Je fixe mon verre de vin. La couleur rouge sang tourbillonne doucement dans le cristal. Les brouhahas et les rires résonnent encore autour de moi, mêlés à des effluves d'alcool et de tabac qui saturent l'air. Cela fait plus de dix minutes que je suis assise sur ce tabouret, et je sens toujours son regard. Il est là, derrière moi. Il ne m'a pas quittée une seule seconde.
Mon Dieu, c'est quoi son problème ? Pourquoi me fixe-t-il comme ça ?
Tellement absorbée dans mes pensées, je ne remarque même pas la personne qui vient de s'installer à côté de moi. Jusqu'à ce qu'une voix me tire brusquement de mes rêveries.
— Vous avez l'air soucieuse, mademoiselle, dit-il d'un ton charmant... mais avec une pointe de sournoiserie.
Je tourne la tête. C'est lui. L'homme au regard insistant. Il me scrute comme s'il pouvait lire en moi.
De près, je le distingue mieux : une mâchoire nette, un sourire presque trop parfait, des yeux marron traversés de reflets rouges sous les lumières de la salle. Ses cheveux sont plaqués en arrière, à l'exception de quelques mèches rebelles. Une odeur de cologne boisée et profonde m'envahit aussitôt les narines.
Je le détaille de haut en bas, méfiante. Il rit doucement.
— Ne vous inquiétez pas, je ne mords pas ! dit-il en s'approchant un peu. À moins que vous ne me le demandiez, bien sûr... ajoute-t-il, d'une voix veloutée.
Un frisson me parcourt malgré moi. Je redresse le dos, tentant de reprendre contenance. Mon regard glisse sur lui : un corps mince, élégant, des muscles discrets sous son costume bordeaux. Sa main repose sur le comptoir, ses longs doigts tapotant lentement le bois, près d'un verre de champagne à moitié plein. Une montre argentée brille à son poignet. Je remonte jusqu'à ses yeux. Il me fixe toujours, son sourire moqueur et enjôleur toujours accroché aux lèvres.
Je prends une inspiration et brise le silence :
— Jason Brown, c'est ça ? L'animateur radio le plus populaire de toutes les ondes.
Son sourire s'élargit.
— Ah ! Je suis flatté qu'une si charmante dame connaisse mon nom.
— Kate Waston.
Il ne perd pas son sourire. Doucement, il prend ma main et y dépose un baiser sans me quitter des yeux.
— Ravi de vous rencontrer, Kate Waston, dit-il d'un ton mielleux.
Je retire ma main et l'essuie discrètement sur ma robe. Il ricane.
— Ma chère n'aime pas être touchée ? taquine-t-il.
— Ça dépend... Mais venant d'un inconnu, je préfère éviter.
— Une demoiselle prudente, je vois...
Nos regards restent accrochés. Il me dévore des yeux. Je détourne enfin le regard, attrape mon verre et le porte à mes lèvres. Une trace de rouge à lèvres reste imprimée sur le bord du verre. Je sens toujours son regard sur moi, brûlant, insistant. Ce type est troublant.
Il me met mal à l'aise... et en même temps, je n'arrive pas à détourner les yeux bien longtemps.
Je le fixe à nouveau.
— Vous n'avez pas d'autres femmes à séduire ce soir ?
Il rit, doucement.
— Ma compagnie vous dérange, Waston ? Pourtant, moi... j'apprécie beaucoup la vôtre.
Mon nom de famille glisse entre ses lèvres, sensuel. Il le murmure, comme une caresse.
Et un nouveau frisson me traverse.
Je soupire, un peu agacée.
— Vous n'avez pas autre chose à faire, Jason Brown ? je demande en le fixant du regard.
— Seulement vous embêter, répond-il en attrapant son verre de champagne à moitié rempli.
Il le porte à ses lèvres et boit une gorgée, ses yeux toujours braqués sur moi.
— Pourquoi ne pas faire connaissance, au lieu d'essayer de me fuir ? Peut-être que ça vous changerait les idées...
Il marque un point. Peut-être qu'échanger avec lui m'aiderait à penser à autre chose. Oublier, ne serait-ce qu'un instant, tous ces meurtres que je n'arrive pas à me sortir de la tête. Peut-être aussi... m'amuser un peu. Après tout, cela fait longtemps que je n'ai pas décompressé. Trop de travail, trop de sang, trop de cadavres. J'expire longuement.
— D'accord, pourquoi pas. Ça me fera du bien de penser à autre chose.
Son sourire s'élargit, comme s'il venait de gagner une partie dont je ne connaissais pas les règles.
— Parfait !
Il me regarde longuement avant de prendre la parole.
— Par où commencer... Quel âge avez-vous ?
— Vingt-cinq ans. Et vous ?
Il sourit, amusé.
— Un an de plus que vous, ma chère.
Je le regarde, légèrement étonnée.
— Vous avez vingt-six ans ?
Il rit de bon cœur.
— Quoi ? Vous pensiez que j'avais quel âge ?
Je l'observe de haut en bas. Il avait un visage presque parfait, une mâchoire bien dessinée, pas de barbe, juste une cicatrice sous l'œil gauche. Se bat-il ? J'aurais plutôt dit... vingt-trois ans.
— Eh bien... j'aurais dit que vous aviez la trentaine, mentis-je juste pour l'embêter.
Il éclate de rire.
— Oh vraiment ? La trentaine quand même ? Je vous pensais plus... observatrice.
Il porte doucement son verre à ses lèvres et en prend une gorgée, toujours en me fixant.
— Je le suis, dis-je simplement.
— Prouvez-le-moi, réplique-t-il d'un ton moqueur, en posant son verre sur le bar. Il croise les bras sur son torse, puis relève doucement le menton, comme s'il me lançait un défi. Cet homme est frustrant.
Je le fixe. Je l'analyse. Son costume est impeccable, une rose rouge épinglée à sa boutonnière, son sourire toujours aussi charmant et irritant. Sa montre brille à son poignet gauche. Tout semble parfait... trop parfait. L'animateur de radio lisse et bien sous tout les angles.
Puis mon regard glisse vers ses chaussures. Des souliers noirs, visiblement bien entretenus, mais un détail attire mon attention : un peu de boue, encore fraîche, colle aux semelles. Mon regard remonte vers ses yeux.
— Vous êtes sorti récemment, Jason Brown ? Il y a encore de la boue fraîche sur vos chaussures...
Je m'attarde sur la cicatrice sous son œil gauche. Elle ne semble pas très ancienne.
— Vous vous battez ? Cette cicatrice... un couteau, peut-être ? Ou du verre ?
Son sourire vacille une seconde. Je l'ai touché. Mais très vite, il se ressaisit et rit.
— Quelle petite observatrice j'ai devant moi. Vous m'épatez, ma chère Kate.
Il saisit une bouteille de vin rouge posée à côté de mon verre, et me ressert avec un sourire en coin.
— Je devrais peut-être vous faire boire avant que vous ne tentiez de percer tous mes secrets.
Je ris doucement.
— Me faire boire ? Pourquoi ? Auriez-vous quelque chose à cacher, Brown ?
Il repose la bouteille avec lenteur, puis me regarde, ses yeux plongeant dans les miens.
— Nous avons tous des secrets... Du plus simple au plus sombre, murmure-t-il.
Je saisis mon verre et prends une gorgée du vin rouge. Le goût se répand doucement sur mes papilles : un mélange légèrement acidulé, avec une subtile note sucrée en arrière-bouche. Mon regard glisse vers lui. Il ne m'a pas quittée des yeux une seule seconde. Il suit mes moindres gestes avec une intensité presque déroutante.
— Est-ce que je vous ai dit que vous êtes ravissante, ce soir... ? murmure-t-il d'une voix basse, suave, presque sensuelle.
Je sens mes joues s'échauffer. Est-ce l'alcool qui commence à me monter à la tête ? Ou bien est-ce lui, avec ce regard insistant, ce ton envoûtant, cette manière de me regarder comme si j'étais la seule personne dans cette pièce ? Peut-être les deux...
Son genou vient effleurer ma jambe. Un frisson me parcourt la colonne vertébrale. Nos regards restent accrochés, comme s'il n'y avait plus que lui et moi dans cette pièce. Dans ses yeux, un soupçon de désir, à peine dissimulé. Tout autour de nous semble ralentir : les bavardages deviennent un murmure lointain, les rires s'éteignent, les tintements de verre ne sont plus que des échos sourds.
Je ne saurais dire depuis combien de temps nous sommes ainsi, à nous dévorer du regard. Deux heures, à peine ? C'est ridicule... et pourtant je n'arrive pas à détourner les yeux. Il est envoûtant. Hypnotique. Peut-être est-ce l'alcool qui me monte à la tête... ou peut-être est-ce simplement lui.
Je sens son souffle chaud se rapprocher de mon visage. Il approche lentement, penche la tête vers mon oreille, et murmure, d'une voix basse et mielleuse :
— N'avez-vous pas envie... d'aller vous amuser, mademoiselle Kate ?
Un petit halètement m'échappe. Je sens son souffle chaud contre ma joue. Que suis-je censée faire... dire oui, comme une idiote ivre ? Ou dire non, et continuer à faire comme si rien ne me tentait ?
Et là, les mots de Mary me reviennent en tête. Coincée. C'est ce qu'elle disait de moi. Coincée, trop sérieuse, incapable de se lâcher. Peut-être que cette fois, je pourrais lui prouver le contraire... Après tout, une nuit ne fait de mal à personne, n'est-ce pas ? Un peu de désir, de luxure, loin des meurtres et de la folie du travail... Je prends une profonde inspiration.
— D'accord... dis-je dans un souffle tremblant.
Le sourire de Jason s'élargit aussitôt. Son regard s'assombrit, chargé de désir.
— Oh, ma chère... vous ne le regretterez pas, je vous le promets.
Il jette un œil autour de nous, puis se penche à mon oreille, me chuchotant d'un ton suave :
— Vous qui devez bien connaître ces lieux... n'auriez-vous pas une pièce rien que pour nous deux ?
Je plonge mon regard dans le sien. Je hoche lentement la tête, puis attrape sa main. Nous nous levons de nos tabourets, quittant le bar en nous frayant un chemin parmi les invités. Je fais attention à ne pas bousculer les gens ni écraser les pieds des femmes en talons hauts.
Nous marchons vite, presque pressés. Complices. On ne peut s'empêcher de rire doucement, emportés par l'absurdité délicieuse de cette situation.
Arrivés dans le hall, je reconnais l'endroit où mon frère m'avait laissée tout à l'heure, avant que je croise Jason. Maintenant, je tiens sa main, et je le guide dans les couloirs. En à peine deux heures, tant de choses peuvent changer...
Je monte les escaliers avec lui, toujours main dans la main. Son sourire est toujours là, séduisant, amusé, presque fier. Et moi... je souris aussi.
Arrivés à l'étage, j'ouvre la grande porte blanche, avançant dans le long couloir silencieux. Les murs en marbre clair reflètent la faible lumière du plafonnier, et les portraits de famille de Mary ornent les murs, figés dans leur éternel sérieux.
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Jason me suit de près, son regard balayant les lieux avec curiosité. Il garde ce même sourire... ce sourire qui, malgré moi, me fait frissonner.
Le couloir est sombre, presque intime. Au bout, ma chambre. Mon cœur bat un peu plus vite à chaque pas. Je ressens cette petite étincelle d'excitation, cette sensation de franchir un interdit... et j'adore ça.
Arrivée devant la porte, je l'ouvre doucement.
La pièce s'illumine d'une lueur tamisée, diffusée par une lampe posée sur la table de nuit. Le parquet grince légèrement sous nos pas. Les murs, blancs, sont sobres, presque cliniques, en contraste avec l'âme que j'y ai mise. Un lit double est collé contre la fenêtre. Non loin, mon bureau, recouvert d'une pile de dossiers, de feuilles éparpillées, de documents d'enquêtes et de rapports.
Au-dessus, un tableau de liège clouté de photos. Des scènes de crime. Des visages de suspects. Des corps figés dans la mort. Des noms, des dates, reliés par des fils rouges, comme une toile d'araignée... La mienne.
C'est un peu le bazar, je le sais. Des papiers même au sol, laissés là dans la précipitation. Mais à cet instant, je m'en moque. L'alcool pulse dans mes veines, le désir m'envahit, et mon esprit est ailleurs... bien loin de ces morts que j'analyse à longueur de journée.
Jason entre à son tour. Il observe sans juger, toujours avec ce sourire énigmatique, celui qui semble cacher mille pensées. Ce soir, je n'ai pas envie de les deviner.
Je me tourne face à Jason. Le silence s'installe, mais nos regards parlent pour nous. Nous nous dévorons des yeux, consumés par le désir et l'ivresse. Nos souffles se mêlent, lourds, pressés, presque brûlants.
Jason s'avance lentement vers moi, tel un prédateur sûr de sa proie. Un frisson glacé me parcourt la colonne vertébrale.
— Ma chère... cette nuit sera inoubliable, murmure-t-il.
Aucun de nous ne rompt le contact visuel. Il est là, tout près, son souffle chaud frôle ma peau. Ses yeux glissent sur mes lèvres avant de remonter à mes yeux.
— Je vous veux, Kate Waston.
À peine ses mots prononcés, il s'empare de mes lèvres dans un baiser à la fois passionné et sensuel. Je n'hésite pas une seconde à y répondre. Mes bras s'enroulent autour de son cou, tandis que ses mains viennent se poser sur mes hanches pour m'attirer contre lui, jusqu'à ce que nos corps se collent.
Le baiser est ardent, ivre, chargé de désir. Je goûte ses lèvres, un soupçon d'alcool s'y mêle, mais loin de me déranger, il m'enivre davantage.
Il me guide doucement jusqu'au lit, me poussant avec une douceur maîtrisée. Mon dos rencontre les draps, et dans la seconde, il est au-dessus de moi. Son regard plonge dans le mien, intense, dévorant. Nos respirations se font plus lourdes, plus rapides.
Sa main glisse lentement le long de ma cuisse, faisant remonter ma robe sans précipitation. Son souffle caresse ma joue, puis il murmure tout contre mon oreille :
— Vous ne pouvez pas imaginer combien de fois j'ai rêvé de faire cela avec vous... Kate Waston.
Je ne saisis pas totalement le sens de ses mots, brouillés par l'alcool et le désir... mais entendre mon nom soufflé de cette manière me fait frissonner.
Et puis il m'embrasse de nouveau, plus férocement cette fois, mais toujours avec cette passion qui nous consume.
Cette nuit sera inoubliable... même si je l'oublierais au matin.