On se plante devant le portail de l’université, espérant rapidement croiser l’un des amis de Saja. Je n’ai pas envie de m’attarder ici, de prendre le risque que quelqu’un d’autre me reconnaisse et vienne me parler. Je n’ai pas envie de devoir confronter à nouveau les personnes qui m’ont poussé à quitter cet endroit. L’ambiance de la ville est bizarre ce matin. On l’a ressenti dès qu’on y a mis les pieds. Quelque chose ne va pas et on aimerait en savoir plus.
— Je reviens, reste là ! me crie Saja en s’éloignant.
Je me retrouve encore seule. J’ai l’habitude après tout. Mais je ressens quand même un pincement au cœur en le regardant s’éloigner pour finalement entrer dans le bâtiment.
— Il se passe quoi ? lui demandé-je quand il revient.
— Y’a eu une attaque hier soir. C’est pour ça que l’alarme avait retenti hier. Ça a continué il y a trente minutes. On va tous devoir se réunir ici. L’information met du temps à parvenir à toutes les oreilles.
Moi qui m’inquiétais de l’excuse que je pouvais donner à mes parents pour leur expliquer le fait que je ne sois pas rentrée à la maison cette nuit, j’en ai trouvé une bonne. Cependant, je m’inquiète de leur réaction quand ils s’apercevront que je leur ai menti en parlant de Chu.
— Tout le monde va être mobilisé. Ils sont en train d’envoyer la police partout dans les rues pour sécuriser quelques quartiers et nous permettre de rentrer chez nous. Ensuite, on devra y rester jusqu’à nouvel ordre.
Les étudiants sortent tous de l’université et s’entassent dans la cour. Mon souffle s’accélère quand je me rends compte de la situation dans laquelle je suis. Je suis au milieu d’une foule, entourée de tous ces gens qui m’ont toujours rejetée. Je suis coincée au centre de tout ça, incapable de sortir. Un frisson me parcourt l’échine.
— Eh ! Loan, ça va aller, me rassure Saja en me tapotant l’épaule. Je suis là, t’es pas toute seule.
Je prends une grande inspiration et ferme les yeux. Je me concentre sur mon nouvel ami. Je suis avec quelqu’un qui m’accepte telle que je suis. Il est différent des autres. Je fais le vide dans ma tête et m’isole dans une petite bulle. Je fais abstraction du brouhaha autour de moi. Je me sens soulagée d’un gigantesque poids. Je suis sereine pour un bon moment. Je me sens bien à ses côtés.
— Je vais rentrer chez moi je pense, murmuré-je.
— Je t’accompagne !
J’ai envie d’aller me reposer, au chaud, dans ma chambre. Loin de tout ce bruit.
J’espère que l’attaque n’a fait aucun blessé. Je me demande d’où vient l’agresseur et qu’est-ce qui a motivé ses actes.
— Où allez-vous ? me demande un policier en me barrant la route.
— On va chez moi. J’habite vers la porte Ouest.
— Ce secteur est fermé. Veuillez retourner à l’université où vous serez en sécurité en attendant.
— Pourquoi le secteur est fermé ? Vous avez dit que des patrouilles circulaient pour qu’on puisse rentrer chez nous.
— Tous les habitants des maisons alentours ont été évacués. On ne va pas faire exception pour vous.
— Les attaques se sont passées là-bas ?
Il ne répond pas et m’oblige à reculer.
Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je pourrai rentrer chez moi à partir de quand ?
— Pas jusqu’à nouvel ordre.
— Nous n’avons pas plus d’informations que vous.
— Et comment je fais pour dormir ?
— Cela ne relève pas de mon travail. Vous devez vous débrouiller.
— Pardon ?!
Offusquée et saoulée, je lève les yeux. J’en ai ras le bol de cette journée. Saja me caresse le dos et me propose de m’héberger le temps que tout se calme. Je retiens mes larmes et accepte à contre-cœur.
Je ne sais pas dans quelle merde je me suis fourrée mais au moins, je ne dormirai pas dans le froid et le vent glacial. Je reste sur mes gardes car il demeure une personne que je ne connais que depuis une journée. Mais j’avoue que là, tout ce que je veux, c’est me reposer au chaud, que ce soit chez moi ou chez quelqu’un d’autre.
— Voilà, c’est la chambre d’amis où tu vas dormir cette nuit, conclut-il après m’avoir fait faire le tour de la maison. Tes parents ne répondent toujours pas ?
— Non, je leur envoie des messages toutes les demi-heures mais rien !
— C’est vraiment chelou mais vois le bon côté des choses, la seule restriction qu’il te reste pour ne pas te rendre à Chu est la sécurité aux portes !
Il rigole de cette situation, j’y crois pas.
— D’ailleurs, on retourne à Chu ce soir ? propose-t-il. On a fixé un rendez-vous spécial avec les autres pour parler de l’alarme et des attaques.
— T’es malade ! Maintenant ?! Avec le contexte actuel ?!
— Il faut en profiter ! On va passer inaperçus dans tout ce bordel.
Je soupire. J’ai besoin de m’aérer et de faire le vide dans mes pensées.
En attendant que la soirée tombe, je décide de faire des recherches sur chaque région. Ce qu’on nous apprenait à l’école ne me suffit pas. Ils ne nous disent que la base : la guerre, la séparation et la reconstruction. La guerre entre huit personnes qui a mené à la division de Yeongwo en huit régions. La séparation de la population en huit et sa répartition dépendant de leurs relations avec les huit grandes familles. La reconstruction de huit nouvelles sociétés fondées sur les valeurs de chaque dirigeant. Le différent développement des autres régions intéresse peu les enseignants. Ils nous disent seulement qu’on n’a pas besoin d’en savoir plus. Mais je suis sûre que les autres régions cachent de grands secrets. Peut-être des ressources se trouvant spécifiquement chez eux ou alors des armes destructrices. Ici, on prône la réussite d’Ebony Park, cette femme forte qui a su s’imposer et prendre le pouvoir de Geomeun. Cette femme qu’on doit limite idolâtrer. On nous enseigne que les autres régions sont mauvaises. Qu’il ne faut surtout pas avoir de contact avec leur population de peur de se faire embrigader, embarquer et enfermer dans leurs murs. Comme si elles n’avaient que ça à faire. Ils veulent qu’on les craigne, qu’on s’en éloigne. Les dirigeants instaurent la peur de la différence comme si c’était la peste.
Et pourtant, j’ai rencontré des personnes venant d’autres régions et elles ont toutes l’air extraordinaires.
• ❆ •
On rase les murs des maisons, marchant à pas de loup. On prend le soin de sortir par la porte Sud lorsque le garde part aux toilettes. Le ciel est dégagé, le vent est frais et les grillons chantent. Les effluves des plats cuisinés par les habitants viennent nous chatouiller le nez. Tout cela annonce une belle soirée. On a cinq belles heures devant nous dont trois pour faire l’aller-retour. C’est long mais on a hâte de retrouver les autres.
Je me sens libre quand je quitte l’enfer de Pyeonghwa, quand plus personne ne peut me regarder de travers, quand je peux enfin être moi-même.
Le chemin me paraît durer une éternité. Je crois que je suis trop impatiente. Habituellement, je m’arrête de temps en temps pour admirer le ciel et écouter le chant des feuilles.
J’accélère. Je suis bientôt à destination. Mes joues s’empourprent en raison de la fraîcheur de l’air mais je souris.
Arrivée à Chu, l’ambiance a étrangement changé. Quelque chose ne va pas. Je ne sais pas quoi mais il se passe quelque chose. On court vers la maisonnette et on la trouve dans le noir et le silence. Ils ne sont pas là.
— Yesul ? Seoyun ? Vous êtes là ? osons-nous crier d’une petite voix.
On monte à l’étage et on vérifie tous les endroits où ils auraient pu se cacher. Ce n’est pas le moment de jouer.
Je vais dans une autre ruelle et hurle leurs prénoms sans me soucier de savoir si je les écorche ou non.
— Mijun ?
Une autre rue. Une nouvelle chance. Un nouvel espoir. Mais toujours aucune réponse.
On se précipite à l’hôpital abandonné. On le parcourt de long en large, du rez-de-chaussée au dernier étage. Personne. Aucun signe de vie, aucun bruit, aucune lumière, même pas d’odeur. Je descends au bureau administratif et active le bouton. Je passe de l’autre côté et me presse vers la porte en bois. Je l’ouvre. Toujours personne. Pas de Yesul. Il ne reste que les deux plaids de la semaine dernière, immobiles et inanimés. Je ressors.
On se dirige vers le cirque. Je presse le pas et manque de glisser. Ma respiration et mon pouls s’accélèrent. On passe la toile en plastique, on allume les lampes torches de nos téléphones et on découvre une piste vide, des gradins vides et tout ça, dans le noir complet.
— Y’a quelqu’un… ? bégayé-je.
La seule réponse que j’obtiens est le bruit du vent qui siffle dans le toit. Je commence à être inquiète. Je vais m’asseoir sur les bancs en bois, passant mes mains sur mon visage. Des larmes s’échappent de mes yeux, s’écroulant sur mon pantalon. Je me demande même si je n’ai pas rêvé et qu’ils n’étaient que des fantômes sortant de mon esprit pour combler ma solitude.
Ou alors, ils m’ont peut-être fait une blague, voyant que j’étais trop naïve. Ça les fait sûrement rire de se foutre de ma gueule et de m’observer de loin, perdue, à les chercher désespérément. J’en ai marre. Est-ce qu’un jour, j’arriverais à me faire une place dans ce monde ?
Saja me rappelle à la réalité en posant sa main sur ma tête. Non, je ne suis plus toute seule.
Découragée, je peine à bouger et à me lever pour le suivre et aller attendre à la maisonnette. D’après lui, ça arrive que les autres soient en retard. Mais à quoi bon rester ici si c’est pour mijoter sur mon sort et ne rien faire ? Autant rentrer chez moi et me terrer dans mon lit.
Je m’arrête quelques secondes, les yeux rivés sur le pot de fleurs. Tous ces souvenirs se ravivent dans ma mémoire. Ma rencontre mémorable avec le fameux membre du Cercle Jaune, les paisibles heures que j’ai partagé avec Yesul, le retour en compagnie de Saja. Sans oublier les autres. J’inspire. Ça va aller Loan. Tu n’es plus toute seule, il y a Saja. On va s’asseoir sur les marches de l’escalier, dans un silence pesant.
Une bonne heure passe et on entend enfin des personnes s’approcher de la maisonnette. Yesul et Seoyun sont en train de parler calmement, en riant. Ils s’excusent du retard et nous expliquent qu’ils ont eu un contretemps pour venir. On monte dans la chambre et on se pose sur le lit. Je m’adosse à la tête de lit, aux côtés de Yesul.
J’observe la membre du Cercle Bleu. C’est une belle personne, remplie de joie, toujours souriante et à l’écoute des autres. Très observatrice et ambitieuse. Je me doute que la vie n’a pas été facile pour elle : elle est née dans un Cercle où avoir un boulot qui paye bien est l’essentiel vital. Il faut absolument faire de grandes études, être bon dans tous les domaines. Il faut être parfait. Yesul m’avait confié qu’elle avait abandonné l’université pour entièrement se consacrer à la musique. Ce choix avait difficilement été accepté par sa famille, mais quand ils avaient vu le bonheur sur son visage lorsqu’elle composait, ils n’ont pu que l’encourager dans cette voie.
Saja propose de jouer aux cartes pour s’occuper. C’est amusant mais ma fatigue se fait ressentir. Je n’ai pas très bien dormi la nuit dernière. Je n’arrivais pas à apaiser mes pensées. Tout se bousculait dans ma tête, mes amis, ma solitude et ma foutue peur de m’attacher à quelqu’un pour qu’il me laisse après, quoi qu’il arrive. Vivre dans le passé, c’est la chose la plus compliquée à laquelle j’ai dû faire face depuis que je suis née.
Je somnole, lâchant mes cartes sur le drap et finis par m’endormir.
• ❆•
Quelqu’un me sort de mon sommeil en me tapotant sur la tête. La vieille tapisserie apparaît petit à petit devant mes yeux et je me rends compte que je me suis endormie sur l’épaule de Yesul. Je me redresse brusquement, rouge de honte, sous les rires de Saja et Seoyun. Gênée, je me confonds en excuses et regarde mon téléphone.
— Quoi ?! Il est déjà dix heures du matin ! Saja putain on est dans la merde ! Putain ! m’écrié-je.
— Non tranquille, personne va remarquer notre absence. Mais bon, j’avais pas envie de te réveiller, t’avais l’air de tellement bien dormir, ricane-t-il.
— Allez, ta gueule, ronchonné-je en me levant.
Machinalement, je regarde les notifications de mon portable. Rien. Je n’ai pas été bombardée d’appels et de messages. On dirait que mes parents ne se sont même pas rendus compte qu’on n’avait même plus accès à notre quartier.
— Tiens, cadeau, me dit Yesul en me tendant un morceau de papier.
Je l’ouvre et y découvre un numéro de téléphone.
— Tu perds pas de temps toi ! s’esclaffe Saja.
— Tais-toi du-con. C’est au cas où elle se ferait allumer par ses parents. J’ai pas envie de ne plus jamais la revoir. Ou alors si votre Village se fait à nouveau attaquer !
— C’est bien ce que je dis Yesul !
— T’en fais ce que tu veux. Si t’as pas envie de m’écrire, le fais pas. Mais si tu te sens seule et que t’as envie de parler, tu sais où me trouver, conclut-il avant de partir en courant vers l’Est.
Saja me fixe avec un petit sourire en coin très insupportable.
— Retire ces arrière-pensées de ta tête tout de suite ! On est seulement potes.
— Ils disent tous ça !
Je lève les yeux au ciel et tourne les talons.
— Tu vas le contacter ?
— Arrête avec ça et aide-moi à trouver une excuse pour mes parents si tu veux me revoir un jour.
— Moi j’m’en fous, mais Yesul non.
— J’ai compris. Stop.
Je sors mon casque et le plante sur mes oreilles. J’en ai assez entendu. Je presse le pas, agacée. Je n’ai pas mon temps à perdre avec des âneries pareilles. Je suis peut-être sur le point d’être privée de sortir à vie et ce n’est pas le moment de m’attarder sur autre chose. Seoyun et Yesul sont rentrés chez eux et je dois me coltiner les remarques plus que lourdes de Saja.
Je marche dans le calme, accompagnée par un instrumental au violoncelle. C’est une musique que Yesul m’a fait découvrir la semaine dernière. Par chance, elle est disponible à Geomeun.
On aperçoit le mur. J’emboîte le pas à Saja, de peur de le perdre de vue. On se cache quelques minutes, attendant que le gardien tourne le regard. Le ciel s’est couvert, il va bientôt pleuvoir. Il faut qu’on se dépêche si on ne veut pas attraper froid. On est si proches du but.
Saja me fait signe, me sortant de mes pensées. Je le suis et on court à travers les ruelles de Pyeonghwa –pour atteindre sa maison.
— Demain, j’aurai une petite surprise pour toi !
— Dis-m’en plus.
Il sourit. Il compte bien s’en tenir là avec les informations. Je n’aime pas ça. Je n’arrive pas à cerner si c’est positif et que ça va me faire plaisir ou que c’est négatif et que je dois commencer à me préparer mentalement.
— Tu verras demain !
Je le déteste.
Je m’installe à son bureau et ouvre le moteur de recherche de son ordinateur. Je cherche des actualités, des pages de journal en ligne racontant les faits et parlant de la disparition de mes parents, mais rien. Personne n’évoque les attaques et il n’y a pas non plus de suspicions. C’est vraiment passé sous silence, comme si ça avait été censuré.
• ❆ •
— Bon c’est quoi ta surprise Saj ?
— Tiens tu me donnes des surnoms maintenant ?
— Oui, j’ai la flemme de prononcer ton prénom en entier. C’est long.
— Y’a quatre lettres et deux syllabes. Qu’est-ce que tu me racontes ? Tiens, la voilà ta surprise.
Je me retourne et perçois Yesul avec un ruban autour de la tête.
— Vous vous foutez de ma gueule pas vrai ?
— Non, du tout. En fait il vient en vacances une semaine à Pyeonghwa. Les conditions actuelles n’ont pas changé les plans.
— On va pouvoir faire plein de trucs ensemble ! s’exclame Yesul tout content. On y va ?
— Mais ?! Vous êtes au courant que c’est le pire moment pour faire ça ?! m’exclamé-je en appuyant bien sur mon pire.
Je m’assois dans le grand fauteuil du salon, ébahie. Yesul, un membre du Cercle Violet, a réussi à rentrer dans la capitale de la région du Cercle Noir. J’aurai tout vu !
J’ai hâte de pouvoir lui faire découvrir la ville même s’il sera probablement déçu de voir à quel point c’est beaucoup moins bien que Bora. Il se rendra compte que notre vie est dépourvue de couleurs.
— Je me suis dit que ça allait un peu te changer les idées, je vois bien que tu es tendue à cause de la disparition de tes parents, m’avoue Saja.
— Merci, c’est gentil.
Je retire le bout de tissu de la tête de Yesul et on décide de sortir en ville. On lui montre d’abord la fac, encore remplie d’étudiants qui ne peuvent pas rentrer chez eux. Ils racontent crécher dans des salles de classe aménagées. On se promène ensuite dans les rues commerçantes.
— Oh vous aussi vous avez un Donuts Shop ?! Trop bien ! s’enthousiasme Yesul. On ira quand il rouvrira ?!
— Vous deux, j’aime pas ces trucs, réagit Saja d’un air légèrement dégoûté.
Le membre du Cercle Violet papote tout le reste de la balade de ce qu’on pourra faire cette semaine. Il a l’air heureux d’être ici, même si la tendance monochrome des bâtiments n’invite pas à la réjouissance. Saja nous laisse nous débrouiller car il a cours, il ne pourra donc pas nous accompagner.
On finit notre promenade en abordant le sujet des attaques. On se raconte nos théories, toutes plus insensées les unes que les autres.
Chez Saja, on se pose dans la chambre d’amis, où j’ai bataillé je ne sais combien de fois pour l’avoir à moi toute seule et ne pas la partager avec le nouvel invité. J’ai envie de pouvoir dormir correctement.
Notre hôte part se brosser les dents avant d’aller dormir. Comme Yesul n’a pas sommeil non plus, on choisit de sortir dans le jardin pour continuer à discuter sans trop le déranger et faire de bruit. On parle de tout et de rien, du beau comme du mauvais temps mais surtout, on refait le monde. On imagine ce qui aurait pu se passer si le pays n’avait pas été divisé ou si, tous les neuf, on habitait dans le même Village. Il tient également à ce que je lui parle un peu de moi, ce que je fais très légèrement. Assez pour satisfaire sa curiosité, sans trop me dévoiler. Je n’aime pas parler de moi.
— Si les restrictions de changement de territoire étaient levées demain, tu irais visiter quelle région en premier ? me demande-t-il.
— Bora ! Sans aucune hésitation !
— Pour venir me voir ?
— Non idiot. Parce que j’ai l’impression que les valeurs de ce Cercle me correspondent le plus. Je sais pas, un sentiment.
— Tu trouves ? Je penchais plus pour celles du Cercle Bleu. Tu me fais un peu penser à Seoyun des fois. T’as l’air sage, réfléchie, loyale… Je te verrai aussi travailler l’argent. Faire des bijoux par exemple ! Tout ça quoi !
— Mouais mais tu connais leur réputation ? Ils n’en ont que pour l’argent.
Il penche la tête, étudiant le sujet.
— C’est vrai que tu ressembles à une membre du Cercle Violet. On est la région qui contient le plus de mixité et la plus laxiste sur les différences. Aussi, on est très créatif ! Bon, le seul point négatif, c’est que c’est compliqué quand il y a des conflits… On a tendance à les éviter ou les ignorer, ce qui fait que les relations évoluent pas. Et on est quand même assez rancuniers, je vais pas te mentir.
— Et puis, de toute façon, pourquoi absolument vouloir se placer dans une case où on remplit tous les critères quand on est déjà désignés comme des « vagabonds » ? rétorqué-je en riant.
Il sourit, cette fois-ci sans le dissimuler. Ça lui va bien.
— Au fait, pourquoi tu te caches toujours quand tu rigoles ou quand tu souris ? m’interrogé-je.
— J’avais un appareil dentaire avant. J’étais pas trop trop à l’aise avec.
— Oh. Je suis désolée pour toi… Je présume que t’as plus confiance en toi depuis que tu l’as enlevé ?
— Exactement. Une insécurité de moins. Même si j’ai pour habitude de me cacher. J’ai toujours une petite crainte.
Mes souvenirs ressurgissent : ma honte d’être moi-même. Je me suis toujours cachée avec des vêtements trop larges, des capuches qui cachaient mon visage. Tout ça pour faire oublier mon visage, pour me faire oublier.
— C’est cool ça. Je suis contente pour toi ! C’est chiant de devoir masquer quelque chose dans ce genre. C’est pas facile.
Il a l’air beaucoup plus mature que ce que j’imaginais. Sous ses airs ironiques et sarcastiques se cache une personne comme nous tous, avec des sentiments et des insécurités. On l’oublie souvent, trop embrigadés dans la perfection.
— J’t’aime bien, m’avoue-t-il après un long silence.
— Ça tombe, moi aussi je m’aime bien, ajouté-je un beau sourire en coin.
Il m’attrape autour des épaules pour me secouer mais il gère mal sa force qu’on finit par tomber à la renverse, me retrouvant allongée, auprès de lui, son bras toujours coincé autour de moi.
Aucun de nous deux ne bouge, trop occupés à essayer de discerner des étoiles dans l’obscurité du ciel. Fatiguée, je ferme les yeux et ma tête glisse petit à petit vers son épaule.
C’est reparti pour un tour.
• ❆ •
— C’était bien la peine que tu me casses les couilles pour que vous ne dormiez pas dans le même lit tiens ! s’exclame Saja, les poings sur les hanches.
J’émerge du sommeil très lentement, assez lentement pour me rendre compte que, de un, il fait jour, de deux, je suis toujours allongée avec Yesul et de trois…
— Merde merde merde ! me relevé-je en vitesse. Putain ! Pas ça !
Je me demande combien de personnes nous ont vus. Ça va pas le faire ça. Mais alors vraiment pas.
— Oh ça va, panique pas, je rigole. Je m’inquiétais simplement de ne pas vous voir dans la maison. Par contre, rien à foutre, vous vous démerdez pour savoir qui dort où, c’est plus mon problème. Bref, y’a du petit déjeuner dans la cuisine : croissants, céréales et tout ce que vous voulez. Prenez ce qui vous tente ! Vous savez où sont toutes les pièces. Je vous laisse, je vais étudier. Ciao les marmottes !
Yesul ouvre lentement les yeux et s’assoit, me fixant, l’air endormi.
— Putain, on a pioncé là toute la nuit ?
— Ouais apparemment. Y’a le soleil qui nous éblouit là j’crois.
— La prochaine fois qu’on le fait, on se prend des matelas et des oreillers, j’ai extrêmement mal au bras, au dos et à la nuque là.
— Pardon ?
Comment ça la « prochaine fois » ?
— Bah oui, tu sais, on voulait aller regarder les étoiles ! Je t’avais parlé des collines de Bora !
— Ah oui, c’est vrai.
On rentre dans la maison et on prend un petit-déjeuner à la volée. L’odeur des croissants m’a bien ouvert l’appétit mais mon ami nous presse car il n’arrive plus à attendre. Il saute partout dans la cuisine en gueulant à quel point il est content d’être ici. On va ensuite se changer et on part explorer la ville. Il tient absolument à ce qu’on aille manger au Donuts Shop, mais on ira pour le goûter. Pour ce midi, on avisera sur le moment. En attendant, je le trimballe de droite à gauche, dans tous les magasins de vêtements, pendant qu’il ronchonne car Monsieur n’aime pas le shopping.
— Regarde, ce pull ! Il t’irait trop bien ! m’écrié-je en désignant un hoodie blanc avec un nounours dessiné en plein milieu.
— Tu te fous de moi c’est ça ? Un nounours ?! Mais j’ai pas quatre ans ! J’suis plus un gamin.
— Ouais mais ça correspond bien à ta personnalité. Et y’a pas d’âge pour ça !
— Va te faire foutre Loan ! Je vais visiter la ville de mon côté si c’est comme ça ! grogne-t-il en partant à l’opposé.
Je souffle et rentre dans le magasin. À la base, je venais me chercher un bob noir mais ce putain de sweat me fait de l’œil. Cependant, je dois rapidement me résigner car la nourriture est beaucoup plus attirante que toutes ces tonnes de vêtements unicolores. Mon ventre fait des siennes et aussi pas mal de bruit.
Loan | T’es où ?
Loan | Yesul, je crève la dalle. Tu veux qu’on aille manger où ?
Loan | Réponds idiot
Loan | Avant que je m’écroule au sol en roulant partout
Yesul | Qu’est-ce que tu veux ?
Loan | Manger abruti, apprends à lire les messages
Il ne répond plus. J’abandonne, c’est peine perdue. Je remonte la rue commerçante à la recherche d’un petit restaurant qui propose à emporter quand je reçois un autre message.
Yesul | Tu fous quoi ? Bouge ton cul, je t’attends
Loan | Hein ?
Yesul | T’arrêtes pas de me faire chier depuis je ne sais combien de temps en me disant que le restaurant vietnamien “au coin de la rue” est trop bon
Yesul | Dépêche, ta commande ne va pas se faire toute seule
Heureusement, je ne suis pas loin et parviens à le rejoindre en moins de cinq minutes top chrono. Je m’assois en face de lui et m’empare de la carte où tous les plats sont alléchants.
— T’étais où pendant tout ce temps ? me demande-t-il sans lever la tête.
— Dans le magasin où on s’est quittés.
— Rassure-moi. Dis-moi que t’as pas acheté ce truc à la con ?
— Non, si je l’achète, c’est pour toi.
Il manque de s’étouffer. C’est amusant de le taquiner comme ça. Ce sont les seules occasions où il n’a pas recours à l’ironie ou le sarcasme.
— Bah alors ?
— Ta gueule, rouspète-t-il.
• ❆ •
Il fait beau cette après-midi. Le ciel est dégagé et la température n’est pas écrasante. Un temps parfait. Ça fait du bien de sentir la douce chaleur des rayons du soleil effleurer ma peau. Yesul sourit lorsqu’on s’arrête à la hauteur du Donuts Shop.
— Loan ! Pourquoi tu m’avais pas dit que c’était aussi un café à chiens ?! sautille-t-il sur place, impatient. Tu t’en rends compte ?! Ça va être trop bien !
— Je savais pas que t’aimais les chiens tant que ça.
On rentre et l’air s’allège immédiatement. Mon ami se dirige vers une table libre pour réserver la place pendant que je m’arrête pour caresser un petit chiot marron. Pour être honnête, je n’ai jamais mis les pieds ici. J’en avais vaguement entendu parler par le biais de la télévision et des journaux. Je ne viens jamais dans ce quartier : trop de gens, trop bruyant, trop chiant. C’est pas pour moi. C’est pourquoi aujourd’hui est l’occasion rêvée de découvrir cet endroit en bonne compagnie, en sécurité.
Je m’assois par terre, en face de Yesul, qui scrute les moindres faits et gestes des animaux qui rôdent autour de nous. Il essaie d’en attraper un pour le poser sur ses genoux mais en vain. Ce dernier s’échappe à toute allure, à l’opposé de là où on est assis. Cette situation comique me fait rire plus que je n’ai ri depuis un an.
— Bonjour ! Puis-je prendre votre commande ? vient nous voir un serveur.
— Euh… Je vais prendre un Iced Americano et un donut aux fraises ! répond mon ami.
— Macchiato caramel beurre salé et un donut pastèque s’il vous plaît.
— T’es sûre que ça se marie bien ensemble ça ?
— J’sais pas mais les deux ont l’air bon.
— Mmh, la prochaine fois je prendrai un milk-shake café spéculoos et un donut à l’orange.
— T’es sûr que ça se marie bien ensemble ça ?
— J’sais pas. C’est un peu comme toi et moi, on peut pas savoir tant qu’on n’a pas essayé.
— Bah tu vas essayer tout seul mec.
Ses lèvres dessinent un magnifique sourire. Ça le fait rire en plus cette blague de merde. J’y crois pas. Le serveur nous apporte nos boissons et nos donuts. Je prends une gorgée de mon magnifique macchiato qui vient me dessiner une moustache de mousse.
— Pyeonghwa te plaît pour l’instant ? entamé-je la conversation en essuyant ma bouche.
— Oui c’est cool. Mais trop terne pour moi. Les bâtiments sont tous gris, blancs ou noirs, ça manque de couleurs. Pareil pour les habits mis en vente en rayon. C’est si triste.
— En revanche, tu m’expliques comment les dirigeants de Bora ont accepté que tu voyages ? Les règles sont les mêmes pour les huit régions non ?
Il passe une main sur sa nuque, gêné.
— C’est un accord. Mais j’ai pas vraiment le droit d’en dire plus. C’est assez confidentiel.
Je ne sais pas à partir de quel moment on a l’autorisation de faire ça, mais c’est que ça doit être important.
— Au fait, tu restes combien de temps chez Saja ? change-t-il de sujet.
— Jusqu’à ce que je puisse rentrer chez moi. Dans pas trop longtemps, j’espère. J’ai pas envie de squatter chez lui comme ça. On se connaît à peine.
— Je suis sûr que ça le dérange pas. Tu sais, il adore prendre soin des gens autour de lui, notamment ses potes. Bon, en attendant, il est bon ton donut ?
— Oui et le tien ?
— Ouais.
La conversation tend vers la banalité. On ne sait plus quoi se dire. Je n’ai pas envie que ça commence à être ennuyeux.
— On fait quoi après ? demande-t-il.
— J’sais pas. J’aurais bien aimé enquêter sur ce qu’il s’est passé dans mon quartier mais je ne sais plus par où commencer ou comment m’y prendre.
— Besoin d’aide ? Faut bien que je m’occupe pendant cette semaine. Je vais vite me faire chier.
— T’insinues qu’on se fait chier ici ?
— Non, c’est juste que je vais pas sortir tous les jours dans les mêmes endroits. J’aime découvrir de nouvelles choses !
On finit nos boissons, nos donuts et on essaie de caresser tous les chiots qui passent devant nous avant de rentrer chez Saja. On débute par des recherches sur Internet. Ensuite, on s’envoie par message toutes les informations trouvées avant de réfléchir sur les corrélations et les suspicions.
— Toujours pas d’infos sur l’auteur de l’attaque ?
— Non. Non plus sur le lieu précis, ni l’heure. C’est super bizarre.
— On dirait qu’ils essaient d’étouffer l’affaire, dit-on en même temps.
Nos deux regards se croisent, complices. On a compris qu’on n’allait pas avoir nos réponses en se contentant de ce qu’on voulait bien nous faire croire. Il va falloir qu’on se bouge le cul et vite.
— En attendant, tu veux faire quoi cette semaine ? continué-je la conversation.
— Y’a d’autres endroits cools à Geomeun ? Pas forcément à Pyeonghwa. On peut sortir de la ville n’est-ce pas ?
— Oui bien sûr. De l’autre côté de la rivière y’a les deux autres Villages. Y’a pas mal de musées et de parcs là-bas. Par contre on y est pas avant une bonne heure en train.
— Pas grave, on a tout notre temps. Je veux que tu me fasses découvrir ta belle région. Y’a quoi comme types de musées ?
— Minimalisme, architecture, histoire du pays, tout ça tout ça. Rien de très passionnant.
— Ah ouais effectivement. Et les parcs sont cools ?
— Des parcs. Rien de plus banals. Les seuls parcs qui en vaillent la peine sont ceux de la région du Cercle Rose.
— Ceux qui sont remplis de cerisiers ?
— Ouais, ceux-là.
— On ira ensemble ?
— Si tu veux. Quand les frontières seront rouvertes et les régions réconciliées.
• ❆ •
— Après-demain, y’a un match de base-ball de mon équipe préférée qui va jouer. Tu veux m’accompagner pour aller les voir ?
— Euh, mais il ne se déroule pas dans la région du Cercle Jaune ?
— Si si, mais ça va aller t’inquiète. En fait, j’ai deux billets car j’étais censé y aller avec Myeongseong, mon meilleur pote, mais il a annulé au dernier moment. Y’aura beaucoup de monde, tu vas passer inaperçue. Les sièges sont dans un endroit un peu spécial, exprès pour les personnes privilégiées. C’est pas un des meilleurs endroits pour voir le terrain mais au moins, on sera pas en plein milieu de la foule.
— J’adore les privilèges ! rié-je sarcastiquement. Mais j’y connais absolument rien en base-ball.
— C’est pas grave, tu vas apprendre. C’est toujours plus rigolo d’apprendre directement en voyant le truc !
— T’es optimiste toi.
— Du coup, ça veut dire que tu viens ? me demande-t-il avec un gigantesque sourire.
— Oui. Bon. Si tu y tiens.
— Bien sûr que j’y tiens !
Je ne sais pas dans quoi je me suis encore embarquée. Je vais illégalement dans une autre région, sous le nom de quelqu’un d’autre avec quelqu’un qui n’aura aucun problème si moi j’en ai un. J’espère que personne ne nous verra. Mais ça me donne une bonne excuse pour voyager. Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire après les attaques qui se sont passées il y a quelques jours. Et de toute façon, je n’ai plus rien à perdre.
— Stresse pas Loan, ça va aller. Profite juste du moment présent. On est là, à marcher tranquillement dans les rues de ta ville sans que personne d’autre ne le sache, sans que ce couvre-feu nous presse vu qu’il est déjà passé depuis longtemps.
Il n’a pas tort des fois. C’est toujours mieux de vivre dans le présent plutôt que de s’inquiéter d’un futur enivrant de tristesse et de problèmes. Je n’ai pas envie d’être collée à cette routine ennuyante, vide de sens, à laquelle je suis destinée depuis que je suis née ici.
• ❆ •
— Homerun ! s’écrie mon ami. Mais putain Loan t’as raté le coup du siècle ! Tu fous quoi sur ton téléphone en plein match ?!
— Je parle avec Saja, on se fout de ta gueule.
— Comment ça ?! Fais voir !
Saja | Putain, je sais pas comment tu fais ! Les seules fois où on l'a accompagné avec Myeongseong, c'était une horreur
Saja | On existait plus du tout ! Yiavait plus que le baseball
Saja | Bon courage camarade
Saja | Je te soutiens de loin. De très loin même !
— Ils savent pas ce qu’ils ratent ! répond Yesul, un poil vexé par ce désintérêt commun pour son sport préféré. Le match est bientôt fini !
Je souris et range mon portable. Je ne comprends décidément rien à ce sport et à ses règles mais je veux bien faire un effort pour avoir l’air de m’y intéresser à fond.
Étrangement, on n’a eu aucun problème pour entrer sur le territoire. J’ai bien l’impression que ça leur est égal de savoir si je suis Myeongseong ou non. Ça m’arrange pas mal parce que je n’aurais pas voulu essayer d’expliquer à mes parents pourquoi je suis coincée au sein des murs du Cercle Jaune, au poste de police. Enfin, encore faut-il qu’ils me donnent des nouvelles. J’ai essayé de les contacter à nouveau ce matin mais je n’ai toujours pas de réponse. Le répondeur me dit qu’ils sont occupés ou bien que leurs téléphones sont éteints. Je m’inquiète un peu tout de même, mais les autorités sont apparemment dans l’ignorance. C’est comme si mes parents avaient disparu du jour au lendemain, comme de vrais fantômes.
— Tu penses encore à eux ? me demande mon ami du Cercle Violet.
— Bah oui, je trouve tout ça très louche. Autant le fait qu’on ait zéro information sur l’attaque de mon quartier et sur la volatilisation de mes darons. Je comprends pas. Vraiment pas. Toute cette histoire est si… étrange. Tu trouves pas ?
— Oui c’est vrai. Mais c’est pas trop le moment là. Profite, on verra ça ce soir à l’hôtel. Ok ?
Qu’est-ce qu’il peut être égoïste parfois. Cependant, il a raison. Je dois me concentrer sur le jeu car c’est avant tout pour ça qu’on est là. Je me prendrai la tête plus tard, même si ce sujet me tourmente depuis quelques jours. J’ai peur que quelque chose de beaucoup plus sombre se cache derrière cette censure, quelque chose qu’on ne souhaite pas pour notre avenir.
• ❆ •
Je claque violemment la porte de la salle de bain et fait face à mon ami.
— Putain Yesul ! C’est quoi ce bordel ?!
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu m’expliques pourquoi une tonne de personnes me spamme de messages et de menaces de mort ? Ils arrêtent pas de me dire de te laisser tranquille et d’aller me faire foutre.
— Loan…
— Je les connais même pas, merde !
— Loan…
— Qu’est-ce qu’ils me veulent putain ?!
— Loan… Y’a peut-être un truc qu’on a oublié de te dire avec les autres…