« On raconte beaucoup de choses sur le Sanctuaire. C’est d’abord un lieu saint que seules les personnes désignées par La Grande Déesse peuvent retrouver. Les païens diront que le Conteur y règne en maître. Mais nous savons que rien ne peut surpasser notre Déesse. C’est elle qui en est la protectrice, elle qui nous protège contre tout mal. On y retrouve beaucoup de trésors, un roi endormi destiné à nous sauver, et une… pierre. Quelle chose étrange qu’une chose aussi quelconque puisse révéler d’aussi grand pouvoir. Cette pierre serait capable de grandes prouesses que même le plus grand esprit mortel ne pourrait imaginer, car il lui faudrait concevoir l’infini et l’impossible. Hein, vous dites que ce ne sont que des sornettes, des légendes ? Peut-être. »
Des rigoles sanguines glissaient le long de son bras. La balle avait déchiré la manche de sa chemise, et emporté avec elle un bout de chair. Elle serra un morceau de tissu avec ses dents autour de sa blessure. Maintenant que l’adrénaline était retombée, elle sentait tout avec une infinie précision.
Depuis qu’elle était sortie du Haut-Quartier, la cloche sonnait en haut du beffroi, alertant passants et flâneurs, qu’un crime venait d’être commis. Son bruit caractéristique, strident et métallique, se répercutait dans toute la ville, et la poussait à presser le pas.
Alvidia baissa sa capuche sur sa tête pour se faire la plus discrète possible. Elle observa les alentours. Les gardes grouillaient dans les rues – ils fourmillaient comme des insectes en quête de miettes de pain. Elle ne songea pas un seul instant à retourner auprès de son père. Maximus devait déjà y être avec son petit sourire méprisant.
Elle entendit un sifflement sur sa droite qui lui était destiné. A elle seule.
Un homme presque aussi grand que la porte patientait à l’entrée de l’auberge.
— Rejoins-moi dans deux minutes à l’intérieur. Attention, patrouille sur ta droite.
Alvidia acquiesça sans dire un mot. Elle s’approcha d’un couple lorsque la patrouille passa.
Préférant ne pas s’attarder trop longtemps dehors, elle entra dans le bar en se glissant dans l’entrebâillement de la porte avant que celle-ci ne se referme complètement. Immédiatement, elle se mit à la recherche d’un siège, cherchant un coin sombre où s’installer, dans lequel elle espérait demeurer à l’abri des regards indiscrets.
— Tu es blessée.
— Rien de grave.
Luc s’attabla et étudia minutieusement son apparence, prêt à l’avertir du moindre défaut de son déguisement. Il finit par boire une gorgée de bière.
— Tu en as mis du temps, Lass. J’ai entendu dire qu’ils avaient attrapé le voleur de la Cité. Je crois qu’ils n’ont pas réussi finalement …
Elle s’assit en face de lui, regardant de gauche à droite, afin de s’assurer qu’aucune tunique blanche ne l’avait suivi.
— Luc, que fais-tu ici ?
— Ton père m’a envoyé.
— Comment va-t-il ? s’empressa-t-elle de demander, heureuse et soulagée de voir un visage familier.
Luc but une gorgée de bière.
— Ton père a été arrêté par les tuniques blanches, il va être emmené à la cour de l’Empereur, pour y être interrogé et jugé. Ça a été fait discrètement pour éviter tout scandale.
— Emmené, tu dis ? Mais ils n’avaient rien contre lui ! siffla-t-elle entre ses dents.
— Ne t’en fais pas trop pour ton père, il s’en sort toujours. L’Empereur ne pourra pas se permettre de se débarrasser d’un tel homme. Tu as trouvé ce que tu cherchais au ministère ?
Alvidia hocha la tête avant de répondre tranquillement, sans trop forcer sur sa voix, une habitude qu’elle avait prise pour que personne n’entende rien. Ici pourtant cela était inutile. Luc était un être capable de manipuler le vent. Il pouvait adresser des messages à une courte distance sans que personne d’autre ne soit au courant, ou créer un espace insonorisé, et même propulser quelqu’un par sa simple pensée. Les bracelets autour de ses poignets étaient des récompenses pour ses services en tant que Ventilor.
— J’ai obtenu ce que je voulais, grimaça-t-elle.
Entrer avait été plus facile que de sortir.
— En volant la marine, constata-t-il sans montrer une quelconque forme de jugement.
Sa remarque lui provoqua néanmoins un léger sursaut que son acolyte ne manqua pas d’observer. Personne ne pouvait s’en prendre à son père. Ces mots la rebiffèrent immédiatement :
— Ce n’est pas exactement du vol, c’est mon héritage, et ils appartiennent à mon père.
L’homme prit une nouvelle gorgée pour cacher son amusement.
— Appelle cela comme tu veux, Lass.
Au dehors, des tintements métalliques firent leurs chemins jusqu’à leurs oreilles. D’abord lointain, ces bruits se rapprochaient de plus en plus.
Ses ongles pianotèrent compulsivement contre la table. La nervosité gagna un peu plus de terrain sur sa raison.
— Luc, personne ne doit tomber dessus. Cet objet… Des personnes en ont après lui, je ne peux pas rester ici. Ce serait trop dangereux pour moi.
La jeune adrastienne connaissait Luc depuis plusieurs années. Ils avaient pratiquement grandi ensemble, et était celui en qui elle avait le plus confiance après son frère..
Ce dernier se pencha vers elle. Ses yeux bruns la fixèrent avec une intensité prudente.
— Je ne veux pas savoir pourquoi ces gens veulent “cet objet”, mais quand ils sauront que c’est toi qui est derrière tout ça, ils t’accuseront de trahison envers la couronne, et de sorcellerie et si tu ajoutes le vol… c’est la potence qui t’attend ou pire la prison des Brumes. Je ne sais pas dans quoi tu t’es embarquée, mais tu ferais mieux de mettre les voiles, et ça très vite.
Luc était un colosse à la crinière rousse. Fut un temps, on le surnommait le lion des mers, pour sa chevelure et son allure gigantesque. Malgré son apparence intimidante, elle le connaissait assez bien pour dire qu’il était un homme au cœur bon et sûr. Alvidia observa tous les traits de son visage pour les marquer à jamais dans son esprit.
— Cette fois, ils ne te pardonneront pas ton affront, tu es allée trop loin, Lass.
Les bruits de pas s’arrêtent devant l’auberge, plongeant les deux amis dans un silence angoissant.
Ses ongles se figèrent alors contre le bois.
Un frisson désagréable la saisit.
— Je te connais depuis presque quinze ans maintenant, enchaîna-t-il. Je sais ce que tu vaux. Je sais que ce que tu as fait n’est pas… ce que cela semble être.
Si seulement, ils le savaient aussi, eut-elle envie d’ajouter.
— Tout comme je sais à quoi tu penses, et tu ne peux pas leur en vouloir. Pour eux, ce que tu es en train de faire s’apparente à de la trahison. Et, je ne sais pas, moi-même, si c’est le bon chemin que tu choisis, mais je te connais mieux qu’eux, mon amie. Je sais qu’il y a des buts au-dessus de certaines choses, j’espère seulement que tu arriveras à obtenir ce que tu souhaites. Ça a été un honneur de combattre avec toi.
Ses yeux devinrent soudainement vitreux à cause de la boisson ou de la tristesse, un peu des deux peut-être.
— Cela ressemble à des adieux, Luc…
Le lion des mers haussa les épaules, et reposa sa pinte. Il bascula un sac sur le côté pour qu’elle puisse le saisir discrètement.
— Tu trouveras tout ce dont tu as besoin dedans, j’y ai ajouté certaines choses de ma composition. Je crois qu’il n’y aura plus que vers toi que tu pourras te tourner désormais. Tu es forte, tu es brave. Ne fais confiance à personne d’autre.
Il retira également un bracelet de perle en onyx de son poignet, et le passa autour du sien :
— Pour que tu n’oublies pas d’où tu viens, souffla-t-il.
Il produit un signe de la main, un mouvement rapide partant au niveau de sa tempe vers l’extérieur, ondulant comme une pensée qu’il retirait de sa tête. Il posa ensuite sa main sur son cœur, et baissa le menton en signe de respect. Puis, il écarta sa paume le long de son corps.
Tu sais que je ne vous oublierai jamais, pensa-t-elle fortement sans trouver la force de le lui dire. Foutue retenue !
Elle lui rendit son salut.
A l’extérieur, les gardes s’éloignèrent. Les savoir loin d’elle la soulagea brièvement avant que la pression sur ses épaules ne revienne brusquement jusqu’à lui couper le souffle lorsqu’elle se rappela la quête dans laquelle elle s’apprêtait à se jeter corps et âme.
— Où comptes-tu aller ? finit-il par demander.
Cette fois, c’était à son tour de hausser les épaules.
— Rejoindre mon frère, et trouver ce que mon père a passé sa vie à chercher, j’imagine.
Elle vit son camarade acquiescer difficilement en entendant la nouvelle. Il croisa ses bras sur sa poitrine large, comme il le faisait à chaque fois qu’il voulait contester une décision sans le dire ouvertement.
— Chercher quoi ? Ce fameux Sanctuaire ? Ce n’est pas une tâche facile. La localisation du Sanctuaire a été perdue depuis des centaines d’années, c’en est presque devenue une légende, chuchota-t-il sans parvenir à y croire non plus, et tu sais bien que les plus grands rois ont toujours ignoré où il se trouve. Tu imagines que sinon, ils seraient allés le chercher plus tôt. Mais enfin… même ton père ne l’a pas trouvé.
C’est là que tu fais erreur Luc…
— Et puis tes frères… enfin ton frère…
— Je sais, le coupa Alvidia, cela va faire plus de quinze ans que je ne l’ai pas vue. Six années que j’ignore ce qui est advenu de lui, il pourrait très bien pourrir dans les entrailles de la mer, que je ne le saurai pas. Mais, je sais que c’est ce que mon père veut, et que ma mère voudrait elle aussi.
Luc secoua tristement la tête, défait :
— Ton père est mourant et ta mère est morte, Lass… tu n’as pas à vivre pour les morts. Les morts t’enchaînent à la terre, alors que ta nature te pousse à prendre le large. Ce que tu t'apprêtes à faire… pour une légende… un simple conte… c’est de la folie.
— Ce n’est pas qu’un simple conte, et tu le sais.
— Je le sais…
— Et puis, il s’agit de mon frère, reprit-elle plus durement, je le dois. Le choix n’appartient pas qu’à moi. C’est peut-être la dernière volonté de père, je le lui dois aussi.
— Si tu le dis, Lass.
Il soupira avant que son sourire ne s’étire jusqu’à former une grimace sur son visage barbu :
— Les hommes derrière toi, ils sont dans la marine, ils recherchent des marins pour partir en mer. Ils ont perdu un tiers des membres de leur équipage à cause de la tempête.
Alvidia tourna la tête pour voir les gens dont il lui parlait. Des marins, alcoolisés pour la plupart, certains avaient une mine sombre, tandis que d’autres avaient l’air hantés par des esprits vengeurs.
La mort en mer était monnaie courante – ceux-là devaient l’avoir vu en face.
— La marine ne peut-elle pas leur fournir d’autres hommes ? s’étonna-t-elle.
— Les choses ont changé Alvidia, depuis… notre époque, et celle de ton père. De plus en plus de pirates s’en prennent aux bateaux transportant des marchandises… disons précieuses, et depuis très récemment, ils s’en prennent à la marine. Ils n’ont plus froid aux yeux.
Pirate. Un mot qui terrifiait tous les navigateurs, et les habitants des côtes. Des âmes sans pitié pour les femmes ou les enfants, des pilleurs, des violeurs qui s’en prenaient à des honnêtes gens.
Des monstres qu’Alvidia méprisait.
— J’ai parlé au capitaine Rael, il sait peu de chose sur toi, mais il est d’accord pour t’embarquer sur son bateau jusqu’à Cifercat, il m’en doit une. Il manœuvre « le Whitefire » et navigue sous le pavillon royal. Ils partent demain …
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, mais une voix plus nasillarde que les autres l’interrompit.
— Mensonge ! cria un homme qui ne tenait pas sur ses pieds. Ça n’a aucun sens, aucun homme n’est capable de faire ça !
Laissant leurs oreilles traîner, ils écoutèrent la conversation animée entre des soldats agglutinés autour d’une table.
— C’est vrai, s’écria un autre plus enthousiaste, il a fait couler plus de bateaux en deux ans que n’importe quel pirate. J’ai entendu dire qu’il a fait couler son douzième il n’y a pas longtemps. Ils disent que c’est un monstre à l’apparence d’homme, un démon mangeur de chair humaine, le diable incarné !
A ces mots, l’adrastienne croisa le regard de Luc, et une folle envie de rire la secoua de toute part en les entendant parler de la sorte. Aucun homme n’était le diable. Aucun n’était un dieu, pensa-t-elle, amusée. Aucun n’avait autant de pouvoir sur les esprits des mortels.
— Ça n’a aucun sens, rétorqua un autre calmement, j’ai entendu dire qu’il renvoie des navires à l’Empereur sans cargaison, avec seulement la moitié de l’équipage encore en vie, des estropiés pour la plupart. On raconte qu’il veut faire passer un message aux dirigeants.
Il prit soin d’établir un contact visuel avec chacun.
— Il navigue avec la bannière du chardon et du loup. Fenrir. Un loup sanguinaire, descendant des dieux barbares. Son navire porte le nom de « La Némésis », et il vient porter le coup fatal à ses ennemis. Sans pitié. Sans aucun remord, porté par la déesse de la vengeance et du châtiment divin.
Tous les hommes hochèrent la tête approuvant ce qui venait d’être dit. La jeune femme chercha plus d’informations auprès de Luc, mais elle n’y trouva pas les réponses attendues. Lui comme elle, ignoraient tout de celui que semblaient craindre ces marins.
La Nemesis.
Ce nom lui était aussi inconnu que son propriétaire, bien qu’il ne laissât présager aucun doute sur son objectif. Un nom bien singulier, celui d’une déesse vindicative, qui châtiait les coupables.
Pourtant, Alvidia ne songea aucunement qu’il puisse être plus effrayant que la mer elle-même, capable de broyer un navire avec ses flots tempétueux. La nature était assez dangereuse pour qu’on s’inquiète outre mesure d’un pirate quelconque.
Une pluie d'orages commença à s’abattre tranquillement en dehors, et vint frapper les pavés de la bâtisse. Voilà, plusieurs mois, que la pluie se faisait rare. Depuis quelques jours, les dieux pleuraient sur les champs. Cela soulagera les agriculteurs, pensa laconiquement Alvidia, et surtout cela lui donnait l’occasion parfaite pour s’en aller en toute discrétion. Plus personne ne circulerait dans les rues, et elle pourrait rejoindre tranquillement son auberge avant de prendre le large.
Elle échangea une dernière poignée de main avec Luc, et s’en alla vers de nouveaux horizons.
14/05/2025