Dix ans plus tard.
Terremer, port stratégique d’Adrastie
— Où est-ce que vous les avez mis, bon sang ?
Son murmure n’avait pas été plus haut qu’un souffle ténu qui se propageait faiblement dans les recoins vides de la pièce, s’échappant dans les étagères qui croulaient sous le poids des livres et s’évanouit définitivement dans l’obscurité.
Les rideaux, tirés de chaque extrémité, laissaient à peine entrer la lumière, car la pièce aux grandes fenêtres à meneaux et aux vitraux colorés, était plongée dans une atmosphère feutrée, embrumée d’une odeur de vieux papier, mêlée à un léger parfum de Ferrocœur. Ce tabac que son père aimait fumer, et qu’elle détestait, imprégnait l’air. L’épais silence l’enveloppait dans une couverture, presque palpable, dans laquelle elle se sentait en sécurité. Un pan entier de l’existence de son père qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de découvrir prenait vie.
Agenouillée sur un tapis aradien aux motifs complexes, Alvidia alluma une bougie, et la posa sur le bureau en bois massif.
Les flammes vacillantes éclairaient les visages peints des prédécesseurs de son père. Elle se sentait observée par les anciens amiraux et jugée pour ce qu’elle était en train de faire. Leur essence semblait imprégner la pièce, comme si leurs esprits continuaient à hanter les lieux..
Au diable ces ancêtres morts depuis des lustres ! Au diable ces pensées idiotes ! Elle était là pour une bonne raison.
La légère luminosité lui permit de mieux discerner les objets épars à l’intérieur du coffre. Elle fouilla, écarta les registres et les babioles que son père avait accumulées au cours de ses nombreux voyages au-delà des mers. Dans son agitation, l’un des carnets s’écrasa sur le sol et s’ouvrit en deux. Le coup de crayon attira son regard, et un souvenir revint à son esprit à la vue du cuir indigo et or de la couverture et des pliures caractéristiques que son père avait causé à force d’usage. Il le pliait sur son genoux pour y écrire ou dessiner. Elle n’avait jamais été autorisée à le lire.
Pris entre son pouce et son index, elle caressa le papier en lin comme s’il s’agissait d’un être fait de chair. Les feuilles défilaient, des croquis et des mots s’agitaient sous ses yeux en des bouts informes et dépourvus de sens. Elle jeta son dévolu sur un portrait : celui de sa mère portant un pendentif. Son père l’avait dessiné des années auparavant, si bien que le charbon s’était estompé.
Elle toucha la chaîne qui entourait son cou, quasiment similaire à celui de sa mère, hormis la pierre bleue qui avait remplacé le rouge rubis. Sa mère le portait tous les jours jusqu’au moment où… elle ferma les yeux.
Une porte claqua dans le couloir, suivie de plusieurs voix, celles de soldats.
Son cœur se mit à battre sourd, comme un tambour de guerre, projetant des vagues de chaleur et de nervosité à travers ses veines. Ses sens s'aiguisèrent. Elle perçut tout ; chaque craquement de branche, chaque souffle du vent sur les carreaux, chaque ombre mouvante. Toutes ces perceptions augmentaient son agitation, et le sentiment précaire de protection s’évanouissait comme la brume au lever du soleil.
Mais lorsque ses mains s’activèrent à nouveau, elles ne tremblèrent pas un seul instant.
Elle ferma brusquement le livre, et passa le bras sous la cache en bois. Elle imaginait l’objet plus précieux, plus brillant. Le laiton était terne, rayé et taché par endroit par des ombres brunes et huileuses. Un objet commun, vulgaire, qui n’aurait jamais attiré son regard, si des inscriptions illisibles ne couraient pas autour de l’anneau de cuivre patiné qui encerclaient l’oculaire.
Elle glissa la longue vue dans sa ceinture.
A moitié dissimulée par le cabinet, elle attrapa le bougeoir et souffla dessus pour éteindre la flamme. Une obscurité totale envahit la pièce, ne laissant à Alvidia qu’une faible marge de manœuvre pour se déplacer sans faire de bruit. Elle s’empara vivement du carnet, et le rangea entre sa chemise et son corset, puis elle replaça sa cape sur sa poitrine et sa capuche sur son crâne.
Une fois que les soldats furent passés devant la porte, elle rampa à tâtons et colla son oreille sur le battant. A peine avait-elle posé sa joue contre le bois que la poignée tourna. Avec horreur, elle entendit le grincement des gonds.
Elle se retrouva nez à nez avec une tunique blanche.
Leurs yeux s’écarquillèrent simultanément. Des scarifications noires griffaient les paupières de l’homme, descendant jusqu’au milieu de ses joues, donnant l’impression qu’une créature s’était jetée sur lui pour lui arracher les yeux. Des points cicatriciels, formaient des protubérances blanches tout le long de ses lèvres.
Un voile dissimulait le haut de son front, entourant son cou et son buste, pour recouvrir son armure immaculée. Des bijoux en or ornaient son plastron et ses biceps. Il n’était pas comme tous les soldats de l’empire, mais un Impérial. Un soldat d’élite. Il glissa lentement sa main en direction de sa rapière, en guise d’avertissement.
— Alvidia ? Que fais-tu dans le bureau de l’amiral ?
Se glisser parmi les fonctionnaires n’était plus une option. Une bouffée de chaleur monta jusqu’à son visage. Elle claqua la porte, puis se plaqua contre le battant pour la repousser de toutes ses forces, maintenir la poignée levée, et tourner la clef. Elle ferma les yeux avec force, espérant se réveiller de ce cauchemar. Parmi tous ceux qui pouvaient se trouver derrière cette porte, pourquoi fallait-il que ce soit lui ?
Ses pieds glissèrent en arrière, et ses mains moites de sueur rendaient la tâche si ardue qu’elle faillit lâcher prise. L’Impérial poussa un cri de rage avant d’enfoncer la porte à coup de bottes. Les coups toujours plus violents ébranlèrent les charnières. Le cliquetis du verrou qui se fermait résonna comme une douce mélodie. Elle posa ses deux paumes contre le bois, mais son soulagement fut de courte durée.
Il venait d’appeler du renfort.
— Au nom de l’empire, rends-toi !
L’homme, aussi imposant qu’un buffle, se jetait contre la seule protection qui lui restait, et dans les prochaines secondes celle-ci finirait par céder.
— Si tu sors maintenant, aucun mal ne te sera fait !
Alvidia ricana.
— A la bonne heure, vous ne me ferez pas exécuter sur le champ ? clâma-elle en même temps qu’elle envisageait mentalement toutes ses options.
Elle l’entendit grogner, essoufflé par ses efforts et enragé par sa provocation.
Alvidia ne perdit pas de temps, et n’attendit pas sa réponse.
Elle se jeta en direction de la fenêtre, sans se préoccuper du bruit qu’elle faisait, ni des objets qu’elle heurtait en traversant la pièce. Elle arracha l’épais rideau, et passa la tête par l’ouverture. D’ici, la chute serait mortelle. Il lui suffisait d’une prise trop lâche pour que son corps se retrouve disloqué en bas de la rue. Dans la pénombre, où seule la lune éclairait le contrebas, quelques hères se hâtaient de rentrer dans leur logis sans prêter attention à son ombre qui planait en hauteur.
Alvidia prit appui contre le rebord, et se hissa en équilibre sur l’étage du dessus. Une vive chaleur étira les muscles de ses bras lorsque ceux-ci durent supporter tout son poids pendant les quelques secondes au cours desquelles son corps se retrouva suspendu dans le vide. Elle secoua l’une de ses mains engourdies pour la soulager. Ses doigts robustes s’arrimèrent à la saillie du fronton, se donnant assez d’impulsion pour faciliter son ascension.
Le bruit d’une porte qui se brisait, résonna plus bas, accompagné par les cris de plusieurs hommes. Un véritable remue-ménage éclata : d’objets renversés, déchirés, fracassés, de quoi alerter les quelques passants. Tout autour d’elle, la ville s’éveilla à cause du tapage, un à un on ouvrait les volets, et il apparut des yeux apeurés et curieux cherchant à trouver la source du danger.
La Garde en état d’alerte envahit les rues, ordonnant aux gens de se calfeutrer. Elle n’était pas un assassin par la Déesse !
L’Impérial passa la tête par la fenêtre, examina les alentours, avant de la lever en direction des toîts.
— Toi ! Descends maintenant ou je jure de te faire payer l’affront que tu viens de faire à la couronne.
Sa capuche retomba en arrière, libérant des mèches blondes éclatantes. Elle la rabattit expressément.
— Monsieur, lui cria-t-elle depuis son perchoir. Il serait plus simple pour moi que vous taisiez cet évènement, et gagez qu’il serait plus simple pour vous de ne pas avoir à vous expliquer auprès de l'empereur si d’aventure je venais à m’échapper !
Elle le voyait fulminer, de sa face rouge et suante. Son cou de brute tourné dans sa direction, et son apparence épaisse et contractée, ne lui faisait pas regretter un seul instant de ne pas être tombée entre ses mains.
— ALVIDIA ! Rends-toi maintenant ou je jure… Par la déesse ! Je sais qui tu es.
Alvidia s’arrêta, perplexe, et se pencha une dernière fois vers lui.
— Vous êtes le portrait craché de votre père, Maximuus ! J’aurai dû me douter que vous seriez dans les parages, c’est ce que font les vautours de votre genre.
— Épargne-nous ce temps perdu ! Tu ne pourras pas fuir éternellement. Le monde n’est pas aussi vaste qu’il en a l’air. Dès que je donnerai l’alerte, tout le monde sera à ta recherche. Pense à ta famille. A ton père. A ton frère. Ils ont déjà bien assez souffert. Sois raisonnable, cesse cette hystérie toute féminine, et redescends, tu vas te rompre le cou.
Un bon soufflet n’aurait pas suffi à lui remettre les idées en place. Elle ne perdit pas plus de temps. C’était plus d’une main coupée qu’elle risquait, mais belle et bien la pendaison pure et simple. Elle finit d’accéder au toit, et grimpa jusqu’au faîtage en prenant garde de ne pas glisser sur les tuiles. Là, elle s’assura que la longue vue était toujours bien en place, et une fois certaine de sa présence, cavala de toits en toits.
— Attrapez la fugitive ! hurla au loin l’Impérial.
Sa course rapide, dépassait celle de tous les gardes qui furent contraints de la suivre en levant la tête, et de traverser une foule qui s’accumulait dans les ruelles de plus en plus étroites. Alvidia bondit lestement, aussi légère qu’une plume, atterrissant sur une corniche en pierre, et la respiration synchronisée avec chacun de ses efforts, grisée de se sentir aussi puissante et athlétique. Elle prit son élan, et sauta sur un autre toit, puis encore un autre. Chacun de ses pas, presque inaudible, troublait à peine le silence de la nuit. Devant elle s’élevait un échafaudage qu’elle emprunta très rapidement, filant, aussi vive qu’appliquée, ne ralentissant qu’une fois arrivée en bas.
Là, elle s’arrêta aux aguets, et huma l’air ambiant.
Puis très lentement, elle tourna la tête et, de l’autre côté de la rue, aperçut, comme elle s’y attendait, un garde vêtu de la tenue traditionnelle des tuniques blanches : tout de blanc, gambison renforcée, veston, chemise, tricorne, et rapière à la ceinture. Il faisait partie de la patrouille.
Elle se cala dans les ombres, tapis contre le mur et à l'abri de son regard.
— Retrouvez-la ! Vérifiez les toits !
Le hurlement d’un soldat résonna désagréablement dans ses oreilles. Un coup d'œil en direction du garde lui permit de constater que celui-ci repartait dans la direction inverse.
Alvidia prit une inspiration silencieuse, et s'élança dans le froid mordant de la nuit. Les bruits de bottes et les cliquetis des lames provenaient de chaque couloirs qu’elle visitait. Des ombres aux larges chapeaux surgissaient, ci et là entre deux passages étroits, jaillissant toujours plus nombreuses sur les murs telles des spectres menaçants.
Lorsque les contours métalliques d’une arme de poing apparu au détour d’une intersection, elle changea brusquement de direction, s’aidant de ses mains, pour se propulser de l’autre côté et s’engouffra dans une venelle. Dans sa précipitation, elle bouscula les passants curieux qui étaient sortis. L’un d'eux tomba à la renverse, et dut son salut aux extrémités de l’encadrement de la porte restée ouverte. A moitié debout, il la houspilla. A présent, certaine que ce cri avait remis les soldats sur ses traces, elle accéléra l’allure.
Deux gardes se postèrent au milieu de son chemin, pistolets et lames en main. Elle n’écouta pas leur sommation, et quand l’un deux appuya sur la détente, elle prit appui sur un tonneau et s’éjecta sur les tuiles. La détonation fit rugir tout le quartier, et l’air vibra embaumé d’un nuage nimbé de fumée et de poudre. Elle atteignit l’autre côté du toit et, sans même jeter un regard en arrière, se laissa glisser jusqu’à un appentis, puis elle sauta. Son atterrissage amorti par le sol en terre battue. Elle se retrouva face à une immense forêt, seule dans l’obscurité.
Blessée.
Elle rejoignit les ombres.
07/05/2025