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Chapitre 1

Une vingt-et-unième année de plus à avoir besoin de m'évader en me promenant dans le seul Village où je n'ai pas le droit d'aller. Une année de plus à essayer de survivre dans ce torrent de sentiments percutant ma poitrine. Trop puissant, trop surchargé. Un peu plus fort chaque fois.

— Qui c'est qui fait autant de bruit ici ? râlé-je.

Il a plu toute la nuit. De la boue s’est formée partout sur les chemins, ce qui a rapidement fait dégringoler mon humeur. J’avais prédit que j’allais me rétamer à un moment ou un autre. J’avais bien raison. J’ai glissé sur les vieux pavés et une de mes manches a viré au marron. Maintenant, j’apprends que des gamins sont sûrement venus s’amuser à détruire le Village entier. Probablement pour se défouler après une journée chiante, où ils n’ont pas réussi à faire ce qu’ils devaient faire. Après avoir déçu leur Cercle. Encore. Encore et toujours. Mais ils doivent apprendre que ce n’est pas en faisant passer leurs nerfs sur des pauvres maisons – déjà bien saccagées – que leur journée va s’arranger en un claquement de doigts. Ils m’épuisent.

— Je veux juste me reposer dans le calme et la tranquillité, soufflé-je, irritée par leur présence.

En me remémorant mes anciennes expériences, je me rassure car je sais que ces gamins ne constituent pas un danger et sont simplement là pour se divertir et décompresser. La plupart du temps, je n’ai tout simplement qu’à leur sortir un beau discours pour qu’ils bougent dans une autre rue. Je n’ai qu’à faire pareil aujourd’hui.

Je me dirige vers ce boucan qui ne m’annonce pas de bonnes nouvelles, car je m’approche de plus en plus de ma maison préférée. Une magnifique demeure aux murs en pierre et aux corniches vert menthe. Je ne veux pas qu’elle soit détruite. C’est la seule bâtisse du Village dont on a laissé tous les meubles intacts, comme si ses propriétaires s’étaient enfuis hier, alors que ça fait des années et des années que plus personne n’y habite. C’est un peu le seul endroit vivant qu’il nous reste du passé. Les seuls vestiges de cette ville fantôme.

Ces inconnus bruyants parlent super fort et rigolent à gorge déployée. J’entends aussi des bribes de musique à très haut volume d’une qualité déplorable. Encore heureux que ça ne sente pas la clope. Mélangée à l’air humide, ça n’aurait pas fait une combinaison très appétissante. Apparemment, la discrétion n’est pas leur point fort. Je ne sais même pas s’ils sont au courant qu’on n’a pas le droit d’être ici et des sanctions qu’ils risquent de prendre s’ils se font choper. Je suis sûre qu’on peut nous entendre à l’autre bout du quartier.

Je m’approche à petits pas, dans le silence, préparant un discours à leur déblatérer quand je leur ferai face. J’imagine une bande d’adolescents puérils, avachis sur les marches de l’escalier, se comportant comme s’il n’existait plus qu’eux dans ce pays. J’en ai marre des gens comme ça. Ils me fatiguent. Si je viens ici, c’est pour avoir la paix et être au calme, loin de ce type de personnes, qui peuplent l’entièreté de ma ville natale.

Je passe ma tête à travers la fenêtre de la cuisine et aperçois deux personnes de profil, une fille et un garçon. Ils ont l’air d’avoir le même âge que moi, la vingtaine, peut-être à peine plus vieux. Je m’attendais à tout sauf à ça. Je laisse donc tomber mes plans. C’est pratiquement sûr qu’ils ne bougeront pas, je ne suis plus une figure d’autorité. Et je n’ai pas envie de me faire remarquer. Machinalement, mon regard scanne leurs corps, à la recherche de signes distinctifs, d’indices sur leur provenance. La fille, aux courts cheveux roux, possède une chevalière en argent, symbole de la région de Paran, territoire du Cercle Bleu. Je me demande ce qu’elles font là. Le Village le plus proche est à environ une heure de marche. Je ne pense pas que quelqu’un de lambda décide de faire ce trajet simplement pour venir ici. Ils doivent être des « vagabonds », comme les gens aiment bien les appeler : des habitants pas comme les autres, qui ne présentent pas les caractéristiques psychologiques attendues par leur société. Des critères d’exclusion complètement cons et absurdes qui ne font que renforcer les complexes. Le plus gros problème actuel.

En partant, une branche craquelle sous ma semelle et provoque un bruit pas possible.

Merde.

Apparemment, la pluie n’a pas touché tous les endroits accessibles et imaginables. L’ami de la membre du Cercle Bleu tourne la tête dans ma direction. Je distingue ses yeux me percer à travers ses mèches blondes. Je suis grillée. Il s’approche. Un peu trop vite à mon goût. Mes jambes s’activent et je me précipite dans l’un des bâtiments les plus proches, histoire de me cacher, de faire comme si je n’avais jamais été là et dans le but de me faire oublier. Je ne veux pas d’ennui, surtout pas ici.

— Eh toi ! Reviens ! m’interpelle le jeune homme, m’emboîtant le pas de très près.

Je fais brusquement volte-face et essaie de lui donner un coup de poing. Manque de chance, il esquive. Il m’attrape le bras à quelques mètres de la porte et me force à me retourner vers lui.

— Qu’est-ce que tu fais là ? me demande-t-il.
— La même chose que vous je présume ? Je viens ici pour me reposer. En parlant de ça, vous n’avez pas le droit d’être ici, fis-je diversion tout en essayant de me libérer.

Il me toise du regard avant d’éclater de rire.

— T’es bien placée pour sortir un truc comme ça toi ! Tu sais où tu te trouves là ?
— Lâche-moi !
— T’es pas très classe pour une membre du Cercle Noir toi. Une vagabonde ?
— Tu t’es vu ? T’es qui pour me juger ?
— Cercle Jaune, veuillez m’excuser pour le désagrément Madame, répond-il avec un air ironique qui me donne envie de le frapper.

En un seul mot : insupportable. Il m’invite à les rejoindre, ce que je refuse bien évidemment. Ce serait insensé d’aller me coincer avec je ne sais combien d’inconnus dans un lieu où, quel que soit le volume auquel je crie, personne ne pourra me venir en aide. Sauf si, par miracle, les gardes passent dans le coin. Il ne faut pas non plus oublier que c’est l’endroit le plus interdit d’accès du pays. Mais je présume que ce ne sont pas les horaires de patrouilles vu qu’ils n’ont pas entendu la moindre chose depuis qu’ils sont là. Il resserre sa main sur mon poignet et me tire à travers les ruelles vers la maisonnette.

— Mais lâche-moi putain !

Je le traite de tous les noms et le menace de le dénoncer aux autorités maintenant que je connais son visage et sa région. Cependant, il ne relève pas et continue à me traîner.

Cet endroit que j’aimais tellement auparavant est à présent plongé dans une ambiance pesante et glaçante. Ce n’est plus l’endroit où j’ai envie de venir m’enfuir après une mauvaise journée. Tout au contraire. J’ai envie de décamper le plus rapidement possible et de rentrer chez moi. Je crois que je commence à avoir peur. Surtout quand on sait que le Cercle Jaune fait partie de ceux qui ont la plus mauvaise réputation du pays. Ils ont le sang chaud apparemment. On nous a toujours dit de ne pas les côtoyer mais par-dessus tout, de ne pas les énerver. Danger potentiel. La situation pourrait basculer à tout moment et je ne pense pas que je serais en capacité de triompher.

— Les gars, je vous présente une venante de Geomeun pas comme les autres, annonce mon pseudo kidnappeur.

Ils continuent à parler normalement et font à peine attention à moi. À croire qu’ils sont habitués à voir d’autres personnes que celles qui appartiennent à leur Cercle. On dirait une journée banale, une routine. Je sais que les habitants de mon quartier auraient regardé d’un air choqué n’importe quelle personne venant d’ailleurs. Je contemple chacun d’entre eux. Ils sont sept, sans compter le gars qui ne veut toujours pas retirer sa main de mon poignet.

— Lâche-moi ou je plante ta tête dans le pot de fleurs qui est à l’entrée. Tu vas voir, c’est pas agréable. L’eau y stagne depuis presque trente ans. Elle a bien dû croupir ! haussé-je la voix.

Ils se retournent vers moi puis se mettent chacun à leur tour à se taper la meilleure barre de leur vie. Ils sont assez intimidants mais on dirait plus des gamins de dix ans que des individus de mon âge. La fille à la chevalière se dirige vers moi. Elle oblige le membre du Cercle Jaune à me rendre ma liberté et me tend la main en guise de salutations. Je pense que mon regard en dit long puisqu’elle abandonne rapidement son geste et commence à parler.

— Enchantée. Je m’appelle Seoyun Baek. Je viens du Cercle Bleu, mais tu as dû t’en douter. On est ici pour passer du bon temps, c’est tout. Excuse-nous si nous t’avons dérangée, ce n’était pas notre intention. Et désolée pour lui, il est un peu… direct. On ne vient rien voler ou détruire si c’est ce qui t’inquiète. Tu peux rester avec nous si tu veux, on accepte tout le monde.
— Non merci, je préfère encore rentrer chez moi. Et je m’en fous un peu de savoir d’où vous venez.
— Rabat-joie ! s’esclaffe un autre de leurs amis, assis sur les escaliers.

Je me fige sur place et fais volte-face. Un mec brun, un grand sourire aux lèvres. Il ne m’impressionne pas. Je m’avance dans sa direction, les poings serrés, m’apprêtant à lui asséner un violent coup avant que cette fameuse membre du Cercle Bleu ne me bloque la route.

— Désolée, c’est son humour. Il est comme ça, c’est pas méchant.
— Pourquoi vous vous excusez tous à longueur de journée ?
— Tu dis ça comme si on se connaissait depuis notre naissance, ricane celui qui vient de Noran depuis le bout du couloir. Redescends !

Je le foudroie du regard. Il commence vraiment à me taper sur le système. Celui qui m’a lancé une pique quelques instants plus tôt s’approche de moi et me tend la main en souriant.

— Je ne voulais pas t’offenser, juste te taquiner. Je m’appelle Yesul Kwon. Ravi de faire ta connaissance !

Je ne réponds pas et lui tourne le dos, commençant à partir. J’entends rigoler derrière moi. Je suis drôle apparemment.

— Reste, je rigolais. T’as l’air cool, pars pas !
— T’essaies de m’amadouer là ?
— Non ?
— T’es sûr ?
— Non ?

Je lève les yeux au ciel et quitte la maisonnette. J’en ai assez entendu et je n’ai pas envie de subir leur irrespect une seconde de plus. Je veux du calme pour pouvoir remettre mes idées en place, pour décompresser et oublier l’enfer que je subis chez moi. Je choisis une autre petite habitation dans une rue adjacente. Je m’installe confortablement dans le canapé du salon, à moitié mangé par les mites, et mets mon casque sur les oreilles. M’isoler, c’est tout ce que je veux. C’est comme ça que je m’évade aussi. Malheureusement, la musique n’a pas vraiment sa place chez moi, à Pyeonghwa. On a un accès très limité à cet art, considéré comme une perte de temps et une entrave à notre vie professionnelle. La vie est triste là-bas. Mais bon, pour l’instant, je profite du temps que j’ai toute seule, loin de la cacophonie des huit autres et de la pression du Cercle Noir. En espérant qu’il n’y ait pas d’autres de Noran sinon je risque d’y laisser mon âme.

• ❆ •

J’aperçois du coin de l’œil, à travers la fenêtre du salon, le ciel prendre une magnifique teinte orangée. La nuit ne va pas tarder à tomber. Je commence à fermer les yeux, attristée de bientôt devoir rentrer chez moi, lorsque j’entends un énorme bruit venant du couloir. Je sursaute et observe ce qui m’entoure. Alors que je m’apprête à discrètement saisir un bouquin posé sur la table basse afin d’avoir la capacité de me défendre, je vois des cheveux bruns grimper les escaliers à toute allure. Il me semble avoir reconnu Yesul, le gars de tout à l’heure.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? crié-je.
— On joue à cache-cache ! Si une meuf arrive, dis-lui que tu m’as pas vu s’il te plaît ! répond-il, essoufflé, depuis le premier étage. Merci beaucoup !

Une idée me traverse l’esprit. J’esquisse un sourire en coin avant de me lever et de m’avancer vers la porte d’entrée. J’ai enfin trouvé un truc pour l’emmerder bien correctement. S’il veut la guerre, il l’aura.

— Eh les gars ! Yesul est planqué à l’étage ! rié-je en espérant qu’un chercheur passe dans le coin.

Je veux couper court à cette « cohabitation » avant qu’elle ne dégénère. Je n’ai pas envie d’être dérangée toutes les deux minutes par quelqu’un qui le cherche.

Je n’ai pas le temps de continuer ma blague. Une main vient se poser sur ma bouche pour me faire taire et m’entraîne à l’intérieur en un éclair. Je manque de trébucher mais il me rattrape à temps. Je lui assène un coup de pied dans le tibia et le repousse violemment, sur mes gardes, le souffle court.

— Tu te crois où ?!
— Je suis content de savoir que tu as retenu mon prénom mais c’est pas le moment de le faire savoir au monde entier. Tu sais que tu pourrais devenir commentatrice de match de base-ball avec cette fougue-là ? me chuchote-t-il.

Je bugue. Je ne comprends pas pourquoi il parle de base-ball. Seuls les habitants du Cercle Jaune ont accès à cette activité. Elle n’est pas vraiment retransmise à la télévision. Ses yeux se plissent et il étouffe un rire, amusé de la situation, pas du tout apeuré.

Il n’a pas l’air si chiant que ça. Bien au contraire. Il semble avoir un bon humour, proche du mien. Les premières impressions sont parfois fausses, enfin, je l’espère. Les habitants des autres régions sont peut-être différents de ceux du Cercle Noir.

Il croise les bras en me fixant. Ses yeux noisette pétillent d’espièglerie. Il est uniquement là pour s’amuser. C’est peut-être son seul échappatoire de la semaine après tout.

Je repense à ce que je me suis dit quelques heures plus tôt. Ça ne me ferait pas de mal d’essayer de sociabiliser avec de nouvelles personnes, même si j’estime ne pas en avoir besoin. Surtout avec des « vagabonds » comme moi. Ils sont peut-être gentils après tout, contrairement à ce qu’on nous fait croire depuis l’entrée à l’école. Les cours ne les montrent pas vraiment comme des humains, plutôt comme des menaces, prêtes à tout pour nous détruire et nous humilier. Quelque part, je me demande s’ils ne cherchent pas des boucs émissaires, des personnes dont l’image serait tellement négative qu’elle effacerait les défauts des nôtres. Une sorte d’excuse pour rester des pourritures.

— Montrez-vous ! hurle une grosse voix depuis l’extérieur.

Une patrouille de gardiens. S’ils nous trouvent, on est cuits. Je croise le regard de Yesul, paniqué. Je m’empresse de monter à l’étage pour aller me cacher. Il m’emboîte le pas. Je lui indique une petite planque dans la chambre, un vieux placard caché dans le mur. J’y pénètre, un nœud dans la gorge. Mes parents m’ont toujours répété de me faire violence pour sociabiliser et me faire des amis. C’est sûrement le bon moment pour les écouter. Et de toute façon, qu’est-ce que je perdrais s’il m’arrivait quelque chose ?

On rentre à peine dans cet espace. On doit se serrer et se recroqueviller pour rentrer. Je ris nerveusement à la vue de cette situation totalement inattendue. C’est tout ce que j’aurais voulu éviter : me retrouver coincée avec un inconnu. Mais le danger actuel m’oblige à me planquer, pour ma propre survie. Tant pis s’il est là. Je mise tout pour que sa peur le paralyse et qu’il n’ose pas faire quoi que ce soit.

Un doux parfum vient embaumer l’air et cacher une vieille odeur de renfermé.

— Ça fait quoi de vivre à Geomeun ? commence-t-il la conversation.
— C’est chiant, soufflé-je à la simple évocation de ma région.
— Pourquoi ?
— On peut éviter de parler des Cercles ? On est à Chu. Ces trucs n’ont pas leur place ici.
— Ouais, je comprends. On veut juste oublier ces putain histoires à la con et s’amuser comme nos ancêtres le faisaient il y a des siècles… devine-t-il.

Le silence s’installe. Cependant, ce n’est pas celui qui est gênant, celui qui apparaît quand on ne sait pas quoi dire et qu’on cherche nos mots. C’est plutôt un silence apaisant, qui nous permet de respirer sereinement.

— Au fait, tu t’appelles comment ? Je viens de me souvenir qu’on s’est rencontré y’a quelques heures et que je ne connais toujours pas ton prénom.
— Loan.
— Joli.

Il allume la lampe de son téléphone pour légèrement nous illuminer. C’est toujours mieux de voir son interlocuteur. Mes yeux glissent vers son poignet droit. Une magnifique clé de sol y est tatouée. Il appartient au Cercle Violet. Sa vie doit tourner autour de la musique ou de l’art. Je me demande quel est son métier.

Plus aucun bruit ne se fait entendre de l’extérieur, même pas des semelles qui font craquer le parquet. Je présume qu’ils sont partis dans la mauvaise direction.

— Ça fait longtemps que tu viens ici ? continue-t-il de m’interroger.
— Ça doit bien faire trois ans ouais. Et vous ?
— Tu me vouvoies maintenant ?
— Non abruti, je parle de toi et de tes potes ! La Terre ne tourne pas autour de toi. Respire.

Un joli sourire vient illuminer son visage, accompagné d’un rire. Il place sa main devant sa bouche avant de continuer dans sa lancée.

— On vient ici depuis quelques mois. C’est le seul moment où on peut correctement s’évader. Je présume que pour toi aussi. Tu viens de quel Village ?
— Pyeonghwa, la capitale. J’ai de la chance, sinon ça aurait été compliqué de venir ici. Et toi ? C’est pas trop difficile de passer par la région du Cercle Bleu pour venir ici ? Il me semble qu’il n’y a pas d’autres moyens pour toi de passer.
— Oui t’as raison. Y’a un lac gigantesque et des montagnes qui m’obligent à courir dans les plaines de l’Ouest de Paran. Mais c’est une zone du pays qui est inhabitée et non surveillée. Personne ne me voit ! Donc c’est un jeu d’enfant ! Et puis, il faut que je fasse un peu de sport !
— Tu fais quoi dans la vie ? osé-je enfin poser cette question qui me taraude.
— Photographe, et toi ?
— Rien pour l’instant. J’ai arrêté mes études, ça m’a saoulée. Ce n’est pas ce que j’ai envie de faire.

Notre conversation sur les Cercles s’arrête là. Nous n’avons pas envie de nous étaler plus que ça sur le sujet : c’est sensible. Et surtout, on nous bassine avec ça depuis qu’on est petits. J’ai remarqué que, pour lui aussi, il n’y a aucune différence entre les populations des huit régions. On est tous des êtres humains. Je crois qu’on n’est tout simplement pas né à la bonne époque.

On continue de discuter pendant un petit moment et je me rends compte qu’on a vraiment beaucoup de choses en commun : la musique, la photo, les animaux, la danse, etc. C’est agréable de parler avec lui, il a l’air sincère dans sa façon d’être. Contrairement aux habitants de chez moi, qui font semblant d’être intéressés par ce que tu dis en arborant de faux sourires et en haussant la tête de haut en bas à chaque fin de phrase. Ils veulent sauver leurs apparences, passer pour des bonnes personnes, chics et distinguées. Des bons habitants impliqués dans de nombreuses relations, de nombreuses activités. Des gens parfaits pour qui tout réussit.

Soudain, un gros bruit se fait entendre à l’extérieur. On sursaute.

— Ah, ça doit être Seoyun… C’est elle qui doit nous trouver. Elle s’entête à jouer ce rôle car elle perd tout le temps.
— C’est qui ? murmuré-je, complètement perdue avec autant de nouvelles personnes.
— Oh oui, pardon. C’est celle qui vient du Cercle Bleu. T’as certainement dû voir sa chevalière.

Des gens crient à l’extérieur. Ce n’est pas cette Seoyun dont on vient de parler. C’est sûr et certain.

— Montrez-vous ! s’égosille un homme dans une des rues qui entourent la maison dans laquelle on se cache.
— Ce sont les gardiens… chuchoté-je.
— Ça doit être ceux du poste de garde de Gippeum. C’est le Village plus proche et il appartient au Cercle Jaune. Ça doit être le moment de faire des rondes. J’espère qu’ils ne nous ont pas entendu.
— Ça ne m’étonnerait pas que si… ris-je en faisant référence au volume sonore de leur musique et de leurs cris.
— Tais-toi ! T’as bien crié aussi je te rappelle ! rouspète-t-il à voix basse.

Il me tape l’épaule avec un grand sourire. Il ne l’a pas mal pris. C’est dur d’établir les limites quand on apprend à connaître de nouvelles personnes.

— Plus sérieusement, pourquoi ils viendraient ici ? Particulièrement depuis cette région ?
— Déjà, Gippeum est le Village le plus proche de là où on est, y’a que une heure de marche. Et on m’a appris qu’ils avaient été assignés à la surveillance de ces lieux. Va savoir pourquoi. C’est le Cercle Jaune, je ne m’étonne plus.
— Ok, ok. Euh, si ça te dérange pas, on va changer de planque. J’en connais une beaucoup mieux et vachement moins facile à trouver. Non parce que là, en cinq minutes... S’ils viennent dans la chambre… On n’avait pas d’autres solutions tout à l’heure. Et j’ai pas envie de finir cette partie au poste à tes côtés, lui proposé-je, toujours à voix basse. Surtout pas à Noran…
— C’est quoi ton problème avec le Cercle Jaune ? C’est à cause de mon pote ?
— Non. C’est juste qu’ils ont pas une bonne réputation chez moi. Bon, on y va ?

Il accepte malgré quelques ronchonnements. On sort discrètement du placard et j’identifie que le danger est parti dans une rue adjacente. Ça nous laisse tout juste le temps d’aller à l’opposé et de se faufiler dans l’hôpital abandonné. Il y a quelques semaines, j’ai découvert un tout petit bunker accessible seulement par le biais d’un passage super compliqué. Ce Village regorge de secrets tous plus étonnants les uns que les autres.

— Allez ! Explique-moi ! entends-je Yesul parler derrière moi.
— En gros, faut d’abord aller dans une certaine pièce puis activer un truc dans le bureau, escalader un autre truc et après c’est bon.
— Super précis ! J’adore ! Merci beaucoup Loan ! Mais comment t’as trouvé ça ? Tu t’ennuies tant que ça ici ?
— Ouais. Ça m’occupe bien d’explorer tout de fond en comble et d’en apprendre plus sur ce Village. Je trouve ça dommage qu’il ait été laissé complètement à l’abandon. Je me demande comment il était avant la Guerre Yeoleo. J’aurais bien aimé y vivre je pense.

La nuit est tombée. Ça va nous faciliter la tâche, on sera beaucoup moins visibles. Cependant, Yesul ralentit.

— Ça va ?
— Non ! J’ai mal au tibia à cause de toi.

Je bougonne et passe son bras autour de mes épaules pour qu’il s’appuie sur moi. Ce n’est pas le moment de ralentir et encore moins de se faire choper.

Le vent se lève et me glace le dos. Ça nous encourage à nous dépêcher avant de crever de froid à la belle étoile. J’avais repéré de quoi nous couvrir dans certaines chambres. On va pouvoir s’installer confortablement et au chaud.

— Tu peux aller chercher deux couvertures et deux oreillers s’il te plaît ? demandé-je à mon coéquipier. C’est à côté.
— Mais… Ma jambe !
— C’est ta jambe ou ta vie. Choisis.

Il se dirige dans une autre pièce tandis que je vais activer le bouton situé sous le bureau. La grille de la bouche d’aération s’entrouvre. Je libère complètement le passage en coinçant les barreaux dans le loquet prévu à cet effet et démonte la partie inférieure en métal. L’ingénieur qui a construit ça est un pur génie, c’est le cas de le dire.

Yesul revient avec deux gros plaids. Il n’a pas dû trouver d’oreillers. Je les prends et les jette de l’autre côté du mur puis l’aide à grimper. Je passe à mon tour, en prenant le soin de tout replacer derrière moi comme si on n’était jamais venus ici. On marche quelques minutes avant d’arriver devant une porte en bois.

— C’est là, annoncé-je.
— Pourquoi tu me montres cette planque ? Tu n’as pas peur de moi ?
— J’y vais jamais. Ça m’impacte pas tant que ça.
— Dis plutôt que mon charisme exceptionnel te donne confiance en moi !
— Ta gueule.

On s’installe dans cet endroit vide et on sort des sandwichs de nos sacs à dos. Tout ce remue-ménage m’a ouvert l’estomac.

— Bon appétit ! se souhaite-t-on en chœur.

Pendant que je tape mon meilleur croc dans le pain ramolli par la chaleur de cette après-midi, Yesul s’empare de son téléphone et écrit quelques mots avant de le reposer.

— Ils sont tous en sécurité. On se tient au courant quand les gardiens seront partis. Et c’est bien ceux de Gippeum. Ils ont vu leur uniforme.

En attendant, il faut qu’on s’occupe. Je n’ai pas envie de mourir d’ennui ici, même si la patrouille risque d’avoir fait le tour du Village très rapidement. Je pense que ça leur prendra une bonne heure, pas plus. Je me demande où se sont cachés ses potes. Probablement dans un grenier, une cave ou carrément dans le cirque qui est à une cinquantaine de mètres vers l’Ouest. Je croise les doigts pour qu’il ne leur arrive rien.

— T’as quel âge en fait ? lance-t-il la conversation.
— Pourquoi tu veux savoir ?
— Pour apprendre à te connaître. On est enfermés ici pendant je ne sais combien de temps. J’ai pas envie d’être avec une inconnue qui sort de nulle part et qui, par-dessus tout, veut foutre la tête de Min-Jun dans le pot de fleurs situé à l’entrée de la maisonnette de tout à l’heure.
— Min-Jun… Je présume que c’est le mec du Cercle Jaune du coup ? Désolée, je suis vraiment paumée.
— Oui. Yesul, c’est moi, membre du Cercle Violet. T’as aussi vu Seoyun, celle à la chevalière. De toute façon, tu vas tous nous reconnaître à force.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— J’ai envie qu’on devienne pote. T’as l’air cool.

Il ne passe pas par quatre chemin. Il est honnête, je ne peux pas lui reprocher cela.

En revanche, mes capacités cognitives buguent et s’arrêtent.

Est-ce que j’ai bien entendu ?

Je n’arrive pas à y croire et à intégrer l’information. Jusque-là, personne ne m’avait jamais donné autant d’estimation et d’importance. À Pyeonghwa, je tangue entre le « je m’en fous, je t’ignore » et les regards désobligeants de la population qui me jugent et finissent par me mettre à l’écart. Je ne suis pas celle que la société attend que je sois. Je ne corresponds pas à leurs critères. Je ne suis pas élégante, ni distinguée et je ne fais plus d’études. De leur point de vue, j’ai complètement foiré ma vie et je suis prête à aller au trou.

Une larme coule. Yesul me tend un mouchoir qu’il vient de sortir de la poche avant de son sac.

— Désolé si j’ai dit un truc qu’il fallait pas. On parle d’autre chose ? Tu veux parler du pot de fleurs ?
— Tu vas pas arrêter de m’embêter avec ça hein ? réussis-je à m’exprimer malgré les sanglots.
— Je continuerai tant que ça te fait sourire.

Je ne pensais pas qu’il était aussi attentionné. Ça fait du bien. Je ne me suis jamais sentie aussi écoutée et comprise. Et surtout, non jugée par l’autre pour ce que je suis et ce que je ressens.

— T’aimes faire quoi dans la vie ? démarre-t-il une nouvelle conversation.
— Écouter de la musique, manger, danser, prendre des photos, me balader la nuit, tout ça tout ça. Mais on en a déjà parlé avant. Et toi ?
— À peu près les mêmes choses. C’est fou ça ! On dirait qu’on est fait pour s’entendre !
— Prends pas trop la grosse tête s’il te plaît. Tu vas pomper tout l’oxygène. Ça serait con qu’on meure comme ça tu trouves pas ? En plus, la pièce est pas si grande que ça…

Il me tapote l’épaule.

— T’as un sacré humour toi ! J’aime bien !
— Ta jambe va mieux ?
— Oh, c’est gentil de t’inquiéter pour moi ! Je suis flatté ! Mais oui, ça va mieux. J’avais juste besoin de la reposer un peu.

On continue à chercher la meilleure manière de se divertir pour faire passer le temps plus vite. Il me fait écouter de la musique de chez lui, très différente de celle à laquelle on a accès dans notre région. Plus variée et dynamique. On se montre aussi mutuellement quelques photos de chez nous, de notre maison, des paysages, de nos amis – enfin, de ses amis. Moi, j’ai toujours été seule. La vie a l’air cool chez lui, plus détendue, moins prise de tête. On a l’air d’être plus libre là-bas. Je me demande comment ça se serait passé si j’étais née dans cette société qui, vraisemblablement, me ressemble davantage.

J’y aurais peut-être trouvé le bonheur…

• ❆ •

— Seoyun vient d’envoyer un message sur le groupe. C’est bon, on peut sortir.

On remballe toutes nos affaires et on fait le chemin inverse. Une fois sortis de l’hôpital, on s’arrête quelques instants pour admirer le magnifique ciel étoilé qui se dresse au-dessus de nos têtes.

— C’est beau. Tu sais qu’il y a un endroit extraordinaire pour observer ça à Bora ?
— C’est vrai ?
— Oui, il faudra qu’on y aille un jour !

On ?

On continue notre chemin dans la joie et la bonne humeur, dans les blagues et les rires. On se moque des gardes qui n’ont pas réussi à nous trouver alors qu’on est neuf cons à jouer à cache-cache avec eux dans un Village minuscule.

— Ils sont vraiment incompétents, ricane Yesul.
— Ah vous voilà ! s’exclame l’un de ses potes quand on arrive à leur hauteur.

Mon nouvel ami – apparemment – part rejoindre ses amis tandis que Seoyun – si je me rappelle bien – s’avance vers moi, un sourire au coin des lèvres.

— On se rejoint ici tous les samedis si tu veux, me chuchote-t-elle dans l’oreille. On t’accueillera avec plaisir, surtout Yesul.

Heureusement qu’il fait nuit et qu’on est éclairé par la faible lueur de la lune car je crois que je rougis de gêne.

— Vous pouvez arrêter de me faire chier ? Je veux juste du repos ! râlé-je.

Contente d’elle, elle me fait signe de la suivre pour aller retrouver les autres. Il commence à se faire tard et je devrais peut-être rentrer plus tôt que d’habitude. Je ne veux pas éveiller les soupçons. Si les dirigeants de Geomeun apprennent que j’étais à Chu ce soir et que c’était nous que la patrouille recherchait, je suis grillée à vie.

— Au revoir, je vais y aller sinon ça va pas bien se passer pour moi, leur annoncé-je en mettant la deuxième bretelle de mon sac à dos.
— Je t’accompagne, lance une autre personne dans mon dos.

Je me retourne. Mes yeux parcourent ses longs cheveux blonds attachés en queue de cheval, le grain de beauté situé sous son œil droit puis s’arrêtent sur sa main droite. Je ne l’avais même pas remarqué : il a une fleur de chrysanthème qui y est tatouée.

— Tu viens de quel Village ? lui demandé-je, intriguée de ne jamais l’avoir croisé.
— Pyeonghwa.
— Comme moi.
— Comme toi.

Je suis plutôt contente. Ça va être plus pratique pour nous de rentrer, moins stressant. Je préfère être avec quelqu’un s’il m’arrive un truc, même si je le connais depuis vingt secondes. C’est plus rassurant. On dit au revoir à tout le monde et Yesul prend bien le soin de me rappeler de ne pas oublier ce pauvre pot de fleurs car « il n’a rien demandé ».

— J’y crois pas, t’es en train d’insulter ton pote là non ?
— Non ! Pas du tout !

Il se prend un coup de coude avant de plier bagages et de partir à Bora. Ces gars ont décidément énormément d’humour. De vrais enfants.

• ❆ •

— Au fait, moi c’est Saja. J’ai oublié de me présenter, rit-il pendant qu’on traverse la forêt qui nous sépare de Geomeun.
— Et moi Loan, enchantée !

Ce moment est apaisant avec la brise qui nous rafraîchit et le chant des hiboux qui viennent de se réveiller.

— Comment ça se fait qu’on ne se soit jamais croisé ? demandé-je.
— T’as quel âge ?
— C’est quoi votre manie avec ça ?
— Oh du calme ! Je te demande ça car si on a une grande différence d’âge, il a beaucoup plus de chances qu’on ne se soit jamais vu. J’ai vingt-trois ans.
— J’en ai deux de moins que toi.

Il existe deux universités à Pyeonghwa. Je présume donc qu’il prend ses cours dans l’autre.

— Tu étudies quoi ? poursuivis-je.
— Décoration d’intérieur.

C’est bizarre, nos deux filières sont enseignées dans le même établissement. Mais puisque je ne sors presque jamais et que j’allais à la fac uniquement pour assister à mes cours, c’est plutôt logique. Les timings ne devaient juste pas être les bons.

— Putain ! grogne Saja tout bas. Je crois qu’il y a des gardiens pas loin. Je viens d’entendre du bruit et de voir des lumières. J’ai pas envie de mourir ici !

On se dépêche de sortir du bois. On court à travers la plaine, les hautes herbes fouettant nos mollets. On doit rejoindre le Village le plus vite possible pour éviter de se faire prendre et de devenir suspect. Ça serait con qu’on soit sous surveillance à partir de maintenant. Comment ferais-je pour retourner à Chu tous les samedis ?

— Tu habites vers où ? me renseigné-je.
— Porte Sud et toi ?
— Ouest.
— Tu veux qu’on se retrouve tous les samedis pour partir ensemble ?
— Je me demandais surtout si on pouvait se voir le reste de la semaine ?
— Tu te sens seule c’est ça ?

Oui.

— Non, mais ça fait du bien de voir une tête que je connais et qui n’appartient pas à ma famille. Ça change un peu, mentis-je pour ne pas trop me dévoiler.

Il accepte. Heureusement pour moi. Pour une fois que je vais pouvoir entrer en contact avec quelqu’un qui ne me regarde pas comme si j’étais un extraterrestre venu d’une autre planète. Je commençais à perdre confiance en les autres.

Soudain, je reçois un appel de mes parents. Ce n’est pas le moment mais je suis obligée de répondre sinon je vais me faire incendier.

— Tu es où ? m’interrogent-ils.
— Partie me balader dans le Village, comme d’habitude. Vous savez que j’aime le voir éclairé par les lampadaires.
— Tu as entendu l’alerte pas vrai ? Pourquoi tu n’es pas rentrée ?
— Bah j’étais pas concernée. L’alerte parlait de Chu, dis-je malencontreusement, croisant les doigts pour que j’ai visé juste.
— Ils vont instaurer un couvre-feu.
— Je sais. Mais ils ne l’ont pas encore fait. Je préfère profiter de mes dernières heures de liberté.

Je coupe court à la conversation et raccroche. On a déjà eu plusieurs cas d’alertes auparavant qui nous rappelaient de ne pas mettre les pieds à Chu car le Village avait été classé comme « dangereux » malgré son titre de « Village Mémoire ». On nous racontait un tas d’histoires : qu’on allait y mourir si on y mettait les pieds à cause d’un air apparemment toxique, que des fantômes hantaient les lieux à la recherche de corps à voler, et plein d’autres légendes incohérentes. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle j’ai décidé d’y aller la première fois. Je voulais tout constater de mes propres yeux. Seulement, j’ai juste découvert que tout ce que les dirigeants de Geomeun, la famille Park, avaient voulu nous faire croire n’était que des mensonges montés de toutes pièces. Parce que c’est seulement un Village détruit, rappelant le désastre qu’il s’y est passé il y a trente ans.

Je me demande ce qu’ils cachent d’autre.

— Bon, j’ai un plan. Je connais une petite cabane abandonnée dans la forêt. On va s’y planquer pour cette nuit et on repartira demain. Ça te va ? Je pense que la ville va être bien surveillée cette nuit. Si l’alarme a retenti, c’est que ça craint, réfléchit Saja.

Je le suis à travers les arbres pendant une bonne dizaine de minutes. On arrive à bon port sans s’être fait cramer par les autorités. On s’installe confortablement, l’estomac vide. Je fouille dans les placards et ne trouve qu’une vieille boîte de conserve d’haricots rouges périmée depuis cinq ans. Appétissant.

— Courage, on pourra bien manger en rentrant ! me rassure mon colocataire.

Je m’assois dans un coin et attends patiemment qu’on puisse repartir. Saja me confie qu’on devra dormir ici car ce sera trop suspect de rentrer en plein milieu de la nuit, notamment suite à une alarme.

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