L'épais rideau blanc rendait la route invisible, obligeant Jay à circuler bien en dessous des limites de vitesse autorisées. Dans le rétroviseur central, il observa ses trois passagers assis à l'arrière : Kimberly, Alexander et Matthew. Les deux premiers roucoulaient — comme à leur habitude — et le troisième avait le casque de son discman collé sur ses oreilles, là aussi... comme à son habitude. Le conducteur lança un regard furtif sur sa petite amie, Hannah, endormie à sa droite. Une frange blonde dépassait de son bonnet pour lui masquer le front. Un caméscope penchait dangereusement sur son genou. Jay s’en empara avant qu’il ne s’écrase sur le plancher et le déposa dans le range-monnaie.
Ils ne voyageaient pas pour filmer les magnifiques paysages que pouvait offrir le Minnesota en cette saison hivernale. Le groupe d'étudiants, passionné de légendes urbaines, partait à la recherche de la créature. Jay ne croyait pas en ces histoires qu'il trouvait même assez puériles à cet âge-là, à l'inverse d'Hannah et de ses amis qui ne manquaient jamais un épisode de X-files. La seule raison pour laquelle il avait accepté de l'accompagner dans ce drôle de périple à travers la forêt de Red Pines, c'était parce qu'il n'avait pas envie qu'elle y aille seule. Car il en était certain, têtue comme elle était, elle y serait allée sans lui. Et si des monstres géants, bouffeurs de chair humaine lui paraissaient totalement invraisemblables, il savait que certains monstres, réels cette fois, se cachaient parmi les Hommes. Il pensait notamment à ce tueur en série arrêté en début d'année, qui enlevait et torturait des femmes dans sa remorque, sa Toy-box Killer, comme il la nommait. Il secoua la tête, envahi par des images dignes des plus grands thrillers du cinéma. Non. Il n'aurait pas été serein en la laissant vadrouiller dans la nature, même accompagnée de ses amis stupides. Son égo d'homme prenait le dessus. Il se sentait le devoir de la protéger.
Jay avait néanmoins essayé de la faire changer d'avis sur les dates de leur chasse. Coucher dehors avec un temps pareil… Il ne l'infligerait même pas à un chien. Hannah avait insisté, prétextant que l'hiver était la saison idéale pour apercevoir la créature, que c'était justement durant cette période rude que celle-ci se manifestait le plus, en raison de la nourriture devenue rare.
— Tu regardes trop la télé, avait-il balancé.
— Et toi, pas assez, avait-elle rétorqué avec ce sourire qui le rendait fou.
Un trou dans la route secoua la voiture, tirant Hannah de son demi-sommeil et Jay de ses rêveries. Elle s'étira en bâillant la bouche grande ouverte tandis que le conducteur reporta son attention devant lui. Ce n’était pas le moment de rêvasser. On n'y voyait rien malgré l'effort des essuie-glaces pour balayer la neige qui s'accumulait sur le pare-brise. Les flocons formaient des tourbillons sauvages devant les phares. Le vent changeait de direction comme des étourneaux effrayés et la brume les entourait dans un cocon qui n'avait rien de rassurant. En plus de ça, le soleil commençait à se coucher et ils n'étaient toujours pas arrivés au chalet de l'oncle et de la tante d'Hannah.
La météo capricieuse inquiétait Jay. S'ils venaient à tomber en rade, son 3210 ne capterait aucun réseau dans ce trou perdu. Puis, ils n'avaient croisé personne en sens inverse et le dernier véhicule qui les suivait les avait abandonnés il y a longtemps. En même temps, qui serait assez fou pour s'aventurer dans une telle expédition avec une tempête pareille ? Il avait sa réponse : Hannah. Comment pouvait-elle être si relax dans ces conditions au point de s'endormir ? Surtout après son accident.
— À ton avis, on est bientôt arrivés, s'enquit Jay, en lui tendant la carte qu’il conservait sur ses genoux. J'ai du mal à saisir où on est.
Ignorant le plan de la région, la jeune femme se pencha sur le tableau de bord. Son index tapotant son menton, elle étudia les environs.
— Hum… Dans environ cinq kilomètres, tu devrais avoir un virage sur la droite.
— C’est dingue. Comment tu fais pour te repérer là-dedans ? J’y vois rien.
Elle posa une main sur la cuisse de son petit ami et lui décocha un clin d'œil.
— Je suis une enfant de la région. Tu as oublié ?
— Oh, pardon Mademoiselle.
La tête de Kimberly apparut soudain entre les deux sièges de devant. Jay sursauta.
— Merde, Kim, râla celui-ci.
— Monte le son, Han ! J'adore cette chanson.
Hannah s'exécuta et With or without you de U2, résonna dans l'habitacle jusque-là plongé dans le silence. Elle se rapprocha de Jay, un sourire amusé aux lèvres, puis braqua son Canon Optura sur lui.
— Je pensais que tu ne croyais pas aux histoires de monstres, mon amour. Pourquoi tu es si tendu ?
— Je ne suis pas tendu.
— Arrête, Jay. Regarde comment tu as flippé, se moqua-t-elle, tu as fait un de ces bonds.
— Je suis concentré sur la route, c'est tout, se défendit-il, en repoussant doucement le caméscope. Un animal peut surgir à tout moment. Je n’ai pas vraiment envie de finir dans le décor.
Il se retint avant d'aller plus loin dans ses paroles. Il s'entraînait sur une pente savonneuse.
Sa petite amie éclata de rire.
— Mais bien sûr.
— Je serai plus à l'aise quand on sera arrivé. Et arrête de me filmer, s'il te plait. Je conduis et ça me déconcentre.
— Bien, bien, fit celle-ci en rabattant l'écran de l'appareil. C’est dommage. Tu passes plutôt bien à la caméra.
Kimberly apparut derechef entre le couple.
— Eh, les tourtereaux, vous pouvez la boucler ? J'essaie d'écouter la musique.
Agacé, Jay éteignit la radio.
— Commence par mettre ta ceinture, toi. Si on a un accident, tu voles à travers le pare-brise.
Kimberly recula en fond de son siège.
— Pas marrant ton mec, Hannah, marmonna-t-elle en se calant contre Alexander.
Jay la toisa à travers le rétroviseur. Elle arborait un carré brun et une myriade de taches de rousseur étoilaient son visage fermé. Il ne comprenait pas ce que sa petite amie trouvait à ces gens-là. Mis à part leur intérêt pour ces histoires glauques, ils n'avaient rien en commun. Hannah était une fille douce et solaire. Rien à voir avec eux. Alexander Miller et Kimberly Young étaient le genre de personne à se contrecarrer des règles. En tant que futur flic, il voulait mettre toutes ses chances de son côté. Il refusait qu'un stupide accident entache son dossier. Quant à Matthew Allen... Matthew vivait dans son monde. Depuis qu'ils étaient partis de Minneapolis, il n'avait toujours pas entendu le son de sa voix.
— Tu feras moins, la maligne quand tu te retrouveras horriblement défigurée ! rétorqua-t-il.
La brune resta muette, son regard dérivant sur son amie assise à l'avant.
— Pardon ? s'indigna Hannah.
Jay réalisa sa bourde. La pente savonneuse, il venait de la dégringoler et en beauté
— Excuse-moi... Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
— Mais tu l'as dit !
Elle décolla une mèche blonde qui était coincée derrière son oreille pour masquer l'impressionnante cicatrice qui courait sur sa joue, puis croisa les bras en lui tournant le dos.
— Hannah...
— Sur ta droite, dans quatre kilomètres.
Ses yeux dérivèrent sur le rétroviseur central dans lequel il croisa le regard dédaigneux de Kimberly qui n’avait toujours pas bouclé sa ceinture. Les lèvres de la jeune femme dessinèrent un sourire plein de mépris. Elle approcha son index et son majeur de ses prunelles grises, puis les braqua sur le pare-brise dans un message clair. « Regarde la route.» Jay serra les dents, réalisant qu’il devra prendre son mal en patience durant ce court séjour.
Le reste du trajet se fit dans un silence pesant, interrompu par les gloussements sporadiques des amoureux à l'arrière et le soupir de Matthew que Kimberly n'arrêtait pas de bousculer, volontairement ou non. Face à eux, la route s'assombrissait, obligeant Jay à ralentir davantage, si bien que les quatre kilomètres en parut trois de plus. Quand l'intersection se profila, le jeune homme poussa un soupir de satisfaction, vite balayé par l'annonce d'Hannah. Il leur restait cinq kilomètres à parcourir à travers bois. Même avec ses pneus neige, il sera bientôt impossible de circuler.
Dorénavant entouré d'arbres squelettiques, Jay voyait des ombres se mouvoir à la périphérie de ses yeux. Chaque fois qu'il tournait la tête en leur direction, plus rien ne bougeait. La forêt entière semblait être pétrifiée par le froid.
Enfin, la silhouette d’un chalet se dessina derrière l’épais mur de neige.
— On est arrivés, s'exclama Hannah.
— C'est pas trop tôt, commenta Jay, en garant la voiture au plus près possible de l'entrée.
Il éteignit le moteur et une décharge glaciale le frappa quand il quitta le véhicule chauffé. La neige commençait à s'intensifier et le vent leur hurlait de se réfugier à l’abri. D'où ils se trouvaient, aucun bruit de circulation ne leur parvenait. Jay savait que ce n'était pas uniquement dû à la météo. Ici, ils étaient coupés du monde. Ils pourraient s'époumoner qu'aucun secours ne viendrait les aider. Il pouffa. Voilà qu'il imaginait des scénarios catastrophes maintenant.
— Pourquoi tu ris ? demanda Hannah, d'un ton sec.
— Pour rien, je pensais juste... Oublie, d'accord ?
Jay étudia le chalet qui se révéla être une jolie bâtisse haute de deux étages. Un luxe qui le rassura.
— Quand tu m'as parlé d'un vieux chalet, je m'étais attendu à... Ben, un vieux chalet délabré. Pas à une superbe demeure.
Sans lui répondre, Hannah, gravit les marches du perron. Son petit ami haussa les épaules. Elle semblait toujours fâchée. Tant pis, se dit-il, ça lui passera. Il n'allait quand même pas s'excuser dix fois. D'accord, sa remarque avait été conne, mais sa cicatrice ne l'avait jamais dérangé, sinon il ne serait pas avec elle. Ça allait bientôt faire six mois qu'ils étaient ensemble et il lui avait paru que celle-ci ne la gênait pas non plus. Du moins, elle n'avait jamais rien montré qui allait dans ce sens. Elle ne tentait pas de la dissimuler sous une couche de maquillage, et elle s'attachait régulièrement les cheveux, dévoilant son visage dans son ensemble. Puis merde, il n'avait pas tout à fait tort en remettant Kimberly à sa place. Avec ce temps de chien, il ne voyait pas à plus de dix mètres, s'il avait effectué un freinage d'urgence ou un écart, son crâne aurait pu se fracasser dans le pare-brise et c’en aurait été fini de son minois.
Jay se frictionna les mains avant d'aller décharger le coffre, aidé par Alexander et Matthew, tandis que Kimberly filait déjà pour rejoindre Hannah. Comme le silencieux de la bande avait enfin retiré son casque, il en profita.
— T'as fait bonne route ?
— Je suis malade en voiture.
Matthew récupéra son sac et s'en alla sans un mot de plus. Jay le regarda disparaître dans la brume. Ces vacances vont être longues, songea-t-il, très longues. Il leva les yeux au ciel, puis attrapa sa valise et celle d'Hannah avant de verrouiller la voiture. Même paumés dans la nature, on n'est jamais trop prudents, ajouta-t-il pour lui-même. Il frémit au contact d'une main se posant lourdement sur son épaule.
— Déstresse Cooper, le charia Alexander, pourquoi t'es nerveux comme ça ?
— Pour rien, je suis crevé c'est tout. J'ai conduit tout le long pendant que vous vous la couliez douce à l'arrière.
— Fallait nous passer le volant. Je t'ai demandé plusieurs fois.
— Certainement pas. Personne ne touche à ma caisse.
— Alors faut pas te plaindre.
Ils gravissaient à leur tour le perron quand Alexander se heurta au dos de Matthew.
— Putain, Allen, pesta Xander, t'arrêtes pas comme ça.
Son casque autour du cou, ce dernier fixait quelque chose au-dessus de la porte. Jay suivit son regard et se figea, tandis qu'Alexander se mit à rire en prenant l'objet de leur stupéfaction en photo.
— Oh merde. Ça, c'est hyper glauque.