Je me réveillai en sursaut, haletante, la sueur coulant sur mes tempes. Quelque chose m’avait tirée de mon sommeil, un bruit sourd, comme un écho lointain. Mon cœur battait à tout rompre, résonnant contre mes côtes, alors que j'essayais de reprendre mon souffle. Je restai un moment, immobile, à écouter l’obscurité qui m’entourait.
Autour de moi, le lourd baldaquin recouvert de velours violet me cachait la vue d’une bonne partie de la chambre. Le serpent doré brodé au centre du tissu ondulait comme une ombre vivante dans l'obscurité. Un frisson me parcourut l’échine alors que mes sens vampiriques captaient des bruits de pas, très légers mais distincts, se rapprochant de moi.
Deux présences.
Le silence se fit plus oppressant à chaque seconde. Les battements de mon cœur s’accélérèrent encore alors que je les sentais se positionner de chaque côté du lit. Puis, en une synchronisation presque parfaite, les rideaux s’ouvrirent brusquement, révélant deux hommes. L’un d’une quarantaine d’années, l’autre plus jeune, à peine sorti de l’adolescence. Leurs visages étaient tendus, déterminés, et leurs yeux brillaient d’une lueur sombre. Chacun pointait une arme vers moi : l’homme plus âgé tenait une dague, tandis que le plus jeune brandissait une épée dont la lame reflétait faiblement la lumière de la lune.
— Ne bouge pas, souffla le plus vieux, sa voix rauque brisant enfin le silence. Tu vas rendre les choses plus faciles pour tout le monde.
Je savais qu’ils pensaient m’avoir piégée, qu’ils croyaient que ma seule issue était devant eux. Mais ils ne connaissaient rien de ce dont j’étais capable. En un éclair, je bondis sur mes pieds, puis me propulsai vers le plafond. Mes ongles s’enfoncèrent dans le bois qui recouvrait la surface au-dessus de moi. Accrochée à la manière d’une araignée, je me déplaçai rapidement vers le coin le plus sombre de la pièce, là où leurs yeux d’humains ne pouvaient me distinguer.
J’entendis leurs respirations s’accélérer. La panique commençait à s’installer en eux. Ils balayaient la pièce de leurs regards effarés, incapables de comprendre ce qui venait de se passer.
— Où est-elle ?! grogna l’homme plus âgé, tournant sur lui-même, les mains tremblantes autour de la poignée de sa dague.
C’était le moment. Je fondis sur lui, silencieuse comme la nuit. Avant qu’il ne puisse réagir, mes crocs se plantèrent dans son cou. Le goût du sang explosa dans ma bouche, métallique et puissant. Je sentis la chaleur de sa vie quitter son corps tandis que je m’abreuvais, ses forces disparaissant sous mes griffes.
Quand je rouvris les yeux, la chambre avait changé. Le baldaquin violet avait disparu, remplacé par mes rideaux à fleurs familiers. La lumière naturelle du jour baignait la pièce, douce et rassurante. Je m’assis sur le lit, mon souffle toujours court. Un rêve. Encore un de ces cauchemars. Mais cette fois, il semblait plus réel que jamais.
Je tendis l’oreille, cherchant les bruits habituels de la maison. En bas, j’entendais les sons rassurants de mon père préparant le petit déjeuner. Il sifflotait, comme toujours, probablement en train de faire cuire du pain perdu. Mais il manquait quelque chose. Un son, une présence… Esta. D’habitude, ma sœur était toujours debout dès l’aube. Pourtant, aujourd’hui, le soleil était déjà bien haut dans le ciel, et je n’entendais pas le moindre bruit venant de sa chambre. Une peur viscérale me saisit soudain. Et si ce que j’avais vécu dans ce cauchemar n’en était pas un ? Et si l’homme que j’avais tué était… ma sœur ?
Non… Je refusais de m’imaginer cette horreur. Mais l’idée s’était déjà insinuée dans mon esprit, comme un poison. Je savais que j’avais du sang de vampire en moi, mais j’avais toujours vécu comme une humaine, contrôlant mes instincts les plus sombres. Néanmoins, la peur persistait. Je sortis de mon lit en trombe, traversant le couloir en courant pour rejoindre la chambre d’Esta. Je poussai la porte, le souffle coupé, mais elle n’était pas là. Le lit était vide, impeccablement fait, comme si elle ne l’avait jamais occupé. Mes mains se mirent à trembler alors que je sentais la panique m’envahir. Où était-elle ?
Je descendis les escaliers, livide. Mes jambes flageolantes peinaient à me porter. Une fois en bas, je m'arrêtai en silence devant la cuisine. Mon père était là, dos à moi, continuant à préparer le petit déjeuner, sans se douter de l’angoisse qui m’habitait.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie ? demanda-t-il en se retournant, remarquant mon expression.
— Où est Esta ? demandai-je d'une voix étranglée.
— Oh, elle est partie chercher des baies sauvages pour le petit déjeuner, répondit-il en souriant. Tout va bien ?
Je ne répondis pas. Mes muscles restaient tendus, mes pensées tourbillonnant dans une spirale d’inquiétude. Mon père continua à cuisiner, inconscient de ma détresse. Je m’assis à la table, les nerfs à vif, guettant chaque son venant de l’extérieur. Chaque minute me parut durer des heures.
Enfin, la porte de la cuisine s’ouvrit, et je retins mon souffle. Gideon entra le premier, suivi d’Esta, un panier rempli de baies dans les mains. Le chat portait fièrement un petit oiseau entre ses crocs, qu’il venait d’attraper pour agrémenter notre petit déjeuner. Une vague de soulagement m’envahit, mais elle fut rapidement suivie d’un torrent d’émotions. Mes yeux se remplirent de larmes, et je dus lutter pour ne pas éclater en sanglots. Comment expliquer à ma famille que j’avais cru, même un instant, avoir tué ma propre sœur ? Fidèle à elle-même, Esta perçut immédiatement que quelque chose n’allait pas. Sans un mot, elle vint vers moi et m’enlaça. Ses bras autour de moi apaisèrent mon cœur affolé, et je me laissai aller un instant contre elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? me demanda-t-elle doucement.
Je pris une grande inspiration avant de leur raconter mon cauchemar, chaque détail me semblant plus réel à mesure que je parlais. Mon père tenta de me rassurer, affirmant que ce n’était qu’un mauvais rêve. Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas aussi simple. Ce que j’avais vécu cette nuit-là, ce n’était pas un simple cauchemar. C’était un souvenir.
Les nuits suivantes furent un enfer. Chaque fois que je fermais les yeux, je revivais le même cauchemar, encore et encore. Je tuais cet homme, je buvais son sang, et je me réveillais tremblante, épuisée, incapable de distinguer le rêve de la réalité. Le meurtre s'imprégnait dans mon esprit, chaque fois plus réel, plus tangible, me rongeant de l’intérieur. Mais le pire, c’était la soif. Une soif que je n’avais jamais ressentie auparavant. Une soif de sang.
Je commençais à percevoir différemment les bruits autour de moi, les battements de cœur de mon père et d’Esta devenaient de plus en plus présents. Lorsqu’ils étaient près de moi, je pouvais presque entendre leur sang couler dans leurs veines. Même ma nourriture changeait. Je me surprenais à apprécier la viande de plus en plus saignante. Cela m’effrayait. Chaque jour, je sentais la part de vampire en moi se réveiller davantage, prenant le dessus sur l’humaine que j’avais toujours été. Il n’y avait qu’une seule solution : je devais me rendre dans le Royaume des Ombres. Chaque signe semblait me pousser dans cette direction. Si je ne répondais pas à cet appel, je savais que je finirais par céder à mes instincts ici, au milieu des miens. Mais partir ne serait pas simple. Mon père ne me laisserait jamais partir seule. Ironique, non ? Un homme qui avait fondé une famille avec une vampire, mais qui refusait de voir sa fille accepter sa nature. Je choisis un soir où il paraissait de bonne humeur pour aborder le sujet. Je savais que ce ne serait pas facile.
— J’ai bien réfléchi, déclarai-je d’un ton que je tentais de rendre léger. Je vais aller dans le Royaume des Ombres.
La fourchette de mon père tomba sur la table, et il s’étouffa avec sa bouchée. Esta, elle, resta silencieuse, ses yeux fixés sur moi. Elle savait déjà ce que j’allais dire, je l’avais vu dans son regard.
— Il est hors de question que tu ailles là-bas, répondit mon père d’une voix dure, sans appel.
— Et pourquoi ? demandai-je, gardant mon calme.
— D’un, c’est dangereux. De deux, c’est dangereux. Et de trois, c’est encore plus dangereux.
Je levai les yeux au ciel.
— Je sais ce que je fais. Et puis, je ne suis pas juste une humaine, répliquai-je. J’ai ma place là-bas.
— Comment comptes-tu y aller ? Tu ne pensais tout de même pas prendre mon cheval, n’est-ce pas ?
— Eh bien… si, en fait. Mais ne serais-tu pas plus serein en sachant que je suis avec le meilleur cheval que tu connaisses ?
Mon père ne se laissa pas convaincre si facilement.
— C’est non. Il n’y a pas de négociation.
Le silence s’installa, lourd, tendu. C’est alors qu’Esta, qui n’avait pas dit un mot jusque-là, prit la parole.
— Et si j’y allais avec elle ? proposa-t-elle doucement.
— Pardon ? Tu t’y mets aussi ? s’étonna notre père, la colère laissant place à l’inquiétude.
— Si nous partons toutes les deux, nous pourrons nous protéger mutuellement, continua Esta, sans se laisser démonter.
Mon père fronça les sourcils, ses yeux passant de moi à ma sœur. Il semblait chercher à comprendre si tout cela était un plan préparé d’avance, une conspiration contre son autorité.
— C’est un plan, c’est ça ? Vous vous êtes liguées contre moi ? lança-t-il, sur la défensive.
— Écoute, papa, répondit Esta, cela fait presque une semaine que j’entends Isis crier la nuit et qu’elle ne mange plus rien d’autre que de la viande saignante. Il faut qu’elle y aille.
Mon père resta silencieux, ses traits se tendant sous l’effet de la réflexion. Pour la première fois, il semblait vraiment peser ses mots avant de répondre. Puis, finalement, il soupira et se leva lentement de sa chaise.
— D’accord, mais à quelques conditions, finit-il par dire, sa voix grave trahissant son inquiétude.
Il se dirigea vers le vaisselier et tira d’un petit tiroir un vieux sac en cuir élimé. Il revint à la table et en sortit deux pierres noires, lisses et rondes, qu’il posa devant nous.
— Prenez l’une de ces pierres. Je garde l’autre.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, intriguée.
— Ce sont des pierres de communication. Grâce à elles, nous pourrons rester en contact. Et si jamais vous avez un problème, vous m’appelez immédiatement.
Je sentis Esta se tendre à mes côtés. Elle prit la parole avant que je ne puisse la retenir.
— Mais qu’est-ce que tu feras si on est à des dizaines de kilomètres ? Tu ne pourras pas nous aider, même avec ces pierres.
Je lui lançai un regard en biais, désapprobateur. Elle avait raison, bien sûr, mais notre père n’avait pas besoin de le savoir. Je ne voulais surtout pas qu’il change d’avis à cause de ça.
— J’ai des contacts, répondit-il, sa voix plus douce. Je trouverai une solution. Mais je ne laisserai pas mes deux petites filles partir sans aucun moyen de communiquer avec moi. Ensuite, vous restez ensemble, quoi qu’il arrive. Je ne veux pas apprendre que vous vous êtes séparées. C’est une question de survie.
Il marqua une pause, passa une main sur son visage fatigué, puis annonça qu’il me donnerait son cheval, Hugh, pour le voyage. Esta, elle, voyagerait sur Gideon, qui avait la capacité de se transformer en un chat cornu de la taille d’un âne.
Les jours suivants furent un tourbillon de préparatifs. Nous rassemblâmes nos affaires, emportant le strict minimum pour voyager léger, même si notre père insista pour nous charger de provisions et de potions en tout genre. Le matin de notre départ, avant même que le soleil ne se lève, nous étions prêtes. Mon père me serra longuement dans ses bras, et juste avant de me lâcher, il murmura à mon oreille :
— Quoi que tu découvres là-bas, n’oublie pas que tu es ma fille et que je t’aimerai toujours.
Ses mots résonnèrent en moi, comme une promesse, une vérité qui resterait à jamais gravée dans mon esprit. Je ne comprenais pas encore tout à fait la portée de ses paroles, mais je savais que je m’en souviendrais toute ma vie.
Le voyage fut long et éprouvant. Nous traversâmes des paysages verdoyants, des vallées fleuries où les arbres semblaient aussi anciens que le monde lui-même. C’était la dernière terre accueillante avant d’atteindre le Royaume des Ombres. La forêt qui se dressait devant nous, dense et impénétrable, formait une frontière naturelle entre le monde des humains et celui des vampires. Plus nous avancions, plus la lumière du soleil devenait rare. La température chuta brutalement, et je remerciai mon père en silence de m’avoir forcée à prendre un manteau.
Le Royaume des Ombres se trouvait au-delà de cette barrière naturelle, coincé entre les Montagnes Interdites et les Bois Sanctifiés. Un endroit où le froid régnait en maître, où même la vie semblait suspendue. La forêt devenait de plus en plus sombre à mesure que nous nous enfoncions dans ses profondeurs. Le silence y était presque palpable. Pas un souffle de vent, pas un oiseau, pas le moindre bruit. Même la faune semblait avoir déserté ces terres.
Le deuxième jour, le froid était si intense que nous dûmes dormir blotties contre Gideon pour ne pas geler. Chaque respiration formait un nuage blanc devant nos visages et le paysage autour de nous devenait de plus en plus hostile. Les plantes, autrefois luxuriantes et colorées, étaient désormais épaisses et sombres, comme si elles avaient enfilé un manteau de survie. Mais le plus frappant, c’était l’absence totale de vie animale. Là où, auparavant, nous avions croisé des créatures étranges, des oiseaux à quatre pattes et des insectes faits de feuilles, il n’y avait à présent plus que le silence glacé.
Lorsque nous atteignîmes enfin la lisière de la forêt, une forme longiligne surgit devant nous, presque invisible dans la pénombre. Cette créature, d’environ trente centimètres de large et deux mètres de long, se tenait parfaitement immobile. Il fallut quelques instants avant que je ne la distingue réellement. Ses bras s’ouvrirent lentement, dévoilant une large cape bleu ciel qui s’étendait autour de lui comme les ailes d’une chauve-souris. Doté de deux paires de bras, il bougeait avec une lenteur calculée, comme pour nous hypnotiser.
Il n’avait toujours pas prononcé un mot, mais ses yeux brillaient d’une intelligence froide et calculatrice.
— Mesdames, déclinez vos identités et vos intentions, dit la créature d’une voix grave, résonnant étrangement dans le silence.
— Nous sommes Esta Fensalor et Isis Nebula, répondis-je d'une voix forte. Nous venons en tant que simples touristes.
La créature sembla s'immobiliser un instant avant de parler à nouveau.
— Mademoiselle Nebula, vous pouvez passer.
Je fronçai les sourcils.
— Et Esta ? demandai-je.
La créature resta silencieuse, refusant de répondre. La tension monta en moi. Je n’irai nulle part sans ma sœur.
— Si elle ne peut pas entrer, je ne viendrai pas non plus, déclarai-je fermement, espérant que ma voix ne trahissait pas la peur qui me nouait l’estomac.
La créature sembla réfléchir un moment, ses yeux scrutant les miens, perçant mon âme. Il savait quelque chose que je ne savais pas. Pourquoi mon nom résonnait-il ainsi à ses oreilles ? Je bluffais, essayant de montrer une assurance que je ne ressentais pas vraiment.
Finalement, la créature céda.
— Très bien, mademoiselle, finit-elle par répondre.
Je laissai échapper un souffle que je n’avais pas pu retenir. La créature s’envola, disparaissant dans les ténèbres au-dessus de nous, et nous laissa passer sans autre mot. Le soulagement fut de courte durée. Plus nous approchions de la ville, plus je sentais le poids de ce lieu s’abattre sur moi.
Après une petite heure à travers cette terre désolée, nous atteignîmes enfin l’enceinte de la ville. Une grande arche en pierre sombre se dressait devant nous, surplombée de lettres dorées qui formaient un seul mot : Grimkiller.
Je m'arrêtai un instant, regardant ces lettres avec une étrange sensation de destin. Nous étions arrivées. Le Royaume des Ombres nous attendait.