Cela fait 300 ans que je suis née dans ce monde peuplé de créatures qui s'approprient et détruisent tout sur leur passage. Les anciens les ont vues naître, ces êtres fragiles, sans défense, qui vivaient en harmonie avec la nature, avec nous et les autres espèces. Puis ils se sont reproduits, ont appris à se servir d'objets et, petit à petit, ils ont appris à se protéger. Ils sont devenus avides et cruels envers toute créature différente d'eux. Voilà pourquoi nous avons décidé de nous cacher, de vivre loin d'eux. Contrairement aux licornes, aux nains et autres, nous vivions loin de leur habitat naturel, mais cela ne suffit plus ; ils commencent à envahir et à détruire les mers et les océans, nous obligeant à nous enfoncer de plus en plus loin des côtes, allant dans les profondeurs où il fait sombre et froid. Nous remontons vers la surface que pour nous réchauffer ; vivre devient de plus en plus dur.
Au moins, ils ont oublié notre existence ; nous ne sommes plus que des légendes à leurs yeux.
Les anciens ont dû nous séparer en 10 clans d’à peine 1 centaine d'individus avec 3-4 reproductrices afin de survivre et de passer inaperçus.
Nos 5 mâles reproducteurs, ne supportant plus le manque de femelles et la longue période non reproductive de celles-ci, ont décidé d’abandonner leurs nageoires, leurs proches et leur vie en mer pour aller sur la terre afin de frayer avec les femelles de ces vils créatures.
En 300 ans de vie, j’ai pu constater moi-même l’ampleur des dégâts causés par ces animaux. Nous ne sommes plus qu'une petite cinquantaine dans notre clan ; le manque de nourriture et la crainte de remonter à la surface pour nous réchauffer nous déciment petit à petit.
Peu de nos anciens sont encore en vie ; j’aime les écouter nous raconter leur vie d’avant, tous ces moments qu'ils ont passés dans un paradis maintenant perdu. J'ai entraperçu ce paradis lors de mes premières remontées à la surface. J'étais trop petite pour m'occuper des récifs, alors je nageais et jouais avec les poissons, essayant de les trouver quand ils se cachaient dans les coraux et de les attraper. J’allais me rouler dans le sable des plages quand ma mère ne me regardait pas et, bien sûr, je me faisais gronder car c'était interdit. Je me faisais aussi gronder quand je voulais faire la course avec des gros poissons de bois qui flottaient sur l'eau.
Ces instants étaient fugaces car trop dangereux selon eux. Je les envie ; moi, j'adorais être à la surface, eux y vivaient.
Depuis ce jour où mon corps s'est mis à changer pour la première fois, cet instant où une envie irrépressible et incontrôlable m'a poussée à me rendre sur les rivages pour frayer malgré les risques inconsidérés que cela entraîne, j'ai compris que j'étais une reproductrice, comme ma mère.
Une chance ? Non, depuis que les tritons ont quitté les océans, c'est devenu une malédiction. Depuis ce jour que je hais tant, tout a changé pour moi.
Lors de ma première fois, en retournant près de mon clan, je me suis retrouvée prise au piège dans un filet. Je me suis débattue, mordant et tirant sur les cordes qui s’emmêlaient de plus en plus autour de moi. J'ai appelé à l'aide ; j'étais terrorisée. Heureusement, un clan pas loin m'a entendue et m’a aidée à me libérer.
Depuis, je redoute tant ce moment qui reviendra.
Grrr fff ! Un frisson me parcourt du bas de ma queue jusqu'à ma nuque, redressant ma nageoire dorsale. Est-ce les effets de ce souvenir ou de mon corps qui se refroidit ? Depuis combien de temps ne suis-je pas retournée réellement à la surface et à profiter du soleil ? C'est vrai que ces derniers temps, je remonte un peu, mais sans m'approcher de la surface. Mes écailles gris argenté, d'habitude si belles, si miroitantes, deviennent ternes, on ne peut plus si les admirer, même la bioluminescence des poissons ne s'y reflète plus. À cette profondeur, le noir est total. Je vais dormir, demain j'irai me réchauffer.