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TalithaGrace
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Troisième Chapitre |Fissure|

Le trajet du retour se fait dans un silence de plomb. Il ne m'a pas adressé la parole depuis qu'il s'est occupé de l'anomalie. Il ne me regarde pas non plus. Je baisse les yeux vers mes mains, posées sur mes genoux. Elles sont encore couvertes de sang. Je ne les ai pas nettoyées. Je n'ai pas pu.

Un frisson me traverse lorsque je repense à ce qui s'est passé. Ce qui a coulé de mes yeux... je n'en avais jamais entendu parler. Je n'ai jamais vu personne réagir comme moi.

Personne, excepté... l'anomalie. Mes yeux s'écarquillent à nouveau. Mes paumes deviennent moites, ma main droite se met à trembler. Je l'agrippe de la gauche, espérant qu'il ne remarque rien. Je me concentre sur le paysage. Le vent fait vaciller les feuilles des arbres. Elles dansent dans l'air, indifférentes.

Il aurait dû me tuer. C'est la procédure. S'il suspecte quoi que ce soit, il a l'obligation de faire feu. Éliminer ce qui sort de la norme, c'est son rôle. Son devoir.

Alors pourquoi ne l'a-t-il pas fait ?

Il fait froid.

Le silence est glacial. Il colle à ma peau, se loge dans ma gorge, m'empêche de respirer. Je replace une mèche de cheveux derrière mon oreille, le regard figé sur la fenêtre. Encore un peu. Bientôt, il retournera au travail et je serai seule, en sécurité.

— Tu n'as rien à dire ?

Sa voix fend l'air, elle brise le silence.

Je sursaute, me fige.

— Que veux-tu que je dise ?

Je réponds sans le regarder. Ma voix est aussi sèche que la sienne. Je ne peux pas me permettre d'avoir l'air faible, je dois garder profil bas.

Je sens son regard brûler ma joue. Il me jauge. Il cherche. Il attend une faille.

Ses mains se referment sur le volant. Ses phalanges deviennent plus claires sous la pression. Ses bras sont tendus, presque tremblants. Il est furieux. Ça coule de lui. Ça pulse dans l'air. Pourtant, il se contient.

— Ce que tu as fait...

Sa voix est rauque, fermée. Il mâche ses mots. Il se bat contre eux.

Il détourne les yeux de moi, les fixe sur la route. Ses narines frémissent. Sa mâchoire se contracte à s'en fissurer.

— Solène. Ce n'était pas normal.

Je ravale une bouffée de rage. Je ferme les yeux une seconde, juste une. Je sais que ce n'était pas normal, pas dans notre monde. Mais il m'a vu, et je ne dois pas éveiller encore plus les soupçons.

— Je n'ai rien fait de particulier.

Il tape du poing sur le volant, une frappe sèche, contrôlée, mais violente.

— Tu as pleuré !

Le mot explose dans l'habitacle. Comme une injure. Un crachat. Le silence reprend sa place, mais je ne lui laisse pas le temps de s'emparer de moi.

— J'ai quoi ?

Un râle de frustration s'échappe de lui. Je ne connais pas ce mot, je ne sais pas à quoi il renvoie. Mes sourcils se froncent, je le regarde, décontenancée.

— C'est ce que font les anomalies. Elles pleurent. L'eau qui coulait sur tes joues... ce sont des larmes, Solène. C'est tout sauf normal et tu le sais.

Je lève lentement la main et l'apporte à ma joue, là où l'eau ruisselait de mes yeux. Mon cœur cogne et mon estomac se retourne. L'homme qui me regarde n'est pas que mon époux, c'est aussi un gardien, un traqueur. Il élimine les anomalies, les gens qui...pleurent.

— Je devrais te tuer.

Ses yeux ne vacillent pas. Sa voix non plus. Il n'y a aucune hésitation dans ses mots. Sa colère ne crie pas, elle irradie, elle est lente, intense. Elle s'insinue sous ma peau, me ronge les entrailles. Il ne fait plus froid dans l'habitacle. L'air est devenu lourd, trop lourd. Il s'accroche à mes poumons, refuse d'en sortir. Une sueur glacée coule le long de ma nuque, se faufile entre mes omoplates.

Je repense au visage de l'anomalie, à ses yeux. À ce qu'elle a fait à l'air autour d'elle. À ce qu'elle m'a fait. Quelque chose a dû passer. Par son souffle. Par son regard. Par ses larmes.

— Elle a dû me contaminer... Je ne vois pas d'autre explication.

Je ne sais pas ce que c'était. Je ne veux pas savoir. Je n'ai jamais vu ça. Jamais ressenti ça. Et ce mot qu'il a prononcé — pleurer — ça aussi, c'est une maladie ? Une réaction ? Une défaillance ?
Je ne suis pas une anomalie. Je ne peux pas l'être.

Mes mains tremblent. Mes doigts s'ouvrent, se referment, mécaniquement, comme pour vérifier s'ils m'appartiennent encore. Une pulsation cogne dans mes tempes. 

Le reste du trajet se fait dans un mutisme de plomb. Pas un mot. Pas un regard. Seulement le bourdonnement du moteur, les battements désordonnés de mon cœur, et, dehors, les arbres qui fuient. La voiture ralentit à l'approche de notre maison. Les pneus crissent sur le gravier, stridents. Il se gare sans couper le moteur. Il reste là, figé, les yeux cloués sur la route.

— Je veux du rôti pour ce soir.

Sa voix claque. Ce n'est pas une demande, c'est un ordre. Lancé comme on s'adresse à une domestique, ou à un chien.

Je descends. Mes jambes sont de plomb, mon cœur encore plus. Je contourne lentement le véhicule. J'ouvre le coffre. Mon équipement m'attend, fidèle, muet. J'y plonge les mains. Elles tremblent.

— N'oublie pas qui est ton mari, Solène.

Le son de sa voix me fauche net. Ses mots me transpercent la poitrine. Je croise son regard dans le rétroviseur. Il est froid. Dur. Vide.

J'ai à nouveau froid. Mais c'est un froid intérieur, un frisson qui me ronge l'âme. Je recule d'un pas, referme le coffre d'un geste sec. Quand je lève les yeux, il est déjà parti. La voiture s'enfonce dans le chemin, avalée par le décor.

Je reste là, un instant, les bras ballants.

Puis je rentre. Je dépose mon équipement sur la table. Et cette fois, le silence ne m'étouffe plus. Il me berce. Il m'enveloppe doucement, comme une couverture un soir de décembre. 

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