L'obscurité est tombée depuis longtemps sur Gwanak-guk. À cette heure, si j'étais resté à Seoul, je dormirais depuis longtemps, un cocktail de somnifère et d'alcool bon marché dans les veines. Ou je hanterais les rues en essayant d'oublier le visage de Yeona.
Mais entre ces murs de pierre sévères, tout aussi imposants sur la montagne au-dehors, il n'a pas une seule goutte d'alcool à trouver.
Quant aux visages qui me hantent... j'en ai ajouté un à ma collection. Sans le vouloir.
Je n'arrive pas à sortir son visage de ma tête. Kim Taehyung. Ce garçon insolent, trop beau, trop calme. Trop sûr de lui. Il m'a regardé comme si j'étais un jeu. Comme si j'étais le pion et lui le joueur. Et ce regard — merde. J'ai beau vouloir l'effacer, je sens encore sa présence autour de moi. Comme un parfum que je n'ai pas choisi de porter.
Bordel de merde, sors-le toi de la tête ! C'est un élève !
Élève, peut-être, me sussure une voix chaude et sensuelle, celle de la tentation incarnée. Mais ne viens pas me dire qu'il est innocent.
Non, bien sûr qu'il ne l'est pas. Dans tous les sens du terme. Et c'est bien pour ça que je me dois de rester de marbre face à ses pauvres tentatives de séduction. Il essaie de noyer le poisson, c'est évident. De me distraire en jouant la carte charme. Yeona l'avait fait aussi – sourire en coin, regard aguicheur. Avant de comprendre que je ne m'intéressais pas aux femmes.
Je me retourne sur le matelas inconfortable, grimaçant sous la couverture qui peine à me protéger du froid. À se demander pourquoi l'élite friquée de Seoul, celle qui vit au sommet des tours brillantes de high-tech de Gangnam envoient leurs petits chéris ici, à se geler les fesses dans un lieu aussi austère...
Et mon esprit dévie aussitôt vers le souvenir de Kim Taehyung, cette expression de démon tentateur sur ses traits pourtant si angéliques...
Tu ne voudrais pas aller lui tenir compagnie sous sa couverture à lui ? Il doit avoir froid tout seul dans son dortoir...
— Bordel !
Je crie ma frustration et je me relève. Le froid me saisit aussitôt et pourtant la sueur coule dans mon dos.
— Je ne le toucherai pas, tu entends ?
Je ne sais pas qui je compte impressionner en déclarant ça tout haut. Même aps 24 heures ici et je perds déjà la boule, c'est impressionnant.
Allez, ressaisis-toi, mon grand, tu ne vas quand même pas te laisser déstabiliser par un gosse...
Un gosse seul dans son dortoir.
Un gosse qui était le seul camarade de chambre de Min Haneul.
Un gosse qui a eu tout le temps de faire disparaître des preuves, des trucs compromettants sur son camarade... à moins que trop insolent, trop sûr de lui, il n'ait négligé quelque chose ?
Je me lève brusquement. J'enfile ma veste, attrape ma lampe torche et mon carnet. Je n'ai pas besoin de prévenir qui que ce soit. L'un des avantages à être enquêteur : on va où on veut, quand on veut. Et ce soir, je sens que j'ai besoin de retourner là où tout a dû commencer.
Le dortoir.
Arrivé dans le couloir qui abrite ce qui a été la chambre du défunt Min Haneul, j'hésite. Comment faire sortir Taehyung de son repaire ? La solution s'offre soudain à moi quand je repère, de l'autre côté de la cour encore enneigée, une lumière solitaire. Je n'éhsite pas : je sprinte dans sa direction.
— Hé ! toi !
L'élève qui se retourne vers moi a le regard écarquillé de terreur. C'est à peine si un cri ne s'échappe pas de sa bouche. Heureusement pour moi et la mission que je m'apprête à lui confier, il n'en fait rien.
— Inspecteur-nim...
Ce doit être un première année. Il flotte dans son uniforme et sur son visage règne encore une innocence qui disparaîtra dans quelque temps pour ne plus jamais revenir. Je chasse ces pensées parasites.
— C'est quoi ton nom ?
— Seokjin... murmure-t-il.
— J'ai besoin de ton aide.
Son regard s'agrandit encore, en un effet qui serait comique dans d'autres circonstances. Je ne m'y attarde pas : je me dépêche de sortir de ma poche une liasse de billets. Il doit y en avoir au moins pour 20 000 wons – pas grand'chose pour le gosse de riche que je dois avoir en face de moi, mais je dois tenter le coup.
— J'ai besoin que tu retiennes Kim Taehyung hors de sa chambre pendant dix minutes. Tu crois que tu peux le faire ?
Seokjin me regarde, l'expression hébétée. Puis il abaisse le regard sur els billets que je lui tends et la détermination envahit son regard sombre.
— Je peux essayer.
Dix minutes après, j'assiste, le ventre serré, dissimulé derrière un épais pilier de la cour intérieure, à la tentative de diversion de Seokjin. Je suis trop loin pour saisir ce qu'il lui raconte. Tout ce que je discerne, c'est le visage de Kim Taehyung, où flotte encore le sommeil, à la lueur de la bougie.
Je l'observe se frotter les paupières d'un geste presque distrait, et mon cœur se serre malgré moi. La lueur chaude glisse sur ses pommettes hautes, accroche la courbe de ses lèvres — pleines, presque insolentes — avant de se perdre dans la profondeur de ses yeux. Des yeux sombres, indéchiffrables, qui capturent la lumière sans jamais la rendre.
Son nez fin projette une ombre délicate sur sa joue. Un éclat danse au creux de son iris, mais il ne sourit pas.
Le contraste entre la clarté tremblante et ses traits ciselés donne à son visage un air presque irréel.
Autant ange que prédateur.
Je ravale ma salive.
L'espace d'un instant, Je suis certain que Seokjin va échouer dans la mission que je lui ai confiée, surtout quand je vois le regard rapide que coule Taehyung vers la cour. Comme s'il s'attendait à voir quelqu'un...
Mon cœur se met à battre à grands coups dans ma poitrine. J'aimerais dire que c'est de l'adrénaline, mais c'est faux. Y'a bien plus que ça... comme le prouve la chaleur traîtresse qui me pique les reins à cet instant.
Quand Taehyung finit par hocher la tête, je soupire de soulagement. Il rentre deux secondes dans sa cellule, en ressort emmitouflé dans une épaisse pelisse. Je l'observe suivre Seokjin qui trottine, tout fier, en tête de liste et je me demande ce qu'il a bien pu trouver pour convaincre Taehyung.
Peu importe, au fond : l'important, c'est que j'ai le champ libre, à présent.
La pièce offre un contraste saisissant : d'un côté, entre le côté réservé à Min Haneul, où subsistent quelques effets personnels – plus pour très longtemps, je le devine. Dès que son corps sera remis à sa famille, ils disparaîtront – et celui de Taehyung, où règne un bordel sans nom. J'évite soigneusement d'y prêter attention. À la place, je me concentre sur le lit qu'occupait l'ex-étudiant.
On a tout nettoyé. Trop bien. Les draps sont retirés, le matelas vierge. Une odeur de désinfectant flotte encore, plus forte ici.
On a vidé la pièce de ce qu'elle avait de plus humain. Et ça me serre le cœur plus que je ne l'aurais cru.
Je n'ai jamais connu Min Haneul. Mais il a vécu ici. Il s'est assis à ce bureau. Il a ri, peut-être, entre ces murs. Il a eu peur. Il a rêvé. Et aujourd'hui, il ne reste rien.
Rien d'autre qu'une chambre stérile. Une coquille vide qu'on a désinfectée comme pour effacer jusqu'au souvenir de sa présence.
Je n'ai pas de mot pour ce que je ressens. Seulement ce vide dans ma poitrine.
Et cette colère sourde : celle qu'on réserve aux disparitions trop rapides.
Celles qu'on n'a pas le droit d'oublier aussi vite.
C'est peut-être ce qui me pousse à me concentrer encore davantage – l'espoir de trouver quelque chose. Un indice concret.
Je balaie la lumière au sol. Rien. Puis, juste au bord du lit, entre deux lattes, je remarque une tâche sombre. Une forme irrégulière. Je m'agenouille.
Ce n'est pas une tâche. C'est trop régulier pour ça. Je plisse les yeux. À la lumière de la lampe torche, j'ai du mal à discerner avec précision ce dont il s'agit. On dirait... un cercle ? Ce qui est sûr, c'ets qu'on a voulu l'effacer. Et qu'on n'y est pas totalement arrivé.
Le cœur battant, je photographie ce que je viens de trouver sous tous les angles.
Je recule. Me redresse. Mes épaules sont tendues. Un frisson, soudain.
Comme si quelqu'un m'espionnait.
Je me retourne, par réflexe.
Personne.
Il est temps de sortir, si je ne veux pas me faire surprendre...
J'ai à peine franchi le seuil que j'entends :
— Inspecteur... comme on se retrouve.
Je me fige.
Appuyé négligemment contre une colonne, un léger sourire moqueur sur ses lèvres pleines, Kim Taehyung me toise.
Je dois avoir l'air particulièrement ahuri car il éclate d'un rire doux, qui m'agresse pourtant l'oreille :
— N'en voulez pas à Seokjin, le pauvre lapin ignore ce qu'est un mensonge... J'espère que vous ne lui avez donné une trop grosse somme ?
Le rouge de la honte me monte aux joues.
Bientôt remplacé par une autre sensation quand Kim Taehyung se rapproche de moi. D'un pas félin.
— Une nouvelle passion pour les chambres vides ? reprend-t-il. Ou peut-être que...
Je devine ce qui va sortir de sa bouche avant même que les mots ne s'envolent entre nous :
— Si vous vouliez visiter ma chambre, Inspecteur Jeon-nim, vous n'aviez qu'à me le demander.
Il marque une pause, avance encore d'un pas. La lumière diffusée par mon téléphone portable accroche son profil, sculpte ses pommettes, donne à ses traits une douceur cruelle.
Je serre la mâchoire.
— Je mène une enquête. Je n'ai pas à me justifier.
— Qui vous l'a demandé ? réplique-t-il.
Il lève une main dans un geste presque paresseux. Prenant tout son temps. Tout mon corps se tend. Je ne sais pas si j'ai envie qu'il me touche... ou qu'il me repousse.
Je devrais le recadrer. Lui rappeler les règles. Me rappeler à moi-même que je suis ici pour mener une enquête. Pas pour me laisser aspirer par le charme trouble d'un jeune homme bien trop séduisant pour ma santé mentale.
Mais au lieu de ça, je lui rends son regard. Et je déteste à quel point ça me brûle.
Nous restons ainsi accrochés l'un à l'autre pendant ce qui me semble une éternité.
Sa main hésite. Suspendue.
Son regard brille soudain d'hésitation.
Et paradoxalement, c'est ce qi me donne la force de me redresser.
— Tu as raison, je lance, personne ne m'a rien demandé. La bonne nuit.
Et je me hâte de m'éloigner de lui.
Note d'auteur :
Et voilà Taehyung, qui surgit dans l'ombre comme une tentation à peine déguisée.
Il joue. Il teste. Et Jungkook... commence à céder.
Si toi aussi, tu sens que ca chauffe... Laisse un like ou un comm' !
- Softly Unstable