Des ombres dansaient sur les murs de la geôle, allongées et distordues par les lueurs des torches accrochées de l’autre côté des barreaux. Une odeur d’humidité et de moisissure enveloppait Nyla, mais elle n’était pas aussi suffocante que le silence qui régnait ici.
Assise à même le sol, les genoux ramenés contre sa poitrine, elle triturait nerveusement le tissu rêche de ses vêtements. Une sensation lointaine lui serrait la gorge : celle de la peur qu’elle se targuait tant d’avoir oubliée.
Bien sûr, sa capture était inévitable.
En dépensant les écus qu’elle avait volés de manière si peu discrète, elle s’était jetée délibérément dans la gueule du loup. Mais après avoir échappé aux gardes, entre les murs froids de sa cachette miteuse, elle n’avait cessé de penser à cette femme, à son regard, à son sourire.
— Et si je m’étais trompée, murmura-t-elle. Et si j’avais tout imaginé ?
Un frisson la parcourut. Elle pressa son front contre ses genoux, ravalant avec peine l’angoisse qui montait en elle. Dans son esprit, l’instant se rejouait inlassablement. La lueur qui brillait dans les yeux de la dame, son expression amusée. C’était un défi, une provocation. Nyla avait voulu y répondre, portée par la stupide conviction que leur rencontre n’était pas un hasard.
Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Comment avait-elle pu imaginer qu’elle pourrait s’intéresser à une gamine comme elle ?
Il arrivait que certains nobles, par charité ou par caprice, décident de prendre à leur service les enfants qui les avaient volés. Mais Nyla n’avait jamais désiré un tel sort. Elle aspirait à la liberté, non à la servitude. Depuis quand comptait-elle sur la pitié de qui que ce soit ?
Les doigts crispés sur sa robe, elle étouffa une plainte contre le tissu.
On ne pouvait pas leur faire confiance !
Sa mère avait commis cette erreur. Elle avait accepté de devenir un sceau vivant, de rentrer au service d’un noble riche et puissant. Au début, ça leur avait apporté un semblant de sécurité, une vie un peu plus confortable. Mais ce lien, fondé sur la magie, avait un prix. Et quand sa mère avait cessé de remplir son rôle, quand elle n'avait plus été capable de répondre aux exigences du sceau… Il s’était rompu et elle en était morte.
Non, les nobles ne s'intéressaient à eux qu’afin de satisfaire leurs propres désirs, avant de les broyer. Le sourire de cette femme, ce n’était que de la moquerie. Elle l’avait vue, frêle et pitoyable, et n’avait sans doute éprouvé que du mépris.
Maintenant, elle allait devoir payer pour sa stupidité.
Ils allaient la battre pour la punir.
Nyla se redressa, appuya à nouveau son dos contre la paroi humide. Elle ferma les yeux pour tenter de calmer son cœur.
Elle n’avait pas peur. Elle n’avait pas peur. Elle n’avait pas peur.
Ces coups de bâtons, elle pourrait les supporter. Ce ne serait pas pire que ce qu’elle vivait tous les jours, n’est-ce pas ?
Pourtant, un nœud lui tordit le ventre quand des pas résonnèrent dans le couloir. Ils étaient secs et sonores. À chaque claquement de bottes, Nyla avait l’impression de sentir la baguette de bois s’abattre sur son dos et lui brûler la peau.
Elle se répéta, une fois de plus, qu’elle n’avait pas peur. Mais ses poings, serrés, crispés jusqu’à lui faire mal, trahissaient son mensonge.
Les pas s’arrêtèrent brusquement devant sa cellule. Un cliquetis métallique, suivi du grincement sinistre de la porte qui s’ouvrait lentement. Nyla se leva à la hâte, le corps raide et parcouru de tremblements. La lumière des torches se déversa dans la geôle. Une ombre immense s’étira sur le sol : celle de l'homme posté dans l’embrasure.
— Tu as de la chance, gamine, lança-t-il. Madame de Nyr demande à te voir.
Nyla resta figée. Elle n’était pas certaine de comprendre la signification de ces mots.
— Allez, bouge-toi ! gronda le garde. À moins que tu ne préfères les coups de bâton ?
La menace lui arracha un sursaut qui la tira complètement de sa torpeur. Elle secoua la tête et s’empressa de rejoindre son geôlier sur des jambes flageolantes. Sans rien dire de plus, l’homme la saisit par le bras et l’entraîna hors de la cellule.
Les pensées de Nyla étaient en effervescence.
Cette femme s’appelait Madame de Nyr… Est-ce qu’elle avait l'intention de la punir elle-même ? Ou alors, elle ne s’était pas trompée, elle n’avait pas imaginé cette promesse dans son regard ? Non. La fillette écarta immédiatement cette idée. Elle ne devait rien attendre, rien espérer. Elle ne pouvait compter que sur elle-même. Elle avait fait une erreur aujourd’hui. Elle avait été téméraire, irréfléchie, mais elle pouvait encore se sortir de cette situation. Dès que l’occasion se présenterait, elle prendrait la fuite.
Elle vit à peine défiler les couloirs sombres, focalisée sur la moindre faille, la plus petite ouverture qui lui permettrait de s’esquiver et de filer entre les jambes du garde.
Quand ils émergèrent à l’extérieur, la rue était presque plongée dans la nuit. Une voiture noire, harnachée de deux chevaux, était arrêtée devant la prison. Les mêmes armoiries que celles brodées sur le réticule brillaient sur les portières… Nyla essaya de se libérer de la poigne du garde, mais il la retenait fermement. Il la poussa sans ménagement à l’intérieur du véhicule.
Un valet en livrée, au visage sévère et à la posture rigide, était installé dans l’habitable. Il la lorgna avec une grimace de dégoût. Nyla se tassa tout au fond du siège. Elle se sentait comme une éclaboussure de boue sur de la soie. Trop sale, trop repoussante pour oser respirer dans ce décor de bois, de velours et de cuir.
Le claquement sec et brutal de la portière la fit tressaillir. Les roues se mirent en mouvement et le paysage nocturne, indistinct, commença à défiler de plus en plus rapidement derrière les fenêtres. L’odeur entêtante des boiseries cirées lui donnait mal au crâne.
Sur la banquette d’en face, le valet ne bougeait pas. Ses yeux noirs et plissés étaient rivés sur elle. Malgré la boule qui lui serrait le ventre, malgré son cœur qui battait fort, vite, comme s’il était prêt à fuir à toutes jambes, Nyla se força à garder le menton relevé. Pas question de lui laisser voir à quel point elle était intimidée.
Soudain, la voiture prit un virage brusque, la projetant de l’autre côté de la banquette. À travers les vitres, Nyla aperçut alors les contours d’un manoir sombre. Il grandissait de seconde en seconde. Elle fut bientôt suffisamment proche pour discerner ses fenêtres obscures et closes comme une multitude d’yeux sans vie. L'attelage s’engouffra dans une large allée entourée par des jardins flétris et décharnés. Elle s’arrêta devant une paire de portes au bois noirci par les années.
Le valet descendit le premier.
Le souffle erratique, Nyla se plaqua contre le dossier du siège. Peut-être que si elle priait assez fort, la voiture ferait demi-tour. Alors, elle retournerait se recroqueviller dans les courants d’air de sa petite cachette. Elle cesserait de nourrir ces rêves insensés de grandeur et de liberté. Mais les chevaux restaient figés. Et le regard ombrageux, acéré, du valet la dissuada de s’attarder plus longtemps.
Elle n’avait plus le choix. Maintenant, elle devait affronter les conséquences de son audace.