"Chère Mademoiselle Hawthorne
Nous vous adressons nos sincères condoléances pour la perte de votre père, feu Lord Hawthorne.
Nous avons adressé plusieurs courriers à votre frère, Lord Peter Hawthorne, concernant une affaire urgente. Vous n'ignorez sans doute pas qu'en l'absence de réponse, c'est à vous, sa sœur et plus proche parente, qu'il incombe de régulariser la situation.
Nous sommes en effet au regret de vous informer que Peter Hawthorne est actuellement redevable de la somme de six mille livres. À défaut de paiement, notre organisation sera malheureusement tenue de prendre les mesures qui s'imposent.
Nous vous prions de croire, mademoiselle...etc
LA ROSE NOIRE"
Je lâche la missive et fixe le mur vierge en face de moi, hagarde.
Six mille livres.
Ce n'est pas possible. Il y a forcément une erreur. Peter n'aurait jamais fui avec une telle somme. Il ne m'aurait pas abandonnée ainsi.
Je sens la panique contracter mes entrailles. Et s'il lui était arrivé quelque chose ? Et s'il ne pouvait tout simplement pas revenir ?
Je parcours à nouveau la lettre. Cinq jours. Comment je vais obtenir autant d'argent en si peu de temps ? Alors que j'ai à peine de quoi subvenir à mes propres besoins ?
J'ai envie de pleurer mais n'y parvient pas. Toutes mes larmes se sont épuisées depuis longtemps, et cela ne me mènera nulle part de toute façon.
Les murs de la maison semblent se resserrer autour de moi pour mieux m'étouffer. Je m'efforce de me calmer pour réfléchir.
La maison appartient techniquement à mon frère, mais je peux peut être la vendre en falsifiant sa signature. Je n'en tirerais pas la moitié de la somme nécessaire mais, si je me débrouille bien, je pourrais m'enfuir à mon tour, quitter Londres, rejoindre la France, ou l'Irlande peut être. Quelque part où la Rose Noire ne pourra pas m'atteindre.
Ce plan me redonne du courage. Je me redresse et cours jusqu'au bureau de mon père pour retrouver l'adresse du notaire de la famille.
Dans ma chambre glaciale, je me débarrasse de ma chemise de nuit et, tremblante de froid, j'enfile ma robe noire brodée. C'est la seule que j'ai conservée. Je porte encore le deuil de mon père, et cela ne fera pas de mal de le rappeler. Je n'aime pas susciter la pitié, mais je suis suffisamment désespéré pour mettre mes principes de côté.
J'arrange rapidement mes cheveux en inspectant mon reflet dans le miroir qui orne la porte de ma penderie.
J'ai un peu maigri ces dernières semaines et mes joues se sont creusées. Mon visage est encore plus pâle que d'ordinaire, et faute de fard, je pince mes pommettes pour leur redonner un peu de couleur.
J'attache mes longs cheveux auburn avec un ruban de velours noir. Ils retombent dans mon dos en vagues régulières et brillante. Mes yeux sont cernés et rouges, mais je me console en me persuadant que cela fait ressortir leur couleur vert d'eau.
Il faudra bien que cela fasse l'affaire.
***
Maître Steelworth, le notaire de notre famille, possède un office au sein même de Mayfair, le quartier le plus chic de Londres dans lequel j'ai également grandi. L'avantage, c'est que je peux facilement m'y rendre à pied et cela m'éviter de débourser le peu d'argent qu'il me reste pour un ticket de bus.
La dernière fois que j'ai franchi le lourd porche de pierre blanche, c'était accompagné de mon frère, pour la lecture du testament. Je sens encore l'odeur de whisky qu'il dégageait ce jour-là et ses yeux perdus dans le vide, absent lors de la lecture des dernières volontés de notre père. Je crois avoir fondu en larme à un certain point. Il m'avait alors jeté un regard décontenancé.
"Ça va aller, Millie" m'avait-il dit.
Je crois bien que ce sont les derniers mots qu'il m'ait adressés. Le lendemain, il avait disparu.
Je chasse les mauvais souvenir d'une inspiration et frappe à la porte pour m'annoncer. Un clerc m'ouvre et me fait asseoir dans une petite salle d'attente.
Ma gorge se noue. Je patiente plusieurs minutes alors que l'office est pratiquement vide et cela m'inquiète.
Lorsqu'enfin le notaire apparaît je me redresse, un peu gauche et lisse ma robe avant de lui tendre la main.
Maître Steelworth est un petit homme d'une trentaine d'année, la moustache fine et les cheveux passablement gominés. Il les rabat sur le côté pour dissimuler sa calvitie naissante.
— Miss Hawthorne, quelle agréable surprise ! s'exclame-t-il en se penchant sur ma main pour y déposer un baiser. Comment se porte votre frère ?
Il m'étudie avec un regard acéré et j'hésite. J'imagine que les ragots ont déjà commencé à se répandre.
— Bien, j'ose espérer, je réponds d'une voix tremblante. Je ne l'ai pas revu depuis... Et bien... depuis notre dernier rendez-vous.
Un éclair de compassion traverse son regard et il tapote ma main qu'il n'a pas lâché.
— Pauvre enfant. Venez donc, installez-vous et expliquez-moi. Quelles affaires vous amènent ?
Il me fait pénétrer dans son immense bureau aux boiseries lustrées. Une bibliothèque occupe un pan entier de mur. Je m'installe dans un des fauteuils moelleux face à lui et prend une profonde inspiration.
— Je souhaiterais vendre la maison, déclaré-je. Mon frère a signé un courrier m'autorisant à administrer ses biens en son absence.
Je sors de mon petit sac à main la lettre que j'ai moi-même rédigée. Mon coeur bat à tout rompre dans ma poitrine. C'est la première fois que je commets un acte aussi illégal.
J'essaye de me persuader que je n'ai pas le choix, que la fin justifie les moyens... mais je n'y parviens pas. La honte me brûle les joues. Je m'attends à recevoir la foudre divine d'un instant à l'autre.
Maitre Steelworth enfile ses lunettes et ausculte le feuillet que je lui ai remis. Mes mains sont moites.
Lorsqu'il repose le document pour me toiser, toujours silencieux, je suis à deux doigts de me lever pour partir en courant. Est-ce qu'il pourrait appeler la police et me faire emprisonner pour tentative d'usage de faux ?
Le pire, c'est la deuxième question qui me vient à l'esprit : Ne serais-je pas plus en sécurité en prison plutôt que chez moi ?
— Malheureusement, miss, je crains que ce courrier n'ait aucune valeur juridique. Vous ne pouvez prendre la décision de vendre un bien appartenant à votre frère.
— Mais il est stipulé que...
— Vous pouvez jouir de la maison et en assurer la gestion comme bon vous semble, oui. Mais vous n'êtes pas en mesure de céder le patrimoine. Et quand bien même cela serait possible, le produit de cette vente serait transféré sur son compte, nécessitant sa présence personnelle pour débloquer les fonds.
— Mais si mon frère était...
Mort. Décédé. Perdu à jamais.
Je m'interromps et me mord la lèvre, incapable de continuer. Imaginer cette éventualité me terrifie.
Mais Steelworth semble se raidir. Il cille et m'observe attentivement. Comme s'il me soupçonnait de chercher à...
Je blêmis, sous le choc.
— J'aime mon frère ! je proteste. Je ne lui souhaite aucun mal, Grands dieux ! qu'allez-vous imaginer ?
Comment peut-il croire que je serais capable de faire du mal à un membre de ma propre famille ?
Le notaire hausse les épaules sans quitter son expression méfiante.
— Vous savez, dans mon métier, on voit de drôles de choses. Vous ne seriez pas la première à vous débarrasser d'un parent encombrant. D'autant que j'ai entendu parler des penchants de Lord Hawthorne pour...
— Assez ! je l'arrête avant qu'il ne puisse poursuivre.
Je me redresse et referme le clapet de mon sac à main, aussi tremblante qu'une feuille d'automne dans un courant d'air.
Steelworth se lève à son tour et contourne son bureau pour placer une main apaisante sur mon épaule.
— Je ne voulais pas vous choquer, miss. Veuillez me pardonner.
Son regard glisse sur mon visage et s'arrête une seconde de trop sur ma gorge.
— Une demoiselle telle que vous est bien entendu au-dessus de ce genre de soupçon. J'aurais dû le voir.
Je n'aime pas la pression de sa main sur moi. Ni son ton mielleux. J'essaye de m'écarter mais il se rapproche encore, le regard brillant.
— Je compatie grandement à votre situation vous savez... Une jeune femme seule, dans le chagrin...
Son pouce caresse ma clavicule et cette fois j'ai un mouvement de recul. Je réalise que la porte du bureau est fermée. Mon souffle s'accélère et mon sang se glace dans mes veines.
— M...merci pour votre temps, je bredouille d'un ton que j'essaie de rendre aimable malgré la peur. Je...je dois y aller.
Je me précipite vers la porte, inquiète à l'idée qu'il puisse me barrer le passage. Mais non, il me laisse filer avec une expression résignée et un peu déçue.
Je cours presque pour sortir de l'office, sous les yeux éberlués du clerc. Je ne pourrais pas avoir l'air plus suspecte, même si je le voulais, mais je m'en moque. Je n'aurais jamais dû venir ici.
En fin de compte, tout ceci est une juste punition pour mon manque de discernement.
***
Je rentre chez moi, le cœur lourd. Mes yeux balayent le hall, l'escalier, puis le salon. Tout semble vide. Il y a des traces sur le parquet, sur les ancien emplacement du mobilier. J'ai pratiquement vidé le rez-de-chaussée.
Je lève la tête vers le plafond où trônaient autrefois un immense lustre en cristal. Quelques fils électriques pendent tristement à sa place.
Il reste encore quelques pièces à l'étage que je n'ai pas vidées. Peut-être pourrais-je encore récolter suffisamment de livres en vendant des tableaux ou des bibelots inutiles pour faire patienter mes créanciers.
Je me mets à la tâche pour ne pas laisser mes pensées dériver. Je n'ai pas le choix de toute façon.
Je suis encore en train de trier les livres de la bibliothèque lorsque je réalise que le soir tombe. Je me frotte les yeux de fatigue et mon estomac gronde. Je n'ai rien mangé de la journée.
J'ai du mal à déchiffrer les titres et les lettrines dorées s'embrouillent. Je me décide à allumer une chandelle pour descendre manger un morceau. Je descend lentement les marches quand soudain, un bruit sourd me fait sursauter.