Elias
" — Pourquoi tu ne me laisses pas la rejoindre ?
Le froid transit mes membres et me paralyse un peu plus chaque secondes tandis que ses iris plongent dans les miens, ce mélange d'océan tumultueux et de ciel orageux m'hypnotise. Du bout des lèvres il répète à nouveau sa question et me fixe comme si j'étais le détenteur de toutes ses réponses. Une bourrasque fait voler ses cheveux blonds laissant apparaître les cicatrices encore fraîches qui ornent ses tempes, je suis si près de lui qu'en tendant la main je pourrais les toucher, et à la fois j'ai la sensation qu'il est intouchable, volubile. Une ombre dans l'obscurité.
Sa bouche s'étire, il murmure quelque chose que je ne comprend pas. J'ai beau me concentrer je n'arrive pas à en percevoir le son. Il m'adresse un sourire qui semble figer le temps puis tout se passe très vite, ses doigts relâchent brutalement la rambarde du pont et son corps disparaît avant même que je n'ai eu le temps d'esquisser un geste.
Un son guttural s'échappe de ma gorge et mon cris perce le silence de la nuit. Je ne reconnais même pas ma propre voix. J'essaie de bouger mais mon corps refuse d'obéir. Je reste figé à écouter ce bruit d'eau assourdissant qui résonne dans mon crâne, encore et encore, tout est réel à présent, il est trop tard et je n'ai rien fais pour l'en empêcher.
Je n'ai pas bougé...
— Non, merde... merde ! MERDE !
Mes mains tremblent violemment et je réussis à me redresser tant bien que mal. Dangereusement penché au dessus du vide je scrute les ténèbres trouvant le courage de chercher une quelconque trace de lui. Quelques vagues secouent encore la rivière et je n'ai pas besoin de plus longtemps pour entrevoir le tissus de son manteau flotter à la surface.
Un tissus beige à carreaux.
Il... il est mort, le sourire aux lèvres. "
Je sursaute, brutalement arraché à mon sommeil. Il me faut quelques instant pour reprendre mes esprits et comprendre que je me trouve dans ma chambre encore plongée dans l'obscurité. Je m'extirpe des couvertures pour m'installer sur le bord du lit. Merde, encore ce rêve. Il est différent à chaque fois, j'ignore pourquoi mon esprit me rejoue inlassablement cette scène chaque nuit. C'est une version différentes à chaque fois, un peu comme s'il me laissait le choix d'envisager d'autres possibilités.
Parfois il me laisse miroiter des discussions et dans ces instants je parviens à l'en dissuader, d'autre, non. Cette fois-ci il à sauté... j'ai encore l'impression d'y être. Ma gorge me brûle encore d'avoir hurlé, l'odeur de son parfum d'agrume flotte dans mes narines et je sens encore mes doigts fermement accroché à lui.
Si réel.
Je passe une main sur mon visage, une bonne douche ne me ferait pas de mal. Me forçant à sortir du lit, j'appuie sur la télécommande pour ouvrir les volets et me dirige vers la salle de bain. Mon téléphone sonne et m'oblige à rebrousser chemin.
— Elias Gylënstierna, j'annonce sans regarder le nom de mon interlocuteur.
Un grondement sourd me répond à l'autre bout du fil, je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit que la voix de mon meilleur ami me coupe sévèrement.
— Elias, merde, dis moi que tu es route. Non, attends... ne me dis pas que tu as oublié !
— Très bien... je ne te le dis pas dans ce cas, grimacé-je en espérant qu'avec un peu d'humour l'agacement de Jesper s'envolera tout aussi vite.
— Sans déconner...
— Je suis désolé, écoutes je fais vite. Je peux être là dans...
— Tu as vingt minutes, café habituel.
— Ok, je ...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase qu'il à déjà raccroché.
— Je me dépêche, j'ai compris, je termine ma phrase pour moi-même.
Sans perdre plus de temps je file sous la douche. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire j'enfile mon costume et passe un coup rapide dans mes cheveux. Je pince les lèvres en passant devant le miroir qui me renvoi mon reflet, des cernes marquent mes yeux, écho à ma nuit agitée.
Jesper n'a pas finit de me faire la morale.
Comme promis moins de trente minutes plus tard je pousse les portes du café qui tintent sur mon passage. Malgré la foule, je le repère sans mal à une table dans le fond. Il plisse d'ailleurs les yeux lorsque je m'installe en face de lui.
— Je me maudis chaque jours de t'avoir choisis comme meilleur ami, grommelle- t-il entre deux bouchée de croissant. J'espère que ton café est froid et imbuvable !
— Charmant. Tu sais, il est encore temps d'en commander un au père noel mais je doute que tu ai été assez sage... il pourrait te refourguer le premier venu. Le genre ennuyeux et insipide comme tu les détestes.
— Hum... c'est probable mais je me ferais moins de soucis et je n'aurai pas besoin de lui servir de réveil matin. Quoi que dans le fond, t'as raison, je m'emmerde trop quand tu n'es pas dans le coin.
— Tu vois !
Un sourire amusé s'étire enfin sur son visage.
— Des nouvelles de ton père ?
— Pas la moindre depuis ma dernière visite. Je ne sais pas si je dois en être heureux ou m'en inquiéter. Ces silences n'augurent jamais rien de bon.
Jesper hoche péniblement la tête sans me contredire. Lui aussi le sait bien, il le connait assez pour ne pas me donner tord. Après quelques instants il décide de changer radicalement de sujet.
— J'ai l'impression de ne pas t'avoir vu depuis une éternité. Faut dire que c'est devenu sacrément difficile de te voir plus de dix minutes par semaine ces derniers temps.
— Je sais, désolé, grimacé-je en buvant une gorgée de mon café. Ma petite virée à Stockholm s'est annoncée plus longue que prévue et je n'ai pas une minute à moi ces temps-ci, c'est la folie au studio avec la deadline qui approche... je suis crevé et ...
— Je sais, dès que tout se calmera tu devrais prendre un peu de temps pour toi, là, tu crains mon pote ! tu ressembles à un cadavre ambulant. Crois-moi tu fais peine à voir.
— J'ai toujours adoré ta façon de me flatter.
Il sourit, fier de sa remarque. Quoi qu'il n'a pas tord, des vacances ou une petite pause ne me ferait pas de mal. J'ai toujours eu du mal à lever le pied, avoir fondé avec Alrik Eagle games reste ma plus grande fierté mais elle occupe également toute ma vie, m'acheter du sommeil pourrait être une solution viable non ?
Rassemblant sa crinière blonde dans un buns au dessus de sa tête, Jesper me lance un regard en coin qui me fait lever les yeux au ciel. Agacé, je le devance en pointant un doigt menaçant dans sa direction.
— Je te préviens, ne t'avises pas !
— quoi donc ? réplique t-il innocemment.
Un faux sourire angélique s'installe sur son visage et je soupire. Le monde m'en soit témoin... Jesper Levinson est tout sauf un ange tombé du ciel ! des cornes invisibles lui pousseraient presque sur le crâne.
— Déformation professionnelle, ajoute t-il en haussant les épaules.
— Évidemment... eh bien je ne suis pas un de tes patients, alors fou moi la paix docteur Levinson...
— Effectivement, cela ne risque pas d'arriver à moins que tu ne remonte le temps jusqu'à l'adolescence tout au moins. Je t'assure, je n'ai pas de patient aussi vieux que toi. Je préfère les gamins et de loin, ils sont bien moins prise de tête que toi.
— Qui est le vieux ici ? répond-je faussement offusqué. Tu as seulement deux ans de moins que moi, je dois te rappeler que tu as pleuré comme un bébé en soufflant ta trentième bougie ? d'ailleurs... en y réfléchissant bien mon oncle doit avoir immortalisé le moment, j'irai jeter un œil dans ses archives.
— Laisse Alrik en dehors de ça et ne t'avises pas mec, me menace t-il en pointant son croissant d'un geste théâtral.
Je souris, amusé du ridicule de la situation. Niveau crédibilité on aura vu mieux, les psys ne sont ils pas censés prendre soin des gens ? le mien me menace avec un croissant.
— C'est drôle tout de même, reprend-je pensif. Les enfants t'apprécient et même si c'est une énigme pour le monde entier, moi j'ai toujours su que tu avais ce truc particulier avec eux. Déjà à l'époque, c'était un automatisme avec le petit frère d'Ashton... il passait des heures à te raconter tout ce qui lui passait par la tête et toi à l'écouter patiemment. Je savais que tu ne te contentais pas d'écouter, tu aimais vraiment cela.
— Ouai, à croire que c'est ce que j'étais destiné à faire, répond t-il nostalgique.
Même si une pointe de tristesse s'installe dans son regard je ressens toutes la reconnaissance qu'il me témoigne lorsque je mentionne ce petit gars qui à tant compté pour lui. Pour nous tous. Au fond, sous ses airs revêches, Jesper n'est qu'un gros nounours en mal d'amour seulement le commun des mortels ne le perçoivent pas.
Perdu dans mes pensées je ne remarque pas la façon étrange dont il me dévisage. Je bois une gorgée de mon café – cette fois-ci fumant et bien meilleur que le précédent– pour palier au malaise qui s'installe en moi car je ne sais que trop bien ce que ce regard signifie.
— Tu y penses encore ? me demande t-il subitement l'air soucieux.
Je hausse les épaules ne voulant pas entrer dans son jeu. D'un regard je comprends ou il cherche à en venir et cette conclusion me ramène irrémédiablement à mon rêve de ce matin. Je soupire, foutu psy, je déteste quand il fait cela avec moi, ces discussions prennent toujours un tournant trop solennelle et analytique à mon goût.
— Elias, allez parle moi.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dises, soupiré-je en forçant mon regard à trouver un point invisible derrière lui.
— Tu sais, les gens se confient assez facilement à moi, j'imagine que c'est une espèce de fibre, un ressentis qui les met en confiance pourtant je n'arrive pas à saisir pourquoi tu as tant de mal à te confier sur tes sentiments. Même ceux qui n'ont rien à dire finissent par parler et quelque chose me dit que tu as pleins de choses à me raconter mais que tu ne veux pas le faire pour une raison qui m'échappe.
Jesper cale ses coudes sur la table pour se rapprocher de moi et me regarder dans les yeux.
— Parfois cela à du bon.
Je soupire et hoche la tête. Je sais qu'il à raison, c'est une chose que je reproche continuellement et silencieusement à mon père, comment peut-on faire des reproches à quelqu'un si on ne les suit pas soi même ?
— J'en sais rien, Jesper. Je ne sais pas quoi te dire et j'ignore pourquoi je me sens comme cela. Depuis ce soir là, je fais n'importe quoi.
Il pose une main réconfortante sur mon bras et je souris conscient d'avoir une chance inouïe de l'avoir à mes côtés. Sans lui, j'ignore comment serait ma vie mais une chose est sûre, tout serait bien insipide.
— Au vu des circonstances tu devrais peut-être envisager d'en parler à quelqu'un, je veux dire, bien sûr t'écouter n'est pas un problème tu es mon meilleur ami mais interférer est délicat. En revanche je pourrais très bien te donner le numéro d'un confrère qui serait ravi de pouvoir t'aider.
— Non, merci. Tu connais mon point de vue sur la question.
Imperturbable, il me jauge en silence sans me contredire. Il connait ma réticence sur le sujet et sait qu'il est inutile de me brusquer dans ces moments là. S'il connait toutes ma vie et les choses qui m'affectent depuis des années, rares ont été les fois ou nous en discutions. C'était un peu une règle d'or, un mode de fonctionnement entre nous : attendre que l'intention vienne de moi. Ashton n'est pas en reste, bien qu'il n'habite plus ici depuis des années, il n'en reste pas moins le troisième membre de notre trio infernal.
Ce qu'il s'est passé sur ce pont est différent de tout ce que j'ai pu vivre jusqu'ici, je ne veux pas enterrer cet événement, je veux y penser jusqu'à obtenir les réponses dont j'ai besoin. C'est une obsession, un besoin viscérale. Cette soirée sur le pont Malaren me revient sans cesse, jour et nuit, cette soirée ou j'ai empêché ce type de sauter. Trop de questions tournent en boucle dans ma tête et j'imagine que Jesper flipperait si je lui avouais que j'y retourne régulièrement. Pourquoi... pour obtenir des réponses ? ou espérer le revoir lui. Bien sûr avec un soupçon d'espérance pour qu'il ne recommence pas. J'ignore pourquoi Jesper décide de me faire son grand déballage aujourd'hui, ai-je si mauvaise mine ?
Est t-il en vie ? Si oui, ou est-il ? que s'est il passé ce soir là ? mais surtout... pourquoi à t-il fait cela ? J'ignore pour quelle raison mais j'ai besoin de m'assurer qu'il va bien. J'ai l'intime conviction que ce soir là une connexion s'est établie entre nous, un lien indéfectible qui nous lie intensément.
— Elias...
— Écoutes, je ne sais pas ce que tu t'imagines mais c'est moins grave que cela en à l'air. Je n'ai pas été traumatisé par ce qu'il s'est passé si c'est ce que tu penses, ok ? enfin, bien sûr que c'était choquant mais j'ai... je ne sais pas, j'éprouve juste le besoin de savoir qu'il va bien. C'est stupide je sais mais...
— Il n'y a rien de stupide El, c'est parfaitement normal, que tu le veuilles ou non c'est un événement que tu ne pourras pas oublier alors promet moi d'y réfléchir quand même. Je m'inquiète pour toi alors laisse moi me rassurer ok ?
— D'accord, j'y réfléchirai... promis.
Une promesse parmi tant d'autre. Une énième que je ne tiendrai pas, un nouveau mensonge auquel je veux qu'il croit. Si bon menteur... assez pour arriver à berner mon meilleur ami, lui qui passe tant de temps à fouiller dans la tête des gens ne perçoit pas le trouble de la mienne, du moins pas ce qu'il en est réellement.
Toute cette histoire me donne des nœuds au cerveau et ce n'est clairement pas la période idéale pour être distrait. Terminant nos boissons, mon ami amorce notre départ en se levant le premier et me raccompagne à la voiture garée quelques rues plus loin.