Pourquoi ai-je accepté de babysitter une gamine de quatorze ans aussi aimable que mes toilettes ?
Ha oui.
Pour l'argent. Et pour le voyage gratuit à Séoul, mais surtout pour l'argent.
Mais la somme rondelette que m'a versĂ©e mon pĂšre justifie-t-elle de courir Ă travers un aĂ©roport bondĂ© tout en subissant les critiques d'une mini-mĂ©gĂšre ? Tout ça parce que ladite mini-mĂ©gĂšre a absolument voulu s'arrĂȘter dans la zone duty-free pour acheter le mĂȘme parfum que sa chanteuse prĂ©fĂ©rĂ©e. Chanteuse Ă cause de qui j'ai passĂ© la nuit en voiture et suis sur le point de monter dans un avion au lieu de travailler mes manuscrits.Â
â Mais tu fais jamais de sport oĂč quoi ? crachote la vipĂšre. Tu souffles comme un rat mort, lĂ , dĂ©pĂȘche toi !
â Ăa souffle pas, les rats morts.
Elle ne m'Ă©coute pas, bien sĂ»r, et redouble de vitesse. Nous ne sommes mĂȘme pas en retard ; elle veut juste ĂȘtre la premiĂšre Ă monter dans l'avion. Comme la gamine mal Ă©levĂ©e qu'elle est.
J'ai tellement hĂąte de subir les regards courroucĂ©s des autres passagers ! D'ĂȘtre jugĂ© sur l'Ă©ducation d'une adolescente qui n'est pas la mienne et sur laquelle je n'ai aucune autoritĂ© !Â
Ă la premiĂšre Ćillade assassine, je me rĂ©pands en excuse. Ă la deuxiĂšme, je me liquĂ©fie de honte. Ă la quatriĂšme, je pense Ă tourner les talons et laisser Kamilla se dĂ©brouiller. Ă la huitiĂšme, j'ai envie de prendre ma demi-sĆur par les Ă©paules pour la secouer.
Et dire qu'il reste encore dix longues minutes avant de pouvoir monter dans l'avion !
ExcĂ©dĂ© par les chuchotements qui se sont joints aux regards, j'extirpe mon casque de mon sac et mets la musique aussi fort que possible sans risquer de manquer l'annonce d'embarquement. Ă trois pas de lĂ , Kamilla trĂ©pigne. Elle vĂ©rifie son sac, arrange ses porte-clefs KPOP des dizaines de fois. Rectifie sa coiffure. Sort mĂȘme un petit miroir pour se remaquiller. TrĂ©pigne encore. Interpelle le personnel (avec un certain manque de politesse si j'en crois le visage crispĂ© de la pauvre jeune femme). Kamilla tourne soudain son visage arrondi par l'adolescence vers moi. Ses lĂšvres bougent. Ses yeux se plissent.Â
J'hĂ©site... continuer d'Ă©couter ma musique pop rock, ou bien l'Ă©teindre et subir des sifflements de vipĂšre juvĂ©nile ? L'Ćil humide et suppliant de l'hĂŽtesse me pousse Ă retirer mon casque et Ă me lever pour les rejoindre.
Je suis définitivement pas assez payé pour ça.
â Stan ! Dis-lui que c'est l'heure !Â
La jeune femme lĂšve Ă demi les yeux au ciel avant de m'adresser un salut (auquel je rĂ©ponds d'un hochement de tĂȘte) et de me demander si je suis de la famille de «âcette charmante passagĂšreâ».
â Charmante, charmante, c'est vite dit, rĂ©pliquĂ©-je. Je suis son toutou-sitter et croyez-moi, je souffre autant que vous ! Le pire, c'est que j'ai rangĂ© sa museliĂšre dans ma valise. Pof. En soute. Mais si vous me dites qu'elle vous a mordu, je l'inscris Ă un stage de bon conduite !Â
â Tch, boomer !
â On peut considĂ©rer ça comme une morsure, si vous voulez, me propose l'hĂŽtesse, un poil plus dĂ©tendu. Dommage que vous n'ayez pas sa cage, elle aurait pu voyager en soute.
â Ha, je savais que j'oubliais quelque chose !Â
Kamilla me pousse d'un coup d'épaule et se hisse sur la pointe des pieds pour paraßtre plus grande.
â N'empĂȘche que c'est toi qui va ĂȘtre obligĂ© de me suivre partout Ă SĂ©oul ! Au pop-up store oĂč je dois acheter le lightstick, au bĂątiment de XoXoindustry et mĂȘme au concert, donc le sale chien, c'est toi !
â Oh, vous allez voir un concert de KPOP ? s'enthousiasme l'hĂŽtesse. J'aime beaucoup la KPOP, moi aussi ! Je suis Stay et Stormie ! Et toi ?
La vipĂšre, je ne sais pas, mais moi, je suis perdu.
â T'es sĂ©rieuse ? Des flops et des nugus ceux-lĂ ! Ils vont mĂȘme pas de la vraie musique ! Et t'es trop vieille pour ĂȘtre stan ! Maintenant, excuse-moi, mais c'est l'heure, alors faut penser Ă faire ton travail, hein ! Stan ! Nos billets !
Que faire d'autre que sortir les fameux billets et m'excuser une fois de plus ? Rien.Â
Kamilla ne se calme qu'une fois installĂ©e dans son siĂšge (et aprĂšs m'avoir lancĂ© son bagage Ă main dessus avec interdiction de le ranger). CĂŽtĂ© fenĂȘtre, bien sĂ»r. Tout en m'annonçant qu'elle prĂ©voit de se lever dĂšs qu'elle en aura envie ou besoin. Pendant douze heures.Â
Quel dommage que je n'aie pas emportĂ© mes somnifĂšres, j'aurais pu en perdre un demi-comprimĂ© dans sa bouteille d'eau par mĂ©garde. Une solution miraculeuse (et bien plus Ă©tique) m'apparaĂźt quelques minutes aprĂšs le dĂ©collage : notre appareil est Ă©quipé des derniĂšres technologies en matiĂšre de connectivitĂ© satellitaire. Ce qui signifie que nous pouvons acheter des pass-wifi.Â
Je ne cherche pas midi Ă quatorze heures et appelle aussitĂŽt le personnel de bord pour leur acheter deux pass. Pour moi, une formule de surf classique suffira : je pourrais Ă©crire, consulter mes mails et discuter avec mes trois amis qui se battent en duel. Pour la terreur, un pass stream. Elle piaille de joie, me qualifie mĂȘme de «âpresque meilleur frĂšre ratĂ© du mondeâ».
Enfin, le calme s'installe. Kamilla n'a plus conscience de ma présence, absorbée par une série populaire de Netflix. Mon ordinateur sur les genoux, je surfe un peu sur mes médias sociaux avant de lancer mon fichier.
Sauf que rien ne me vient. Mon cerveau est dans le mĂȘme Ă©tat qu'un mouchoir passĂ© au sĂšche-linge : sec et en lambeaux. Et tenter de rĂ©cupĂ©rer tous les morceaux n'est pas Ă©vident. Surtout avec une adolescente qui ne cesse de taper dans mon coude. Qui va jusqu'Ă dĂ©caler mon casque pour me glisser Ă l'oreille.
â Staaaaaan, je t'ai appelĂ© 15 fois, je veux te montrer un truc !
Oh Gosh, donnez-moi la force !
â Qu'est-ce que tu veux, demandĂ©-je avec une patience qui me surprend moi-mĂȘme.
â Faut que tu voies les filles avant le concert, gazouille-t-elle en brandissant sa tablette devant moi (au risque de faire tomber mon ordinateur). Sinon tu vas ĂȘtre ridicule. Retiens bien. LĂ avec les cheveux super longs, c'est Choi Ha-Yoon, Hana. C'est la rappeuse du groupe. Ă cĂŽtĂ©, celle qui a les lentilles bleu clair, c'est Jee Hyun-Cha, JeeCha. C'est...
â Ralenti un peu, je comprends mĂȘme pas leur nom ! Pourquoi ils sont si longs ?
Elle claque de la langue, exaspérée.
â Y a pas moyen qu'tu sois si bĂȘte ! Le premier, c'est leur vrai nom et le deuxiĂšme leur nom de scĂšne !
Je bats des paupiÚres, pas plus éclairé qu'avant. Elle roule des yeux.
â Par exemple, Choi Ha-Yoon, c'est Hana. Choi, c'est son nom de famille, Ha-Yoon, son prĂ©nom et Hana, c'est le pseudo qu'elle a choisi sur scĂšne ! T'as captĂ© ?
Sur le principe, oui, en revanche, je sais dĂ©jĂ que je ne retiendrai rien.Â
â Bon, je continue alors. JeeCha, c'est celle qui danse le mieux. Oh, regarde, lĂ , c'est ma bias...
â Ta quoi ?
â Ha, le neuille, t'y connais vraiment que dalle ! Bias ! Ma prĂ©fĂ©rĂ©e ! C'est logique, pourtant !
Euh... pas du tout, mais je préfÚre ne rien dire.
â Donc, ma bias, c'est Kang Chae-Yoon, Yoonie, elle est troooop belle ! Elle a toujours les cheveux aux Ă©paules et un peu bouclĂ©s comme ça et des tenues vach'ment sophistiquĂ©es ! Ils disent que c'est le visuel, mais franchement elle sait tout faire trop bien ! Et la derniĂšre, lĂ , la plus petite, c'est Son Hei-Ran, Kira ! C'est totalement ma bias wrecker...
Encore un mot qui m'échappe. Inutile de le lui faire remarquer.
â... elle est trop douĂ©e aussi ! Ah ! Et faut que tu connaisses les chansons principales aussi !
Elle tire des Ă©couteurs filaires de son sac en bandouliĂšre, en enfonce un sans dĂ©licatesse dans mon oreille avant de mettre l'autre sans cesser de piailler. Elle piaille les titres des chansons. Elle piaille les prestations. Elle piaille les danses. Elle piaille les prix reçus et les Ă©missions gagnĂ©es. Elle piaille tout un tas de choses dont je ne comprends pas la premiĂšre moitiĂ© et Ă©coute Ă peine la seconde.Â
Ce qu'elle ne piaille pas, en revanche, c'est le nom de ce groupe si phénoménal qu'elle suit depuis ses douze ans. Celui que nous allons voir demain soir.