Tout s’était mal passé, hein !?
Quelques minutes plus tôt
Assommé et ligoté, l’esprit d’Aki divaguait, noyé dans des souvenirs luttant pour refaire surface. Peu à peu, ils trouvèrent une voie et le transportèrent dans cette ville.
Une ville noyée sous un soleil brûlant et pourtant si froide. Limoneuse, mais emplie de ténèbres. Une ville à deux visages. Magnifique par son côté rustique, ses constructions en briques d’argile beige, ses toitures de tuiles rouges. Les docks du secteur 19-0, eux, brillaient tout autant, alimentés par des trafics en tous genres.
c’était l’endroit de la déportation. Celui où accostaient les navires destinés à anéantir maintes vies.
Séparer des amis, des frères, des amants…
Ceux jugés les moins dignes de cette ville, ou plutôt ceux qui ne rapportaient ni taxe ni impôt.
Comme bientôt Aki et sa famille. inutiles aux yeux du gouverneur et de ses conseillers.
Ils allaient tout perdre.
Bien loin des draps de soie et des déjeuners copieux des illustres chefs, recroquevillé sur lui-même, un homme grelottait.
Privé de la chaleur d’un foyer, privé de toute protection face aux intempéries, il grinçait des dents…
Privé de l’amour d’une famille aimante, face à sa propre solitude…
Sans même comprendre pourquoi, il pleurait.
À la fin d’une ruelle, derrière une auberge à moindre budget pour vieux retraités, un escalier de secours achevé par la rouille grinçait au moindre souffle de vent.
Les murs en briques cuites, noircis par le temps et le manque d’entretien, froids et moisis, revêtaient une mousse aussi épaisse qu’une fourrure d’hiver.
Les pavés jonchant le sol étaient crasseux, jonchés de détritus plastiques que personne ne daignait ramasser. Bosselés à certains endroits, creusés à d’autres, ils retenaient l’eau et rendaient l’endroit oppressant d’humidité.
Ce jeune homme, à peine adulte, n’avait rien.
Son regard, aussi vide que ténébreux, évoquait des saphirs ayant perdu leur éclat.
Dépourvu de tout, de sa mémoire jusqu’à sa propre identité, il n’avait rien.
Rien, à part sa longue et épaisse chevelure abyssale pour couvrir cette carcasse squelettique de rescapé du désert.
Tous les passants le fixaient, ses joues creuses et ses yeux hagards, avec un air rempli de pitié.
Mais aucun d’eux ne levait le moindre doigt pour le sortir de son enfer.
Ses journées étaient longues, ennuyeuses et terriblement solitaires.
Mais la pire des sensations était la famine.
Elle était si intense qu’il ne pouvait plus réfléchir.
Dormir était son seul échappatoire.
Mais même cela accentuait encore plus la méfiance des passants.
À chaque voix qu’il entendait, il levait la tête, son cou tremblotant, espérant — peut-être instinctivement — recevoir de l’aide.
Un joyeux couple passa non loin de lui.
Soudain, leur humeur joviale s’effaça, remplacée par une expression sombre, mêlée de pitié et de rejet.
— Regarde-le, mon cœur. Encore un énième clochard… Cette ville n’est plus ce qu’elle était, lâcha la femme.
— Chérie ! Ne te laisse pas berner. Il a tous ses membres, qu’est-ce qui l’empêche de travailler ? En plus, il est entièrement nu… Il a sûrement trop bu la veille, quelqu’un a dû lui voler ses vêtements.
— Tu es si intelligent ! Tu as raison. Ce doit être un ivrogne. Qu’il apprenne au moins la leçon.
Elle embrassa la joue de son compagnon avant qu’ils ne tournent les talons et poursuivent leur chemin.
Fausse alerte. Une de plus.
Bien qu’il ne comprenne pas les mots échappés de leurs bouches, il les ressentait.
Il voyait leurs visages.
Ce mépris.
Ce dégoût maquillé sous un sourire faux et hypocrite.
Cela lui brisa le cœur.
Il posa alors sa tête sur ses genoux, accablé par un poids grandissant dans sa poitrine.
"Encore des personnes qui se mettent à me juger sans prendre la peine de s’intéresser à moi…"
"Ce ne sont que des excuses pour éviter de m’aider. Des justifications pour apaiser leur conscience."
Même sans souvenirs, il n’était pas étranger à l’égoïsme sans égal des hommes.
Il ne pouvait l’expliquer, mais il le comprenait naturellement.
Et alors ?
Ce n’était pas comme s’il était assez fort ou assez fortuné pour changer les choses.
Les faibles comme lui ne pouvaient que subir.
Attendre une prochaine vie pour espérer quelque chose de différent.
Oui. Il ne pouvait rien changer.
Qu’était-il censé faire ?
En finir ? Mettre un terme à sa misérable existence ?
Étrangement… il ne pouvait s’y résoudre.
Prendre les armes ? Leur ravir leurs biens par la force ?
Cette pensée l’avait traversé… Mais même son propre corps était en train de l’abandonner.
Impuissant.
Réduit au silence. Un être si faible qu’il n’avait même plus son mot à dire sur sa propre existence. Mais le monde ne fait pas de cadeaux.
Lorsque l’on croit avoir vécu le pire, il trouve toujours un moyen de nous surprendre.
Il allait bientôt le comprendre.
La nuit tombait.
Le ciel s'assombrissait, les rafales venues de la mer devenaient de plus en plus violentes.
Il allait pleuvoir.
Chaque mouvement lui arrachait une douleur insupportable, mais rassemblant ce qui lui restait de forces, il parvint enfin à se redresser sur ses mains. Son corps chétif peinait à supporter son propre poids, son supplice résonnait dans le cri de ses muscles.
Tremblant, il tira vers lui une porte de benne à ordures. Petite. Fragile.
Mais suffisante pour la nuit.
On pourrait croire qu’une fois endormi, sa souffrance s’arrêterait.
Mais rien n’y fit.
Le monde ne fait pas de cadeaux.
Même dans ses rêves, son malheur le poursuivait.
Comme un ange de la mort, veillant à l’escorter jusque dans ses cauchemars.
Il craignait de s’endormir.
D’abord, il fixait les étoiles.
Les reliant les unes aux autres, dessinant dans son esprit d’étranges constellations.
Il y voyait des formes pittoresques qu’il comparait à ce qu’il observait durant la journée.
La plus belle de toutes ? Orion.
Il l’imaginait à la perfection.
La silhouette d’un homme accompagné de sa femme.
Une vision qui, l’espace d’un instant, lui procura un peu de réconfort.
Un bref instant de repli.
Juste avant de sombrer.
Boum. Fiuu. Tap, tap.
Sur une terre désolée, souillée par le sang de ceux qui avaient perdu la vie.
Les bruits assourdissants des ogives libéraient leur puissance, des explosions lumineuses fusaient dans le ciel comme des champignons enchantés.
Le chaos.
Montagnes qui s’effondrent.
Rivières qui se tarissent.
Puis… soudain…
Un silence inquiétant.
Un calme trompeur, comme celui qui précède un tsunami.
Et après ce bref instant… L’enfer se déchaîna.
La peur et les frissons parcouraient tout son être.
L’odeur de chair carbonisée emplissait ses narines, soulevant ses entrailles de dégoût.
Sous ses yeux terrifiés, sous ses mains tremblantes, les morts se relevaient.
Rassemblant leurs lambeaux, recollant leurs muscles.
Tous, à l’unisson.
Comme des marionnettes d’un spectacle macabre.
Sa vision troublée baignait dans un voile pourpre, comme ensanglantée, rendant la scène encore plus effroyable.
Un ticket en première ligne pour une démonstration morbide de nécromancie.
La douleur dans ses côtes, celle dans son front…
Tout semblait réel.
Mais… cela ne pouvait être vrai… N’est-ce pas ?
Un rire s’échappa de sa gorge.
Un rire nerveux.
Comme un dernier rempart contre la folie.
Mais c'était trop tard.
La barrière entre son conscient et son inconscient se fissurait, le poussant inexorablement vers la perte de connaissance.
L’instant d’après…
Il se trouvait au sommet d’une pile de cadavres, vertigineusement haute.
Des hommes en uniformes noirs…
Une troupe d’élite qu’il n’avait jamais vue auparavant.
Leurs mains étaient couvertes de sang.
Et avec… des griffes ?
Pris d’une terreur viscérale, il dévala la pente de morts à toute vitesse.
Mais au moment où il allait toucher le sol, une main agrippa son pied.
Un homme… Un survivant.
Les yeux remplis de haine.
Le maudissant.
Hurlant qu’ils allaient tous mourir.
Sa famille et lui.
Une bande de démons…
À ces mots, son cœur se resserra.
Ses poings se crispèrent si fort que du sang s’en écoula.
Il était fou de rage.
Cet homme… Celui qui était venu envahir son foyer.
Celui qui avait massacré les siens.
Il voulait en finir.
Mais quelque chose attira son regard.
Un reflet dans cette mare de sang.
Ses propres yeux.
Brillants comme un coucher de soleil, aux pupilles noires, tranchantes.
Celles d’un prédateur ?
Ou… celles d’un monstre ?
Puis tout disparut.
Il se souvenait…
De cette douce chaleur dans ses bras.
Un enfant.
Un qui venait d’apprendre à marcher.
Ce qu’il ressentait était si fort…
Mais tellement doux.
Une affection entre irritation et tendresse.
Ce sentiment que seul le sang pouvait offrir.
Celui d’avoir un petit frère.
Il voulait le protéger de tout son être.
Mais il se sentait de plus en plus perdu.
Ces ténèbres l’appelaient…
Sans doute son hémorragie interne.
Sans doute sa commotion cérébrale.
Mais une voix…
Une voix l’appelait à chaque fois.
Dans chacun de ses rêves.
Chaleureuse.
Affectueuse.
Déterminée.
Elle lui disait de protéger son frère.
De se mettre à l’abri.
Qu’elle s’occuperait du reste.
Pour le sortir de sa folie…
Elle hurlait un nom.
Elle hurlait… son nom.
Elle hurlait :
AKI.