octroyé ?
Avec une lueur de triomphe dans les yeux, l’officier ajouta :
— Après tout, à pied avec une humaine à la suite, tu n’atteindras jamais le vaisseau de rapatriement dans les dix cycles solaires.
Turük contrôla de justesse son expression. Il s’était attendu à du court terme, mais dix cycles solaires allait bien en deçà de ses pires estimations. Si l’escouade ne le prenait pas avec elle, il était perdu. Il n’était plus en mesure de discuter. Plus d’avantage possible. Plus de négociation.
Il allait devoir supplier et cet espèce de kashuk le savait.
Du coin de l’œil, il observa son sul’sul. Serait-elle en mesure de lui pardonner un jour ? Mais il n’avait pas menti, même s’il n’en avait jamais eu véritablement l’intention, l’emmener lui offrirait une meilleure vie que de la laisser sur une planète en ruine. Si tant est qu’il soit à même de s’occuper de son intégration…
Quitte à se jeter aux pattes du ghurrak autant le faire vite.
— Combien me coûterait le transport jusqu’au vaisseau ?
Il prononça chaque mot avec l’amertume du dégoût que lui inspirait sa situation, ce qui lui valut un regard inquisiteur de Shaarlot. Il l’ignora. Gérer ce problème-ci était au-delà de ses capacités dans l’instant.
Les griffes de la rage et de l’impuissance lui lacéraient la poitrine alors que l’Abtë affichait un sourire triomphant.
— Je crois que tu es bien assez endetté par cette petite esclave-ci, releva-t-il sur un ton doucereux. Mais je suis d’humeur généreuse et j’ai la solution parfaite à ton petit problème.
Par les cornes de la Déesse ! Qu’est-ce qu’il n’aurait pas offert pour être en mesure de lui dessiner un deuxième sourire. L’idée lui tira une grimace amère. Au vu de la cicatrice que l’Abtë arborait sous le menton, quelqu’un avait déjà dû essayer, mais Turük ne se raterait pas, lui.
— Pourquoi ne me donnerais-tu pas l’esclave en paiement ? énonça l’officier avec un rictus cruel.
Il fallut toute l’énergie que Turük possédait encore pour se retenir de sauter par-dessus le feu de camp et envoyer ce dabtah de kashuk rejoindre la Déesse dans l’instant. Il pouvait sentir la rage de la Divine envahir chacun de ses muscles et il dut lutter pour la contenir. Ce combat devait être plus visible qu’il ne le pensait, puisque les plus proches soldats eurent un mouvement de recul inconscient. Même ce kashuk d’Abtë perdit son rictus de jubilation et se tendit, prêt à intervenir.
Cette réalisation calma quelque peu sa rage. Il était toujours satisfaisant de voir ses ennemis réagir à la peur irrépressible que sa simple présence déclenchait.
Oui, rejoindre sa horde était important pour lui, mais pas assez pour condamner Shaarlot à une vie de servitude.
— Je pense que tu surestimes tes services, répondit sèchement Turük.
— Oh… Si c’est l’inquiétude qui te retient, je peux te rassurer, reprit Asantük de sa voix doucereuse. Je suppose que tu as déjà entendu parler de la maison Kanshta ? C’est celle de ma femme. Ton esclave ira là-bas.
Rien que ça… Malgré sa colère, Turük devait bien avouer qu’il était impressionné. La maison Kanshta était la maison marchande la plus florissante de tout le système Am’var. Et elle était connue pour la traite la plus juste de ses esclaves. Il se racontait que leurs droits ne différaient en presque rien de ceux d’un croyant libre.
Peut-être que…
D’un regard en coin, il contempla la chevelure de feu aux couleurs réhaussée par la lueur des flammes. Non. Il ne pouvait pas lui faire ça. Avec le rappel de la Horde, il tomberait certainement sur une autre escouade prête à l’emmener. Shaarlot ne serait plus avec lui et il pourrait négocier décemment son transport.
— C’est une offre généreuse Abtë Asantük, mais le prix que tu me demandes est exorbitant. Je trouverai une solution.
— Ce refus me vexe, s’offusqua faussement l’officier. Très bien, puisque tu en as décidé ainsi… Tu auras la protection de mon feu pour cette nuit, demain tu partiras de ton côté et nous en ferons de même.
Turük se tapa doucement l’épaule du point en signe d’acceptation. La demande était juste.
— Tu devrais tout de même utiliser ce repos pour y réfléchir à nouveau, ajouta Asantük. Tu risques d’être abandonné sur cette planète de malheur, est-ce que cette esclave en vaut vraiment la peine ?
Une fois son offre refusée, Abtë Asantük avait mis en place les tours de garde et ordonné l’extinction des feux.
Turük, encore adossé à son tronc d’arbre, observait l’escouade endormie. Ils étaient tout ce que lui-même avait perdu.
Un nouvel élan de rage l’emporta. De rage ou de désespoir ? Les deux se mélangeaient de façon si étroite qu’il n’était plus capable de les différencier. Ketchekt ! Un soldat était toujours prêt à en perdre un autre, la mort faisait partie du job, mais succomber d’un tir au cours d’une mission n’était pas la même chose que de se faire poignarder dans le dos par son propre camp. Il avait perdu ces hommes pour servir l’ego surdimensionné d’un kashuk de la pire espèce.
Il le poursuivrait à travers tout l’univers connu s’il le fallait. Il exposerait ses crimes pour absoudre son ordre et, s’il n’y parvenait pas, il ne rendrait pas son dernier souffle avant de l’avoir expédié auprès de la Divine. D’une façon ou d’une autre, il vengerait les siens.
Mais pour cela, encore fallait-il rejoindre la Horde…
Est-ce que son sul’sul en valait la peine ?
Il contempla une nouvelle fois son petit visage endormi contre son torse, enroulé dans son cocon vert.
Il y avait eu un instant de flottement au moment de se coucher. Shaarlot s’était tournée vers lui, son cocon à la main et s’était retrouvée interdite. Dans sa combinaison amesh, Turük n’avait besoin de rien de plus et la situation ne lui permettait pas de dormir avec elle. Il voulut le lui expliquer, quelque chose lui disait que son refus allait blesser la jeune femme, mais le regard inquisiteur de l’Abtë de l’autre côté des flammes l’en empêcha. Au lieu de quoi, il l’ignora et s’installa confortablement de son côté. Elle avait alors fini par s’allonger seule.
Mais la température avait chuté drastiquement pendant la nuit et il ne put faire abstraction de ses tremblements. Il l’avait attrapé et posé sur ses jambes croisées, sa tête sur son torse. La chaleur de l’amesh et l’isolation qu’il lui offrait par rapport au sol avaient fini par la calmer. Encore une fois, elle n’avait pas bougé d’un cil. Comment elle avait pu survivre avec un sommeil aussi lourd restait un mystère pour lui.
Il pouvait entendre sa respiration lente et profonde, humer le parfum de ses cheveux, s’imprégner de sa chaleur…
Un riu’riuk lui échappa et il se surprit à scruter les alentours pour s’assurer que personne n’avait remarqué.
Il ne pouvait pas le placer sur le compte de la drogue cette fois.
Était-il vraiment en train de mettre en péril la réhabilitation de tout son ordre pour le bien-être de cette femelle ?
Il avait juré tant de fois de sauver ses frères d’un destin funeste, de protéger toute son institution de la déchéance et l’humiliation. Malgré tous ces millénaires où ils avaient œuvré dans l’ombre pour la grandeur de leur peuple. Malgré tous ces millénaires à servir la Déesse avec ferveur, il n’avait fallu que la parole d’un kashuk pour retourner tout le monde contre eux. Que personne ne s’oppose à Da’Hebtük et il allait répandre son mensonge au reste des forces mobilisées pour la campagne ! Que personne ne s’oppose et le complot s’emparerait du reste du peuple ! La Déesse se laisserait-elle abuser par ce simulacre de preuves ? Certainement que non. Elle connaissait ses enfants, ses Choisis. Elle savait leur loyauté indéfectible. Mais serait-elle en mesure de se battre contre l’opinion de tout son peuple ?
Da’Hebtük devait être arrêté avant que la Horde ne rejoigne le vaisseau de campagne pour le bond interspatial. Il devait être destitué tant que ça restait une affaire interne.
Et qui d’autre que Turük pour lui faire barrage ici ? Qui d’autre que lui avait vu l’ignominie se produire et y avait survécu ?
Et pourtant, il était là à protéger la femelle du froid et à refuser sa dernière chance de retourner auprès des siens…
Quand avait-elle pris tant d’importance ?
Il se perdit dans la contemplation de ce visage qui rougissait si facilement. Est-ce que tous les humains avaient cette capacité à changer de couleur ? Il avait remarqué que ça arrivait plus souvent lorsqu’elle était mal à l’aise. Était-ce un bon ou un mauvais signe ?
Lui qui pensait qu’elle s’effondrerait en se découvrant poursuivie par un “sans-visage”… Quelle n’avait pas été sa surprise de la voir immédiatement agir dans son propre intérêt ! Pragmatique, elle n’avait pas hésité à jouer le rôle qu’il lui avait imposé. Il avait rarement vu une telle envie de vivre chez ceux de son espèce. Sa vivacité d’esprit dépassait aussi de loin celle de ses semblables.
Il se surprit à sourire avec tendresse au souvenir de sa colère dans la grotte. Elle n’avait pas froid aux yeux et personne ne lui volerait sa ration, c’était certain.
Il était encore perdu quant au pourquoi. Pourquoi était-elle revenue le chercher ? Pourquoi l’avait-elle soigné ?
Shaarlot s’agita quelques instants avant de pousser un long soupir ensommeillé.
Maintenant qu’il y pensait, elle ne dormait pas si profondément avant. Toutes ces nuits qu’il avait passé à la surveiller, le moindre bruit la réveillait. Une douce chaleur envahit la poitrine de Turük à l’idée que ce soit une preuve de la confiance qu’elle lui portait. Il n’avait aucune notion sur la manière employée par les humains pour montrer leur intérêt, ce n’était pas comme s’il avait eu l’occasion de se pencher sur la question, était-il possible que…
Il se frotta les yeux d’un geste rageur. Mais à quoi est-ce qu’il pensait ? Quand arreterait-il enfin de se comporter comme un utrek ! Si Shaarlot ne le détestait pas, c’est uniquement parce qu’il luttait jour après jour pour payer sa dette. Les taëkh’to avaient détruit sa vie au débarqueemnt de la Horde, et il avait achevé le peu qu’elle avait réussi à reconstruire quand il l’avait suivi.
Quel avenir avait-il auprès d’elle ?
Pourquoi en voudrait-elle ?
Non, le problème n’était pas là. Quel avenir aurait-elle sur cette planète désormais ?
La vie de son sul’sul valait-elle celle des milliers de membres de son ordre qui serait chassés et exécutés si Da’Hebtük parvenait à ses fins ?
Ce n’était pas comme s’il la condamnait à mort. Au contraire… La maison Kanshta était la meilleure protection qu’il pourrait lui offrir. S’il échouait, non seulement elle aurait un avenir dans une société fonctionnelle, mais en plus elle serait en sécurité. Les Kanshta prenaient soin des leurs…
Quand le ciel s’éclaircit, Ansatük sut, au visage défait du jeune Abtë, qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
Il sut également, à son regard dur et décidé, qu’il avait réfléchi à sa proposition.
L’escouade était debout quand Turük les rejoignit avec son esclave. Sans un mot, il l’attrapa par l’épaule et la poussa vers Ansatük qui ne put retenir un sourire satisfait.
Abasourdie, la femelle ne protesta même pas quand le chef d’escouade lui prit le bras et se contenta de jeter des coups d’œil paniqués vers le jeune officier, qui l’ignora.
Oui, le voir céder devant lui était plaisant, mais une pointe de déception perçait cette satisfaction. Il l’avait cru plus coriace. Autant se concentrer sur le positif, ça ne lui laisserait que plus de temps pour confirmer ses doutes sur l’identité de ce Turük.
Par la Déesse, il espérait se tromper…
Ses yeux glissèrent à nouveau sur l’amesh’tolkat qui recouvrait les jambes de la femelle.
Peut-être aurait-il moyen d’en avoir le cœur net ici et maintenant, alors qu’il était encore facile de contenir son escouade et limiter les dégâts…
D’abord Da’Hebtük, après Turük prendrait le temps qu’il faut pour s’occuper de ce kashuk et son sourire victorieux.
Shaarlot, paniquée, lui lançait des regards de désespoir qu’il évitait. Non, il ne pouvait pas se permettre d’y répondre. Des milliers d’âmes étaient en jeu. Des millénaires de savoir et de tradition. Combien d’enfants parcouraient actuellement les couloirs de leur ordre ? Autant de vies gaspillées s’il refusait le caprice de ce kashuk d’Ansatük !
— Très bien, dit simplement l’Abtë avant que ses lèvres ne se tordent dans un rictus cruel, le regard profondément ancré dans celui de Turük. Dabrük, que dirais-tu que je te paie ma dette ici et maintenant ?
Turük crut que son cœur s’était arrêté. Il n’oserait pas…
— Vraiment, Abtë ? demanda l’intéressé, incrédule.
— Puisque je te le dis…
Comme dans un rêve, Turük regarda l’officier jeter Shaarlot aux pieds de Dabrük. Les rires et cris de joie poussés par les soldats devant la générosité de leur supérieur entraient par ses oreilles, mais ne parvenaient pas à son cerveau embrumé par l’incompréhension. Ansatük ne gagnait rien à agir ainsi, certainement que c’était un malentendu. Il avait promis que Shaarlot irait à la maison de sa femme. Figé sur place par un mélange de stupeur et de panique, il ne put que contempler Dabrük remettre Shaarlot sur ses pieds. Tout aussi perdue que lui, la pauvre lui lançait des regards suppliants, incapables de comprendre ce qu’il se passait, ou comment réagir.
— Marque-la !
Le cri lui parvint étouffé, noyé dans le brouhaha de l’allégresse généralisée.
— Par Daë’Djizah ! Ma première esclave !
Venait-il de souiller le nom de la Divine avec sa bouche de kashuk ?
Dabrük leva sa main vers le visage de Shaarlot et fit sortir ses anilashak. Son sul’sul fut pris de panique face aux racines qui gesticulait avec avidité, affamées de sa peau, et commença à se débattre. Il n’allait tout de même pas la marquer maintenant ?