Le soleil était haut sur la ville, et les rayons chauds me réveillèrent doucement. À travers mon rideau bleu à fleurs violettes, j’apercevais cet astre lumineux vivifier la maisonnée. De l’autre côté du mur, collé à mon lit, j’entendais ma sœur s’habiller. À l’étage inférieur, mon père préparait la cuisine, s'affairant à faire mon gâteau d’anniversaire. Les yeux à demi-clos, j’enfilai mon bas de pyjama et un pull, puis descendis derrière ma sœur. Elle me salua avec sa bonne humeur habituelle, à laquelle je répondis avec mon calme habituel.
Dans la cuisine, qui faisait également office de salle à manger, mon père, Audric, portait un tablier vert orné de petites feuilles blanches. Heureusement pour ses vêtements, la pâte crue, le chocolat et les confettis de sucre étaient tous tombés sur le tablier. Entre ses mains gantées, un gâteau au chocolat couvert de petites billes multicolores m’attendait. Esta alla chercher des bougies : une en forme de deux et une autre en forme de zéro. En ce jour, j’avais 20 ans, un âge fatidique où l’enfance appartenait au passé, et où je devais apprendre à devenir adulte. Ce que je n’avais pas prévu, c’était la vitesse à laquelle les années passaient.
Impatiente, Esta me pressa de souffler les bougies pour pouvoir m’offrir son cadeau. Mon père semblait aussi excité qu’elle, bien qu’ils ne partagent pas le même sang. Quiconque nous aurait croisées dans la rue n’aurait jamais deviné que nous formions une famille. Mon père avait de longs cheveux châtains, contrastant avec mes cheveux noirs et blancs. Quant à ma sœur Esta, sa peau bleue éliminait toute possibilité de confusion.
Je soufflai mes bougies en formulant un vœu, le même depuis des années : connaître ma mère. Même si je ne l’avais jamais rencontrée, son absence se faisait toujours ressentir. C’est avec cette sensation de vide dans la poitrine que je reçus mes cadeaux. Je savais que mon sourire semblait figé, malgré mes efforts pour ne pas penser à ma mère. Esta m’offrit un petit paquet fait de feuilles et de fleurs blanches. J’ouvris délicatement la verdure pour découvrir un pendentif, une pierre ronde et plate aux couleurs changeantes. Selon la manière dont on la tournait, elle tirait vers le bleu et le jaune, ou le vert et le violet. À l’intérieur de cette pierre, de petits cristaux blancs rehaussaient son éclat. Autour, un arbre de vie en métal retenait la pierre au bout d’une chaîne. Le pendentif était magnifique, et je me demandais comment ma sœur avait pu se le procurer. Surprise que je puisse imaginer qu’elle l’ait acheté, elle m’expliqua fièrement qu’elle l’avait fabriqué elle-même.
— C’est un pendentif de protection. Tant que tu le portes, tu seras protégée par la puissance de la nature. Où que tu te trouves, tu ne seras jamais sans défense, je te l’assure.
Je la remerciai, sans vraiment comprendre d’où pourrait venir un si grand danger. Elle m’aida à attacher le collier à l’arrière de ma nuque, et lorsqu’il pendit à mon cou, je ressentis une pesanteur. La pierre était bien plus lourde que je ne l’avais imaginé, mais surtout, je sentais les particules de magie envelopper mon corps. Ce n’était pas de la superstition. Esta avait réussi à imprégner un bijou de magie, chose que ni moi ni mon père n’avions réussi à faire jusqu’alors. J’étais sincèrement fière de ma sœur et des progrès qu’elle avait réalisés en si peu de temps.
— Hem… alors, commença mon père, soudainement très gêné pour une raison qui m’échappait. Mon cadeau est un peu spécial. Je ne savais même pas si j’allais te l’offrir, pour être tout à fait honnête.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, piquée par la curiosité.
Il me tendit une boîte en bois simple, renforcée de métal aux coins. Cette boîte d’une vingtaine de centimètres de long renfermait un secret, prêt à être découvert. Avant que je puisse l’ouvrir, il posa sa main dessus et me regarda avec intensité.
— Cette boîte t’a été léguée par ta mère. Elle me l’a confiée lorsque tu étais encore très jeune, avec pour seule instruction de te la donner le jour de tes 20 ans. Je ne l’ai jamais ouverte, je ne sais pas ce qu’elle contient.
Je ne savais pas quoi dire ni comment réagir. Dès qu’il avait mentionné ma mère, un poids pesait sur mes épaules. Je fixais la boîte comme si je pouvais voir ce qu’elle renfermait. Mon père retira sa main, me laissant le choix de l’ouvrir ou non.
— Tu n’es pas obligée de l’ouvrir. Prends ton temps, me rassura-t-il d’une voix douce.
— C’est bon, je vais l’ouvrir, répondis-je en essuyant des larmes naissantes. C’était la volonté de maman, je dois le faire.
Esta était restée silencieuse tout du long, mais je pouvais sentir tout son amour se projeter vers moi. Née d’une autre mère, elle était l’une des personnes les plus importantes pour moi et l’une de celles qui m’aimaient le plus. Elle comprenait ce que signifiait ce cadeau pour moi. Les réponses que j’attendais depuis si longtemps allaient enfin m’être révélées. J’ouvris la boîte doucement, laissant les gonds grincer. À l’intérieur, une dague et une lettre reposaient sur un papier froissé. La dague brillait comme si elle était neuve, bien que mon père n’ait probablement jamais pris la peine de la polir. En plus de dix ans, la dague aurait dû vieillir dans son écrin de bois. Quant à la lettre, elle était en bon état malgré le papier jauni et légèrement rongé par l’humidité aux coins. Je l’ouvris sous les regards curieux de mon père et de ma sœur. La lettre était courte et révélait l’écriture de ma mère. Penchée et aux boucles exagérément grandes, son écriture ronde et douce contrastait avec la description que mon père faisait d’elle. Il l’avait toujours dépeinte comme une femme de la noblesse, exigeante envers son peuple.
Ma mère ne m’avait confié qu’une seule mission à travers cette lettre : aller dans le monde des vampires chercher son héritage. Elle me mettait aussi en garde contre un démon, mais restait vague à ce sujet. Cela n’avait aucun sens. Si un démon me poursuivait, je le saurais. En 20 ans, il ne s’était jamais manifesté. De plus, elle n’avait pas pris le temps de me témoigner son amour ou d’inclure quelques mots gentils. Ces quelques lignes ne répondaient à aucune de mes questions et, au contraire, en soulevaient de nouvelles. J’étais déçue que ma mère ne m’ait laissé que cela : une énigme et une dague. Je n’étais ni mercenaire ni chasseuse, je ne savais pas quoi faire de cette arme. Quant à aller dans le monde des vampires, mon père ne me laisserait jamais y aller. Même à 20 ans, il me voyait encore comme sa petite fille.
Il avait remarqué mon désarroi et, avec tout son amour, tenta de me rassurer en expliquant que ma mère n’avait probablement pas toute sa tête lorsqu’elle avait rédigé cette lettre. Je savais qu’il disait cela pour me réconforter, mais la douleur dans ma poitrine restait bien présente. Je n’avais pas besoin de cela. C’était mon anniversaire, je devrais être en train de rire et de profiter de ma famille, de ceux qui sont là. Alors, je fis bonne figure, figeai un sourire sur mon visage et tentai de passer une bonne journée d’anniversaire.
Le lendemain, la routine reprit son cours. J’avais 20 ans et un jour, et je devais aider mon père à la boutique. Les herbes devaient être suspendues, broyées et mises dans des sachets et des bocaux. Je n’avais pas encore les connaissances nécessaires pour préparer des potions, mais cela ne m’empêchait pas d’aider mon père avec les tâches basiques. Il était l’apothicaire du village, et tout le monde comptait sur lui. En fin d’après-midi, j’avais terminé toutes mes tâches et rejoignis Esta dans la forêt. Elle s’occupait de cueillir toutes les plantes dont nous avions besoin, mais je la trouvai allongée sur le dos, son chat endormi sur son ventre.
— Alors, ça travaille dur ? lui lançai-je en la réveillant.
— Tu peux parler, qu’est-ce que tu fais ici ? T’as pas des herbes à broyer ?
— J’ai fini.
— Bah, pareil, répondit-elle en se levant, laissant son chat retomber.
Nous nous regardâmes quelques secondes, puis éclatâmes de rire. Nous passions notre temps à nous lancer des piques amicales et nous adorions ça.
— J’ai un truc à te montrer, dit-elle en s’accroupissant devant son chat.
Elle sortit de sa besace une feuille vert clair, fendue en deux, et l’agita devant lui.
— Ouah, tu sais jouer avec ton chat, je suis ébahie ! me moquai-je.
— Sois patiente, vieillarde, me répondit-elle.
Son chat, Gideon, tentait d’attraper la feuille, et à mesure qu’il agitait ses pattes dans le vide, une sorte de poudre rose en sortait. En quelques minutes, la poudre s’était répandue tout autour de lui, formant un nuage de poussière rose.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Aucune idée, mais ça ne se produit qu’avec cette plante, et uniquement si mon chat l’attaque. J’ai essayé moi-même, mais rien ne se passe.
— Mets-en un peu dans cette fiole, ça peut toujours être utile quand on saura ce que c’est, lui dis-je en lui tendant l’une des fioles vides attachées à ma ceinture.
Après ce petit spectacle, nous nous installâmes au bord de la rivière, les pieds dans l’eau fraîche. Gideon nous éclaboussait gentiment en essayant de pêcher des poissons aussi gros que lui. Même si je savais de quoi nous allions parler, je ne voulais pas être la première à aborder le sujet. Je n’avais rien à dire, à part exprimer mes regrets.
— Je sais que tu ne veux pas en parler, mais il va le falloir, dit Esta en rompant le silence.
Elle avait toujours eu ce don de comprendre ce que je ressentais sans que j’aie besoin de parler.
— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? répondis-je, dépitée. Le seul héritage que m’a laissé ma mère est totalement incohérent.
— Peut-être que ce n’est pas si incohérent. Actuellement, oui, ça semble décousu, mais peut-être que, le moment venu, tout te paraîtra plus clair.
— J’étais censée recevoir cela pour mon 20ᵉ anniversaire, et c’était le cas, donc ce moment devrait être maintenant.
— Et la dague ? Tu sais ce que c’est ? demanda Esta en changeant de sujet.
— C’est une dague, je vais pouvoir t’aider à couper des herbes, répondis-je amèrement.
— Je peux l’examiner si tu veux. Ça ne coûte rien.
Je lui tendis la dague, que j’avais gardée dans ma sacoche sans grande conviction, mais elle avait raison. Elle pourrait peut-être me dire si elle était enchantée. Elle se concentra, tenant la dague dans ses deux paumes à plat, et une faible lueur bleutée en émana. Après quelques secondes de concentration, elle me la rendit, un large sourire illuminant son visage.
— Je suis heureuse de t’annoncer que cette dague n’est pas seulement enchantée, elle est magique !
Je n’en revenais pas. Les armes magiques étaient des artefacts rares et puissants. La Maison de la Magie pourrait me donner des indications sur l’utilité de cette dague. Je commençais à entrevoir une lueur d’espoir dans mon désespoir.
— C’est de quelle maison ? demandai-je, impatiente.
— Je suis désolée, je ne sais pas. C’est une magie ancienne, et je ne suis pas encore assez forte pour en déterminer l’origine.
Voyant ma mine dépitée, elle ajouta :
— Mais quand je serai admise à l’École Royale, je pourrai identifier toutes les maisons de magie, et même plus encore.
— Oui, c’est ça. Tu vas enfin être utile, répondis-je en lui envoyant de l’eau, ma bonne humeur retrouvée.
Le soleil se couchait, ce qui signifiait qu’il était temps de rentrer. Mais avant de devoir afficher un visage serein devant notre père, j’avais besoin d’un câlin de ma sœur. Elle était mon roc, et sa lumière réchauffait mes ténèbres.