J’observe autour de moi, la cuisine est parfaitement aménagée avec tout le nécessaire pour cuisiner des mets raffinés. Elle est propre, aseptisée, l’inox brille de propreté et m’agresse la rétine. Je me concentre sur les tâches que j’ai à faire, il faut que j’oublie. Que je fasse disparaître ce qui s’est passé de mes souvenirs. Je m’approche du frigo et l'ouvre, j’attrape le morceau de viande afin de préparer le rôti qu’il m’a demandé. Mon époux est un homme exigeant, j’ai déjà attisé sa suspicion, il est hors de question de perdre la vie pour un plat non préparé.
Je me lave les mains, je les frottes méthodiquement afin de faire partir le plus de sang possible. L’eau coule. Je fixe le sang, il quitte mon corps et disparaît dans le sillon. Mes yeux me piquent à nouveau, ma gorge me serre et mes mains tremblent. Les souvenirs m’envahissent, ils me font tourner la tête. Je me raccroche au bord de l'évier, j’ai froid. Les images de l’anomalie, le bruit du coup de feu, l'odeur du fer..et la chaleur de ce qu’il appelle..des larmes. Je me mord la lèvre, un peu trop fort. Le sang tâche mes dents, le goût métallique se répand dans ma gorge et me donne envie de vomir. Il faut que je pense à autre chose, que je m’occupe l’esprit.
L’eau continue de couler. Je l’apporte à mon visage et éclabousse ma peau avec. Reviens à toi Solène. Ta vie en dépend. Une inspiration, puis deux, et à la troisième, tu vas me laver ces pommes de terre.
Un.
L'anomalie. Elle parlait, elle respirait. Elle semblait si… normale.
Deux.
L’enveloppe. Pourquoi ma grand-mère conservait-elle un objet pareil ?
Trois.
Le coup de feu. Le corps qui tombe. Je ne l’avais jamais vu faire.
Quatre.
Non. Pas de quatre. Lave.
Je me penche sur l’évier, attrape les pommes de terre, les plonge dans l’eau glacée. Le contact m’arrache un frisson, mais me ramène à l’instant présent. Je frotte la terre avec application, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Puis l’ail, l’oignon. Mes gestes sont mécaniques, trop précis. Une danse apprise par cœur. Je coupe, j’épluche, j’assaisonne, je dispose tout dans le plat. Je verse l’huile, j’effleure la viande du regard.
Une heure.
Il faut qu’elle s’adapte à la température de la pièce.
Je déclenche une alarme et je me redresse.
Je ne peux pas rester ici. Mes pas me guident sans que je ne les commande jusqu’à la salle de bain. Mon corps fuit l’odeur des épices, la chaleur du four, le silence trop plein de la cuisine.
La salle de bain est petite. Il n’y a de la place que pour une baignoire et un lavabo. Les maisons se ressemblent toutes ici, standardisées, fonctionnelles. Certaines, pourtant, diffèrent en taille : celles des époux, des hauts placés… ou des rares survivants de l’ancienne guerre, à qui l’on a permis de conserver leur ancien domicile. Ma grand-mère en faisait partie.
Je m’approche du miroir, machinalement. J’évite mon reflet, mais il me rattrape. Mon visage n’a pas changé depuis ce matin et pourtant, quelque chose est fendu à l’intérieur. Je pose ma main sur ma joue, là où la sensation était vive, presque chaude, il y a encore quelques heures. Là où une larme a coulé, comme un filament de fièvre.
Je suis seule.
Mon époux n’est pas là.
Alors je laisse tomber le masque. Les larmes reprennent leur chemin, douces d’abord, puis plus lourdes, plus franches. Mon cœur bat fort, comme s’il voulait s’échapper de ma cage thoracique. Mes doigts s’agrippent au bord du lavabo. Mon visage se déforme, tiré par une émotion que je ne parviens pas à nommer. Ce n’est pas de la douleur, pas seulement. C’est une chose inconnue, étrangère, vivante. Une déformation de moi-même.
Je me plie en deux, comme si cela allait faire taire ce qui monte. Je suffoque. J’essaie de respirer mais l’air m’étrangle. Quelque chose en moi se fissure. Et dans cette brèche… je sens à nouveau la chaleur.
Le bruit du coup de feu.
L’anomalie qui tend la main.
L’enveloppe.
La voix de ma grand-mère qui me disait, enfant, de toujours écouter le silence.
Je ne veux pas.
Je ne dois pas.
Reviens à toi, Solène.
Je me redresse, les paumes humides, la gorge nouée. D’un geste brusque, je fais couler l’eau et la projette sur mon visage. Plusieurs fois. Jusqu’à ce que le froid m’ancre à nouveau dans l’instant.
Je respire. Une fois. Deux. Trois.
Mes mains mouillées parcourent le tablier que je n’ai toujours pas retiré. Mes doigts effleurent les coutures et plongent dans la poche de celui-ci. L’enveloppe est toujours là. Ai-je la force de l’ouvrir et de découvrir les secrets qu’elle renferme ? Je balai la pièce des yeux à la recherche de quelque chose que je ne saurais nommer. Mes dents se referment sur ma lèvre inférieure. Une petite peau dépasse. Je l’humidifie du bout de la langue, machinalement.
Je sens l’enveloppe sous mes paumes, froissée, tiède. Je la sors sans y penser vraiment. Elle est là, dans mes mains, comme un cœur qu’on ne saurait plus faire battre.
Je n’ouvre pas tout de suite. Je la serre. Fort. Trop fort. Le papier crisse, se plie, mais je ne desserre pas les doigts. J’ai besoin de cette pression pour ne pas éclater. Mes dents reviennent chercher la petite peau humide. Je la tire, lentement. Une brûlure douce suit le mouvement. Je ferme les yeux. L’obsession m’engloutit. Laisser couler le sang serait plus facile que d’ouvrir cette enveloppe.
Un bip strident fend l’air.
Je sursaute. L’alarme. Le rôti. J’ai oublié.
Je rouvre les yeux, la pièce s’efface autour de moi. Je range l’enveloppe dans la poche de mon tablier avec un soin presque douloureux, comme si je repliais quelque chose de vivant. Mes doigts tremblent encore. J’essuie mes mains sur le tissu rêche, puis je quitte la salle de bain en hâte. L’instant s’échappe. Une fois de plus.
Je descend en trombe, mes pieds dévalent les marches comme, ma respiration s’accélère et j’ouvre la porte du four. Je dépose le rôti sur le plat imbibé d’épices et d’huile, je sale et poivre la viande avant d’enfourner ce qui sera le repas de ce soir a 200° pendant 10 minutes.
Les minutes s’égrènent dans un silence qui n’a plus rien d’apaisant. Chaque battement de l’horloge est un coup de massue contre mes nerfs.
Je tourne en rond dans la cuisine. Mes doigts n’en peuvent plus de gratter la petite peau de mes lèvres, encore et encore. ils sont engourdis, ma lèvre picote et un goût amer se répand dans ma bouche. Il ne rentrera pas avant plusieurs heures encore, il n’est que quinze heures.
Je passe une main tremblante sur mon tablier, jusqu’à sentir le coin de l’enveloppe.
Elle est toujours là. Mes doigts l’effleurent, l’agrippent. Mon cœur s’emballe.Une fois ouverte, ma vie entière pourrait basculer. Les secrets que ce simple bout de papier renferme me donnent le tournis. Le vertige s’installe, glisse sous ma peau. Mes tempes battent trop fort, mes paumes sont moites. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’y penser. Je dois savoir.
Je déglutis.
Mes doigts approchent la pliure de l’enveloppe. Ils tremblent. Effleurent le sceau. Reculent. Reviennent. S’acharnent. Mes dents pincent à nouveau la petite peau de mes lèvres, je tire jusqu’à la brûlure. Un goût de fer inonde ma bouche.
Mais je ne lâche pas l’enveloppe. Je ne peux pas.
Pas encore.