La Folie des Merveilles
VII – Illusion
La brume s'épaississait autour de Lucie, Dumbty et le Chapelier, drapant leurs silhouettes d'un manteau opaque. L’air, devenu dense et presque tangible, semblait suspendre son souffle — comme si la forêt elle-même s’était tue, figée dans une attente solennelle.
— Où sont-ils ? Répéta la jeune Liddell. Où sont ces maudits enfants... ?
— Peut-être le monstre des brumes les a-t-il engloutis… ?
— Fort plaisant, Chapelier, vraiment fort plaisant.
— Et si… et si cela s’avérait vrai ? Balbutia Dumbty, jetant des regards nerveux autour de lui.
— Mais non, Dumbty, ne prête pas l’oreille à de telles balivernes. Il est juste… fou.
— Cela est fort vrai ! S'exclama le Chapelier gaiement. Toutefois, point de panique ! J’ai toujours quelques plans ingénieux cachés sous mes souliers.
— Ah, vraiment ? Et ce plan, aurais-vous donc l'intention de nous perdre davantage ?
— Assurément non ! S’écria-t-il, faussement offusqué. Il ne faut point faire attendre les Dames. Hâtons-nous, mes amis !
— Nous devrions pas plutôt retrouver les jumeaux… ?
— Ne te fais pas de soucis, petite Lucie. Ils finiront bien par réapparaître. Rendons-nous au manoir, maintenant !
Il fit tournoyer sa canne avec légèreté, comme si les dangers du monde glissaient sur lui sans jamais l’atteindre.
Lucie se sentit de plus en plus incertaine.
Perdue entre l'extravagance d’un homme qui respirait la folie et les tremblements maladroits d’un garçon à peine plus courageux qu’un moineau, elle n'avait guère confiance en leur capacité à la protéger dans ces circonstances tortueuses.
Dumbty, à sa droite, marchait les épaules basses, l'air soucieux. Son regard fouillait les recoins du sentier, ses yeux plissés d’inquiétude.
— As-tu entendu... ? Le rouquin s'arrêta net.
Lucie leva les yeux au ciel, agacée.
— Oui, Dumbty. J’ai marché sur une branche…
— Ah… V-vraiment ?
— N'exagères-tu pas un peu... ?
Il jeta un regard méfiant autour de lui, comme s’il craignait que les feuilles elles-mêmes le dénoncent.
— C’est juste que… je sens comme un lourd pressentiment…
À ce moment précis, la brume se déchira doucement, révélant la silhouette massive d’un manoir. Drapé de lierre rouge et de vignes enchevêtrées. Ses tours effilées perçaient le ciel. Des vitraux aux teintes mordorées lançaient des éclats.
— Le manoir des Dames Écarlates… C’est la première fois que je suis convié, et quel honneur inouï !
Au même instant, une lourde porte sculptée s’ouvrit lentement, dans un gémissement grave et solennel. Une voix, douce et enveloppante, résonna dans le vestibule comme un chant ancien :
« — Approchez, je vous prie... »
Un frisson glacé parcourut l'échine de Lucie. Elle échangea un regard inquiet avec Dumbty, qui hocha lentement la tête, livide.
— Ce sont elles… les Dames.
Ils s’avancèrent, lentement, comme happés par un charme invisible.
Au haut d’un escalier de corridor, une silhouette les attendait.
Une femme d'une prestance remarquable.
Imposante et élégante, vêtue d'une longue robe pourpre qui semblait flotter autour d’elle.
Ses cheveux d’un noir profond tombaient en cascades parfaites jusqu’à sa taille, et un voile de dentelle écarlate dissimulait à moitié son visage. Seuls ses yeux, rouge vif, perçaient avec éclat sous l’ombre du tissu, scrutant les nouveaux venus avec une intensité dérangeante.
— Soyez les bienvenus à Aurora. Dit-elle dans un souffle. Notre humble demeure vous ouvre ses portes. Je suis Dame Azura, l’aînée de cette maison. C’est moi qui vous guiderai.
Le Chapelier s’inclina bas, retirant son haut-de-forme en signe de révérence.
— Dame Azura… quel plaisir incommensurable. Depuis le temps que je rêve d’entrer dans vos murs. Le privilège m’émeut jusqu’à la pointe des bottes.
Elle le toisa quelques instants, ses pupilles rouges étincelantes.
— Suivez-moi. Mes sœurs vous attendent.
Sans un mot, Dame Azura s’éloigna, glissant le long d’un couloir comme une ombre effleurant le sol. Ses pieds ne touchaient pas la pierre - elle lévitait, insensible aux lois de la gravité, drapée dans son silence.
Les compagnons la suivirent, enveloppés dans une atmosphère pesante, où seuls les froissements de leurs vêtements troublaient la quiétude. Le corridor qu’ils traversaient semblait s’étirer au-delà du réel, infini, bordé de portraits anciens dont les regards sévères, à demi noyés dans la lumière vacillante des chandeliers, semblaient suivre chaque pas.
— Elles se trouvent ici.
Elle ouvrit une haute porte aux ferrures noires.
Un souffle tiède emplit l’air tandis qu’ils pénétraient dans une vaste serre. Les murs de verre étaient tapissés de clématites écarlates, dont les lianes ardentes s’enroulaient autour des arches métalliques.
Une fontaine de pierre trônait au centre, crachant une eau sombre et limpide dans un bassin orné de fleurs tropicales. Une longue table blanche se dressait, nappée d’un lin immaculé. Autour d’elle, deux femmes - semblables à Dame Azura par leurs robes aux reflets pourpres et leurs voiles ondoyants - tissaient en silence.
L’une, le visage encadré d’un chignon sophistiqué, portait des bijoux d’argent aux formes de nuages suspendus dans ses cheveux corbeau. Ses yeux, d’un bleu tranchant comme l’acier, semblaient percer les apparences.
L’autre, tout aussi élégante, arborait une natte noiraude soignée entrelacée de chaînes dorées et de fleurs pâles. Ses prunelles vert pâle, presque translucides, luisaient telles les eaux d’un lac figé sous la lune.
Les trois femmes avaient presque tous en commun.
Une chevelure noir.
Un voile en dentelles rouge.
Et une robe aux longues manches écarlate frôlant le sol.
À leurs pieds, assis en tailleur sur un tapis moelleux, les jumeaux Lohan et Sohan s’échinaient à enfiler une fine ficelle dans le chas d’une aiguille. Leurs langues pointaient légèrement hors de leur bouche, signe de leur acharnement maladroit.
— Mes chères sœurs, nous avons des invités…
Les deux tisseuses ne levèrent point les yeux, absorbées par leur minutieux ouvrage.
— Regarde donc, Azura… Murmura l’une d’un ton las. Ils tentent de coudre une grenouille.
— Mmh… Je crois qu’il s’agit plutôt d’un lapin, mais je peux me tromper. Répondit l’autre avec un demi-sourire, ironique.
Dame Azura jeta un bref coup d’œil aux jumeaux et à leurs morceaux de tissu informes.
— Fort bien. Poursuivez ainsi.
Elle se tourna vers les invités.
— Permettez-moi de vous présenter mes sœurs : Dame Carmine, la cadette… et Dame Héméra, notre benjamine.
Celle dont le chignon était impeccablement relevé, le regard d’un bleu limpide à la netteté presque coupante, arqua un sourcil. Sa voix résonna, aussi glacée que la porcelaine.
— Cela fait bien trop de monde ici. Tu invites plus que d’ordinaire, chère sœur. Te ramollirais-tu avec l’âge… ?
— Au contraire, Carmine. Nous recevons rarement des visiteurs. Accueillir ceux qui osent franchir les portes d’Aurora est un privilège. Et entre nous, tu deviens un brin trop cynique. Un soupçon d’ouverture d’esprit ne te ferait guère de mal.
Dame Héméra intervint :
— Oh, cesse donc. Si sœur Carmine faisait preuve de maturité, il faudrait admettre qu’elle n’a pas toujours raison. Et ça, ce serait un miracle…
— Et toi. Persifla la concernée. Crois-tu que ta légèreté arrange tout ? Un peu de gravité ne te nuirait pas non plus. Peut-être cesserais-tu de t'attarder sur des distractions futiles ?
— Des distractions futiles… ? S'esclaffa Héméra avec un sourire narquois. Je t'en prie, j'ai vu ton jardin, une distraction si ennuyeuse que même les roses semblent s'endormir.
— Mes chères sœurs… !
Dame Azura coupa leurs paroles, d’un ton calme, mais ferme.
— Un peu de décence, je vous prie. Nous avons des invités.
— Quelle charmante conversation… S’exclama le Chapelier avec malice. On voit bien que vous vous entendez à merveille… !
Un petit rire s’échappa des lèvres d’Azura.
— Il est vrai que nous nous querellons pour des broutilles, mais c'est précisément parce que nous nous aimons profondément, n'est-ce pas, mes sœurs… ?
Elle jeta un regard, espérant un écho à ses paroles. Mais ses sœurs ne relevèrent ni la tête, ni la parole. Leurs doigts poursuivaient leur ballet silencieux sur les fils rouges, comme si les mots de l’ainée n'avaient jamais existé.
Lucie sentit de nouveau un malaise l’envahir.
La froideur de la cadette, l'espièglerie désinvolte de la benjamine et l'autorité distante de l'aînée semblaient dissimuler bien plus qu'un simple différents.
Leurs gestes étaient gracieux, leurs paroles polies, mais une dissonance planait, comme un air faux qu’on peine à nommer.
Fuyant ce trouble, la jeune Liddell se tourna vers les jumeaux - Bonnet Blanc et Blanc Bonnet - toujours absorbés dans leur lutte avec les morceaux de tissu.
— Où étiez-vous passés ? Pourquoi ne pas nous avoir attendus ?
— Nous jouions ! S’écria Lohan.
— Oui ! On connaît tous les recoins du manoir ! Ajouta Sohan avec fierté. Personne ne peut nous attraper, même pas les Dames !
— On a plein de cachettes secrètes ! Parfois, elles essaient… mais on est les meilleurs à chat ! À chaque fois, elles abandonnent !
— Mais non, Lohan ! Protesta sa sœur. On est les meilleurs au cache-cache, pas au chat voyons !
— Ah, certes ! Mais… attends, non… C’est au jeu du ballon, celui où on court et que...
— Bien sûr, mon frère ! C’est à la marelle qu’on est imbattables !
— Mais oui ! Tu as raison, Sohan ! Tu es vraiment la meilleure !
— Cela, c’est fort vrai !
Avant que cette avalanche d’exploits ne prenne des proportions incontrôlables, Dame Azura leva la main avec douceur, un sourire indulgent étirant ses lèvres…
— Mes chers petits, il est charmant de chanter vos louanges… mais ne serait-il pas plus sage d’achever vos coutures ? Vous aurez tout loisir de jouer ensuite.
— Oh oui ! S'écria Lohan. Et après, on jettera nos créations dans la rivière pour voir laquelle coule le plus vite !
— Ce sera mon renard, évidemment ! Fanfaronna Sohan dans un éclat de rire.
Ils retournèrent aussitôt à leur ouvrage, l’énergie déjà bouillonnante. Dame Azura, toujours empreinte de cette sérénité presque irréelle, s’adressa à ses hôtes :
— Avant de prendre le goûter, souhaitez-vous découvrir notre demeure… ?
— Absolument ! Bondit le Chapelier. Quelle idée exquise ! J’en trépigne d’impatience… !
— Suivez-moi. Il y a tant à voir…
Elle quitta la serre flottante, suivie de près par le Chapelier, tout sourire, les yeux pétillants d’excitation. Derrière eux, Dumbty et Lucie marchaient d’un pas bien plus hésitant.
— Je pense… qu’il nous serait sage de partir…
Le garçon aux taches de rousseur, baissant la voix comme si les murs pouvaient l’entendre.
— Tant qu’il est encore temps…
Lucie ne répondit pas.
Son regard s’attarda une dernière fois sur les sœurs, toujours penchées sur leurs fils rouges,sans jamais lever les yeux. Leurs mains dansaient… mais leurs visages demeuraient figés.
Comme si elles savaient déjà ce que l’avenir allait broder pour chacun d’eux.
…
Dame Azura guidait le groupe à travers les couloirs sinueux du manoir, où chaque détour semblait dissimuler un secret ancien. Les murs, tapissés de velours fané, se mêlaient à des tapis sombres et moelleux, semblant s’étirer à l’infini.
— Tout ceci est si envoûtant… S’exclama l'homme farfelu. On dirait que votre manoir contient plus de souvenirs qu'un livre ne pourrait en contenir.
L’aînée écarlate acquiesça d’un simple hochement de tête.
— Le domaine d’Aurora a vu bien des choses, Chapelier. Chaque ombre est un souvenir, chaque murmure un écho du passé. Il garde tout, mais ne livre rien… sauf à ceux qui savent vraiment écouter.
— Il faudrait des heures… voire des années… pour tout entendre.
— Je vous assure que tout cela est bien banal, comparé à l'éclat unique de votre atelier…
Mais avant même qu’elle ait terminé sa phrase qu’un sifflement strident fendit l’air. Une flèche traversa le couloir à une vitesse fulgurante, frôlant la tête de Dame Azura de quelques centimètres à peine.
Le temps se suspendit.
Lucie eut le souffle coupé. Son cœur manqua un battement. Dumbty, figé, écarquilla les yeux, le visage blême.
Mais la première Dame demeura impassible.
Elle se contenta de tourner lentement la tête. Un sourire narquois, presque lassé, étira ses lèvres comme si cet incident n'était qu'une diversion, une plaisanterie inoffensive.
— Bien tenté, chère sœur. Il ne manquait qu'un souffle…
Un silence tendu tomba, jusqu’à ce qu’une silhouette se détache d’une porte entrouverte.
Appuyée contre un grand vase en verre, Dame Carmine fit son apparition. Ses yeux d’un bleu glacial étaient rivés sur sa sœur. L’arbalète qu’elle tenait, encore vibrante, luisait sinistrement sous la lumière des chandelles.
Un sourire, froid et indifférent, effleura ses traits comme si elle venait de terminer un simple exercice de routine.
— Dommage… vraiment.
Elle abaissa son arme, tourna les talons et s’éloigna sans un mot, sans un regard en arrière.
— Elle… elle a tenté de vous tuer ?! Lucie sentit sa gorge se serrer.
La fillette se tourna vers l'aînée, dont le calme imperturbable la déstabilisait profondément.
— Une querelle de famille, rien de plus. Répondit-elle d’un ton serein. Cela ne mérite pas d’interrompre votre visite.
Et, comme si de rien n’était, Dame Azura ouvrit une porte dorée aux gravures fines, révélant une pièce : une bibliothèque gigantesque, aux murs entièrement recouverts de livres anciens. Un escalier en colimaçon serpentait jusqu’aux balcons supérieurs, eux aussi chargés d’ouvrages aux reliures usées.
— Voici ma bibliothèque. Un sanctuaire pour l’esprit. Chaque livre est une mémoire, un monde oublié… une vérité abandonnée.
Elle s’arrêta devant un volume jauni au cuir craquelé, le caressa du bout des doigts.
— Celui-ci renferme les secrets des âmes. Un jour, si vous le souhaitez, je vous en lirai un passage.
— Quelle collection incroyable… Murmura le Chapelier, sincèrement impressionné. Tant d’histoires, tant de savoirs… Vous avez dû mettre une vie entière à réunir tout cela.
— Le manoir existait bien avant ma naissance. Ces livres sont venus d’eux-mêmes. C’est le temps qui les a rassemblés ici.
Elle reposa délicatement l'ouvrage.
— Je n'ai fait que préserver ce qui doit l'être.
— Avez-vous lu tous ces livres ? Demanda Dumbty d’une voix timide.
— Pas encore, mais j’y travaille… Répondit-elle, un sourire fugace derrière son voile rouge.
Dans un recoin de la vaste bibliothèque, les jumeaux s’étaient éclipsés, attirés par une étagère reculée dont les livres semblaient plus vieux que le manoir lui-même.
Leurs doigts curieux parcouraient les dos effacés, soulevant la poussière comme s’ils réveillaient un cimetière de songes oubliés.
— Regarde, Lohan !
En ouvrant un grimoire, un nuage de poussière s’échappa et une silhouette fantomatique apparut brièvement avant de dissiper comme un simple jeu de lumière.
— Haha, un fantôme !
— Il devait dormir depuis cent ans ! Et on l’a réveillé !
— Cherchons en d'autres !
Ils se mirent à fouiller les rayons, jetant à terre les ouvrages qu’ils jugeaient trop ennuyeux ou muets.
— Euh… Dame Azura… vos… livres… Dit Dumbty, hésitant.
Mais la Dame écarlate ne montra ni colère ni inquiétude.
Son regard effleura les volumes malmenés, et un sourire étrangement doux se dessina sous son voile.
— Bonnet Blanc et Blanc Bonnet… Ne sont-ils pas charmants ? Ils grandissent si vite…
Son ton se voulait caressant, presque maternel — mais Lucie y perçut une note dérangeante. Comme si chaque mot était soigneusement posé pour masquer un fond plus sombre.
Un fracas coupa net cette illusion.
— La parole est d’argent… mais le silence est d’or, Azura.
Dame Héméra venait d’entrer dans la bibliothèque, brandissant une hache d’argent à deux mains. Avant que quiconque ne puisse réagir, elle la lança sans avertissement.
La lame fendit l’air et s’écrasa dans l’étagère derrière Azura, manquant de peu sa tête. Imperturbable, l'aînée se redressa :
— Vraiment, Héméra ? Une hache d'argent ? Soupira-t-elle. Tu manques cruellement de subtilité, ma sœur.
— Je préfère l’efficacité à la poésie. Répliqua la benjamine en haussant les épaules.
Puis la cadette apparut :
— Un coup d'épée dans l'eau, Héméra. Permets que je tente quelque chose de plus… précis.
La voix de Carmine venu du seuil. Elle avait glissé dans la pièce sans un bruit. Dans sa main, un pieu finement aiguisé.
Sans un mot de plus, elle le lança.
L’arme fila droit… mais ne frappa ni Azura ni Héméra.
Elle passa juste au-dessus de la tête de la benjamine et alla se ficher dans le vitrail au fond de la pièce.
Le verre explosa.
Une pluie d’éclats mordorés et carminés s’abattit lentement, comme une pluie d’étoiles mortes, retombant sur Héméra, qui ferma les yeux, impassible. Les sœurs se tenaient immobiles. Leurs corps tendus n’étant prêts qu’à la moindre provocation.
— Voilà qui s’améliore. Une once de finesse, mais toujours à côté, Carmine. Une habitude bien désolante.
— Peut-être ne désirais-je pas encore te toucher…
— Cela suffit ! Ce n’est pas l’instant. Où est donc passée votre bienséance… ?
Dame Azura se tourna lentement vers ses convives.
— Pardonnez mes sœurs, très chères. Leur manière de s’exprimer est… disons, un peu trop directe. Veuillez ne pas en tenir compte.
Lucie cligna des yeux.
“Ignorer cela ?”
Comment le pourrait-elle ?
Il n’y avait rien d’ordinaire entre ces sœurs. Pas la moindre trace de complicité. Seulement des regards lourds de rancune et de déception amère. Elle ne comprenait pas, mais elle ressentait. Un froid sous la peau. Une haine qui n’était pas née d’un simple désaccord.
Une faille plus ancienne.
Plus profonde.
Qu’est-ce qui avait bien pu les briser ainsi ?
— La bibliothèque est fascinante, mais d’autres pièces offrent des charmes tout aussi exquis. Venez donc.
Dame Azura se détourna sans un regard de plus, quittant la salle. Le Chapelier, qui fouinait du bout de ses gants les recoins de la bibliothèque à la recherche de secrets ou de théières oubliées, leva la tête avec un air faussement innocent.
— Ces sœurs… Quel drame familial envoûtant, n’est-ce pas ? Je me demande depuis combien de siècles cela dure…
— C’est insensé… Elles se menacent comme si la mort n’était qu’un jeu. S’exclama Lucie, troublée, le regard toujours rivé vers les vitraux brisés.
— Ici les lois semblent bien singulières, ma chère ; peut-être la mort ne revêt-elle point la même signification pour elles...
…
Lucie était troublée.
Ses pas suivaient les autres, un murmure s’éleva, si léger qu’il aurait pu n’être qu’un souffle de vent. Elle s’arrêta, indécise. Puis, cédant à sa curiosité toujours vorace, elle s’écarta du groupe, poussée par son intuition.
La jeune fille pénétra dans un hall ancien, majestueux, comme figé dans un temps oublié. En son centre, un escalier noiraud monumental, lustré à l’extrême. La rampe, dentelée de dorures, serpentait vers les hauteurs, tel un chemin vers les cieux.
Un immense tableau trônait à l’embrasure des marches, semblant veiller sur la pièce tout entière. Lucie gravit les premières marches jusqu’à se retrouver face à l’œuvre.
Un champ de lys blancs sous un ciel d’azur.
Un frisson la parcourut.
Elle ne comprenait pas pourquoi… mais quelque chose, dans cette toile, remuait au plus profond d’elle. Comme un souvenir brumeux, doux et douloureux à la fois.
Une chose qu’elle croyait oubliée, enfouie.
Mais qui battait encore.
Alors que l'orpheline s’apprêtait à redescendre, une étrange sensation la saisit. Son cœur s’emballa, et son regard, guidé par une force mystérieuse, glissa vers le bas de l’escalier.
Et là…
Elle vit pour la première fois.
Une jeune fille apparaître.
Flottant presque au pied des marches, son corps translucide était de lumière, semblant si irréel. Ses longs cheveux d’un orange pâle, ondulaient portés par une brise invisible. Son visage, doux et rieur, respirait une innocence fragile. Sa robe blanche, légère, s’arrêtait juste au-dessus de ses genoux, et dans ses bras, elle tenait un petit bouquet de lys blancs.
Son rire résonna dans l’espace vide.
— Mes Dames, regardez ! J’ai cueilli ces lys magnifiques en chemin. Quatre, comme vous. En votre honneur !
Elle tourna sur elle-même, dans une danse enfantine, sa robe s’épanouissant autour d’elle comme un corolle de pétales.
Puis… le spectre disparut, emportée par un souffle. Et réapparut aussitôt dans l’embrasure d’une porte, comme une pensée qui refuse de s’éteindre.
— Dites, mes Dames… Et si nous allions déjeuner dehors aujourd’hui ? Le ciel se pare d'une beauté exquise ! Devrait-on convier quelques amis ?
Mais ensuite, son éclat s’était fané.
Et son rire, brisé…
Elle revint au centre du hall. Sa silhouette vacillait, comme une bougie à bout de souffle. Le bouquet entre ses bras n’était plus que fleurs fanées, et les lys perdaient un à un leurs pétales, tombant en silence.
— Dame Azura… Je ne comprends pas…
Ses mots étaient faibles. Une supplique égarée.
— Pourquoi… pourquoi ne pouvez-vous plus m'aimer comme autrefois ?
Une déchirure.
Lucie sentit son cœur se serrer, étouffé par une vague d’émotions qu’elle ne parvenait pas à nommer. Tristesse. Solitude. Manque. Tout cela, et plus encore. Comme si l’âme de cette enfant résonnait en écho dans la sienne.
— Tu devrais partir, Ayline.
— Non ! Supplia-t-elle. Non, je peux arranger tout cela ! Je vous en prie… Croyez en moi à nouveau ! Laissez-moi une dernière chance !
Sa voix vacilla.
Son corps se décomposa dans l’air, fragmenté, dissous.
Puis… une dernière fois.
Elle réapparut.
Agenouillée sur les marches, les épaules secouées par des sanglots muets. Ses cheveux ruisselaient autour d’elle comme un voile. Son bouquet brisé gisait à ses pieds. Et ses larmes chutaient une à une, comme les souvenirs d’un monde qu’on efface.
— Je suis désolée… si désolée… Souffla-t-elle haletantes. Je voulais seulement… que tout s’arrête.
Son regard se baissa sur ses mains maculées de sang.
Sa robe. Souillée.
Son innocence. Brisé.
Et ses yeux, vastes océans de remords, se levèrent vers Lucie.
— Que puis-je faire… pour expier toutes vos peines… ?
Puis, dans un souffle à peine perceptible, sa silhouette se dissipa. Comme une brume chassée par le vent. Le souvenir partit dans les tréfonds du manoir.
Sous ses yeux, le toile du champ de lys blancs s’était fané. Vidée de son éclat, comme si l’âme de la peinture avait suivi celle de l’enfant disparu.
Lucie recula, vacillante, la main contre sa poitrine. Un poids invisible l’écrasait, un étau douloureux resserrant ses côtes. Elle ne comprenait pas cette souffrance, si violente qu’il semblait jaillir d’un cœur qui n’était pas le sien.
“Qui es-tu ? Et que t’est-il arrivé… Ayline ?“ pensa-t-elle, la gorge serrée. “Qu’as-tu fait dans ce monde… ?”
Elle ne connaissait pas cette fille, ni son histoire.
Et pourtant, ses larmes qui coulaient sur les joues, c’était comme si elle les avait pleurées elle-même. La fillette avait l’impression qu’on lui arrachait le cœur à mains nues.
Que ce trop-plein d’émotions allait la briser.
Lucie quitta précipitamment le hall, incapable de supporter cette solitude hantée. Elle dévala les couloirs, fuyant l’écho de ce chagrin, à la recherche de chaleur, de voix, de vie.
Autour de la grande table drapée de blanc, les tasses fumantes entre les mains, se trouvaient ses compagnons et même les trois Dames Écarlates, paisibles. Le Chapelier leva les yeux vers elle, son sourire flamboyant :
— Lucie, enfin ! S’exclama-t-il en l’invitant. Tu as manqué la fontaine de cristal, une splendeur à faire pâlir la lune… !
L’orpheline s’assit doucement à la place laissée libre. Son visage affichait un sourire légèrement crispé.
— Dommage… peut-être la reverrai-je un autre jour…
Dumbty l’observa, inquiet, un sourcil légèrement levé.
— Tu étais où ?
— Mal de tête… J’avais besoin d’être seule. Et puis je vous ai perdus.
— Fort impoli, chère enfant… ! Dit le Chapelier. Les Dames nous conviennent, et tu disparais tel un chapeau emporté par une bourrasque !
— Laissez donc. Nous avons tous besoin d’un moment pour affronter ce que nous ressentons… Intervint Dame Azura.
Lucie acquiesça d’un léger hochement de tête, acceptant la tasse chaude qui lui était offerte.
Dumbty se pencha discrètement vers elle, la voix inquiète, basse :
— Tu vas bien… ?
— Plus tard, Dumbty. Souffla-t-elle. Plus tard…
Lucie remarqua les mains des trois Dames Écarlates travaillant sur leurs fils entrelacés.
— Pourquoi tissez-vous encore ?
La benjamine, Héméra, répondit d’un ton détaché :
— Nous tissons rêves et cauchemars. C’est là notre devoir. Chaque fil est une pensée, une émotion, une peur ou un désir. Nous capturons ce que l’esprit tente de taire.
— Ainsi naissent les songes… Fascinant !
Dame Azura inclina légèrement la tête.
— Exactement, Chapelier. Rêves et cauchemars sont l'expression silencieuse de l'âme. Nous leur donnons corps, sans jamais en déformer l’essence.
Lucie, troublée, prit la parole à son tour :
— Et cela… n’a-t-il aucun effet sur le réel ? Sur le monde… ou sur ceux qui rêvent ?
— Non. Rétorqua sèchement Dame Carmine. Nous ne créons pas la réalité, enfant. Nous en saisissons simplement le reflet intérieur.
— Alors pourquoi vous en donner la peine, si cela ne change rien ? Pourquoi tisser des rêves qui ne guérissent pas, et des cauchemars qu’on ne peut fuir ?
Carmine la fixa enfin, un sourcil arqué.
— Quelle étrange façon de penser... Elle n’est pas Alice pour rien.
Un bref rire flotta dans l’air.
C’était Dame Azura, amusée.
— Quel souvenir que de revoir une nouvelle Alice dans nos murs… Toutes les Merveilles pensaient que leurs visites étaient révolues depuis tant d'années et pourtant…
— Ne sois point si dramatique, Azura.
La benjamine la coupa.
— Une Alice finit toujours par revenir. Ce n’était qu’une question de temps. Le fil de leur destinée finit toujours par croiser le nôtre.
Lucie fronça les sourcils.
— Depuis combien de temps exactement ? Et qu'est-il advenu la dernière fois ?
Dame Carmine esquissa un sourire à la fois cruel et nostalgique.
— Oh, c’est une vieille histoire… Disons que la dernière Alice a laissé une impression durable.
— Moi, j’ai entendu plein d’histoires sur elles ! S’écria soudain Sohan, la bouche pleine de guimauve. Elles sont toutes spéciales. Mais toi, Lucie, t’es différente… !
— Ah oui ? En quoi ?
— T’es moins gentille que les autres… ! La petite jumelle éclata de rire, rejointe aussitôt par Lohan.
Lucie, mâchoire serrée, contint son irritation, son regard noir
perçant.
“Sales petits…” pensa-t-elle.
— Pourtant, Lucie a fait une impression remarquable… n’est-ce pas, mes sœurs ?
Les sœurs échangeaient des regards suspicieux.
— Chaque Alice a sa couleur, sa saveur, son caprice. Murmura Carmine, le menton relevé. L’une aimait les jeux de croquet, une autre les timbres, une troisième passait ses journées à résoudre des énigmes. Et toi… quelle est ta spécialité ?
— Ma spécialité ?
Elle réfléchit quelques secondes.
— Peut-être l’art de poser trop de questions.
Dame Carmine émit un ricanement.
— Une spécialité fort singulière… quoique périlleuse. Les questions sont des poignards à double tranchant. Elles blessent autant celui qui les pose que celui qui y répond.
— Peut-être. Rétorqua Lucie. Mais je préfère interroger plutôt que d'errer dans l'ignorance. Je veux comprendre pourquoi je suis ici et ce que ce monde attend de moi…
— Et qu'espères-tu véritablement savoir, petite Alice ? Reprit Dame Héméra. Qu'es-tu prête à sacrifier pour obtenir tes réponses... ?
— Ah ! Enfin ! Voici le moment tant attendu… S’exclama le Chapelier. Notre invitation n'est point fort anodine ? Entrons donc dans le vif du sujet, à pleines dents, si vous le voulez bien.
Azura but une gorgée.
— Toujours si impatient, cher Chapelier… Cependant, notre invitation, Lucie, n'est effectivement pas pour le plaisir de ta compagnie.
— Si notre nouvelle Alice désire connaître certaines choses, elle devra sacrifier bien plus – un bras ou une jambe.
Lucie haussa un sourcil, regardant Dame Carmine.
— Un prix bien élevé pour une poignée de mots…
— Allons, qu'est-ce qu'un bras ou une jambe, sinon de simples morceaux de chair ?
La fillette, pâle mais résolue, posa sa tasse avec soin.
— Ce n’est point qu’une affaire de chair., Dame Carmine. C'est une part de soi, le moyen de créer, de vivre. Dans mon monde, perdre un membre équivaut à une condamnation…
Elle croisa les bras, plus droite que jamais.
— Si cela vous importe peu. Dans ce cas, pourquoi ne pas sacrifier le vôtre en échange de mes réponses... ?
La sœur cadette haussa un sourcil.
— Voilà qui est nouveau. Une Alice qui mord. Nous allons peut-être nous divertir, cette fois…
— Tu entends que nous devrions payer pour chacune de tes paroles ?
— Vous attendez quelque chose de moi, n’est-ce pas ? Votre invitation n’est qu’un piège bien déguisé pour m’exhorter à parler. Alors, oui, mes mots valent un prix, Dame Carmine.
Un silence pesant s’abattit, un frisson d’insolence suspendu dans l’air.
— Quelle imprudence... Nous avons vu défiler des dizaines d’Alices au fil des siècles. Comment oses-tu défier les Dames Écarlates ? Les Aurores des Merveilles… ?!
— Et pourquoi ne le ferais-je pas… ?
Droite comme une épée.
Lucie soutint son regard sans faillir.
— Tu es bien audacieuse, petite Alice… Siffla Dame Héméra en se redressant lentement. Mais ne te méprends pas. Nous ne sommes point tes semblables. Que peux-tu offrir pour mériter que nous cédions ne serait-ce qu’un soupir… ?
Dame Carmine intervint de nouveau :
— Je suis sûre qu’elle ne sait rien… Voilà qu’une Alice perdue, incapable de saisir la véritable nature des choses. Et peut-être n’est-elle juste qu’une sombre menteuse…
Lucie pencha la tête, un sourire subtil ourlant ses lèvres.
— Peut-être que je ne sais rien. Ou peut-être redoutez-vous que je sois moins perdue que vous ne l’espérez…
— Prends garde, Lucie… Gronda Azura. Défier les Dames Écarlates n’est point un jeu. Nous pourrions te briser si tel était notre désir.
— Alors faites-le. Brisez-moi. Si vraiment je ne vaux rien… pourquoi vous retenir ?
Le silence s'épaissit.
Un frémissement d’hésitation se glissa entre les Dames. Leurs regards, brièvement, perdirent de leur assurance.
— Ce monde est brisé.. Quelque chose le ronge, je l’ai senti. Si vous me tuez, vous ne saurez jamais si je suis la clé pour le réparer... ou pour le détruire.
Un claquement sec résonna.
— Quelle arrogance ! Hurla soudain Dame Héméra, la voix vibrante de rage. Tu n’es qu’une enfant, une étrangère, ignorante des lois de ces terres ! Comment oses-tu t’imaginer la clé de quoi que ce soit ?!
Les flammes des chandeliers vacillèrent violemment et les vitraux gémirent sous la tension. La serre elle-même semblait frémir de colère.
Lucie ne bougea pas.
Mais Dumbty, le cœur bondissant dans sa poitrine, se leva d’un bond. Il sentit le danger. Le garçon se plaça devant elle, bras écartés.
— Arrête, Héméra ! Tonna Dame Azura, se levant à son tour. Ce n’est point le moment. Cesse de tout gâcher à chaque fois… !
— Moi ? Tout gâcher ?! C'est toi qui veux tout contrôler, refusant d'écouter quiconque !
Une bourrasque glaciale s’engouffra dans la serre, mordant l’air comme une lame invisible. Les lianes s’animèrent, ondulant telles des serpents réveillés, et les feuilles frémirent avant de se tordre lentement, sculptées par la colère, jusqu’à former des griffes végétales prêtes à lacérer le silence.
— Vous êtes toutes deux coupables, mes sœurs. Clama la cadette. Si je le pouvais… Je vous tuerais pour tous les péchés du monde !
— Fais-le donc, Carmine ! Siffla Héméra, les yeux embrumés de haine. C’est tout ce que tu as toujours désiré ! Régner seule sur les ruines de ce manoir, débarrassée de nous !
— J’en ai assez de vos caprices… Dit l'aînée, d’un ton las et dangereux. Une fois de plus…
D’un même élan, comme mus par un pacte silencieux, les trois sœurs plongèrent la main dans les plis de leurs robes. Lorsqu’elles les ressortirent, chacune tenait un nouvel armement aiguisé.
Héméra, son voile glissé derrière ses épaules, brandit une lance cristalline dont la lame semblait taillée dans les glaces des enfers.
— J'ai toujours su que vous attendiez l'occasion de me trahir !
— Voyons donc laquelle de nous verra l’aube se lever… Ricana amèrement Carmine, son arc de jais déjà bandé, une flèche vibrante au bout des doigts.
— Ce manoir deviendra votre tombeau, mes sœurs. Je peux vous le jurez… ! Susurra Azura, tandis qu’elle dégainait une épée aux reflets pourpres.
Autour d’elle, surgies de nulle part, d’horribles créatures aux membres distordus et aux mâchoires béantes s’élevèrent, comme des cauchemars matérialisés par sa rage. Lucie recula, le cœur battant, l'esprit en panique.
— Mais qu’est-ce qui leur prend… ?!
— R-reste derrière moi, Lucie !
Dumbty brandit une chaise devant lui, tel un bouclier improvisé.
— N’ayez crainte ! S’exclama Tarrant. Tout ceci n’est qu’illusion… en grande partie. Malheureusement, leurs arsenals, hélas, sont tout ce qu’il y a de plus réel.
Malgré le chaos, les jumeaux Lohan et Sohan grignotaient imperturbablement. Même quand la table vacilla de l'autre côté de la serre, ils restaient absorbés dans leur goûter.
— C’est bien plus drôle qu’à l’accoutumée, tu ne trouves pas, Sohan ?!
— Oui ! C'est comme un spectacle de magie ! Applaudit la jumelle.
De l’autre côté, le Chapelier se redressa, épousseta nonchalamment son veston froissé par les éclats magiques, et se dirigea vers la sortie.
— Mes chères Dames, je crains que ce désastre ne soit trop pour ma pauvre tête.Tout ce tourbillon est merveilleux, mais je vous laisse à vos tourments. Adieu, ou plutôt... à très bientôt !
Il leva la main dans un dernier salut, puis disparut dans le couloir, ses souliers claquant joyeusement sur le sol.
— Chapelier ! Attendez !
— Hein ?! Il part déjà ?! On n’a même pas eu le dessert… Râla Lohan, bouche pleine.
— Il doit encore chercher son trésor, tu sais. Il en parle sans cesse, comme un vrai pirate ! Gloussa Sohan, amusée.
Lucie regardant la fureur des sœurs, se tourna vers son ami à tache de rousseur.
— Dumbty. Partons, tout de suite.
Le rouquin acquiesça. Ses yeux fixaient la porte par laquelle le Chapelier s'était éclipsé. Puis, se tournant vers les jumeaux, il déclara d'une voix pressée :
— Vous deux... rejoignez-nous dehors dès que vous le pourrez. Ne traînez pas.
Sans attendre leur réponse, il saisit la main de Lucie, presque tremblante,et l’entraîna à travers le tumulte d’illusion. Ils se frayèrent un chemin entre les éclats de glace, les lianes griffues et les silhouettes mouvantes des Dames en s’entre-attaquaient.
La serre se rétrécissait derrière eux, avalée par un chaos qui n’avait plus rien d’illusion.
À peine la porte franchie, ils s'élançèrent dans les couloirs sombres du manoir. L’air leur brûlait les poumons, l’adrénaline cognait dans leurs tempes. Chaque détour, chaque escalier pouvait être le dernier.
— Je ne comprends pas… Souffla Lucie entre deux halètements. Pourquoi veulent-elles s’entre-tuer ? Ne sont-elles pas une famille… ?!
— Elles l’étaient autrefois, m'a-t-on dit… ! Répondit Dumbty. Mais quelque chose… quelque chose de plus fort que le sang a détruit ce lien.
Ils dévalèrent un escalier en colimaçon.
— À cause d’elle. L’ancienne Alice. C’est ce qu’on raconte. Elle aurait… brisé quelque chose d’irréparable ! Et depuis, les sœurs ont sombré.
— Qu'est-ce qui a pu les briser ainsi… ?
— Personne ne le sait vraiment. Je n'ai entendu que des rumeurs… Murmura-t-il.
Lucie s’arrêta, l’obligeant à faire de même.
— Dis-moi.
Le garçon hésita, jetant un regard autour de lui pour s'assurer que personne d'autre ne les écoutait.
Sa voix se fit basse.
— On dit qu’elle a vu… ce qu’il ne fallait pas voir. Qu’elle a éveillé une vérité que les Dames cachaient... Leurs cœurs se sont fissurés…
Soudain, une détonation retentit. Le sol trembla violemment. Une pluie de poussière et de gravats se mit à pleuvoir depuis le plafond. Dumbty réagit aussitôt, se jetant sur Lucie pour la couvrir.
— Qu’est-ce que c’était encore ?! Cria-t-elle, les yeux écarquillés.
— On dirait qu'elles sont passées aux choses bien plus sérieuses…
— Mais pourquoi se haïssent-elles tant ?!
Avant que Dumbty ne puisse répondre, la voix familière du Chapelier s’éleva derrière eux :
— Il s'agit d’Ayline ! Une enfant bien aimante… hélas !
Les deux amis se retournèrent d’un même mouvement. Tarrant se tenait là, chapeau incliné, un sourire voilé d’ironie aux lèvres.
— Vous étiez là depuis le début… ?!
— Peut-être. Peut-être pas… ! Qui peut dire où je commence et où je termine, vraiment ?
Elle s’avança d’un pas, le regard brûlant de questions.
— Vous avez parlé de l’ancienne Alice. Continuez donc.
— Ayline… Cette enfant au cœur trop vaste. Elle s'est corrompue en découvrant ce qu'elle n'aurait jamais dû voir… Le secret des Dames.
Sa voix était devenue un murmure, aussi envoûtant qu’un sortilège.
— Le secret des Dames… ?
— Ce manoir, mes amis... Il cache bien des choses. Ayline croyait qu'en découvrant ce secret, elle pourrait les libérer... Mais ce qu'elle a trouvé a brisé bien plus que son esprit.
— Et… qu’a-t-elle trouvé ? Demanda Lucie, hésitante.
— Elle a vu… un visage… Celui qu’on ne doit jamais regarder. Celui que même les Dames ont tenté d’oublier.
Il se tut un instant, ses yeux brillants d’une lueur étrange, ni joie, ni malice… mais quelque chose de plus profond.
— Ce manoir est leur prison, et ce visage, leur reflet de leur propre culpabilité. Une vérité trop insupportable pour être supportée. Trop hideuse pour être regardée. Mais Hyeline l’a vu…
— Alors l’ancienne Alice a révélé ce qu’elles avaient enfoui… ?
Le Chapelier se redressa.
Et son sourire s’était évanoui.
— Comment peut-on survivre à sa propre vérité ? Comment échapper à ce qu’on est devenu… quand il n’existe plus de masque à porter ? Parfois… La seule issue, c’est de briser le miroir. Mais les éclats, eux… restent tranchants.
Dumbty pencha la tête.
— Mais pourquoi ne pas partir ? Pourquoi continuer à se détruire… encore et encore ?
— Parce que certaines prisons n’ont ni barreaux ni chaînes. Seulement des regrets… et la peur. Elles ne savent plus comment sortir. Peut-être même… qu’elles ne le veulent plus.
Tarrant contempla son chapeau d’un air rêveur, perdu quelque part entre passé et folie.
— Alors elles se battent. Encore et encore. Elles hurlent, elles saignent, elles se détruisent. Mais elles ne meurent pas. C’est là, leur véritable malédiction…
Lucie et Dumbty échangèrent un regard. Dans leurs yeux, la même question muette. La même tristesse. Comme si la douleur des Dames leur avait été transmise, par simple présence.
Méfiance, suspicion et déchirement étaient leur quotidien.
— Elles s’autodétruisent sans fin… Nourrissant frustration et colère… Compris la fillette.
— Peut-on les aider… ? Demanda innocemment Dumbty.
Le Chapelier porta une main à son menton.
— Peut-être… Ou peut-être pas. Qui sait ce qui peut briser une malédiction ? Un acte, un mot, un baiser, une mort ? Je n’en ai pas la moindre idée !
Il s’inclina brusquement.
— Bon, ce n'est pas tout ! Mais je dois aller chercher quelque chose d'essentiel !
— Vous n’allez pas nous laisser là ?! Paniqua Dumbty.
— Évidemment que si ! Répondit-il avec un clin d’œil. Je suis persuadé que vous vous en sortirez très bien. Et si ce n’est pas le cas… eh bien, je veillerai à enterrer vos corps sous une pluie de fleurs sauvages. Ce sera ravissant !
Dumbty blêmit.
— Mais… !
— Bon retour, mes petits compagnons ! Que la folie guide vos pas ! On se retrouve à l’atelier… !
La voix du Chapelier s’évanouit dans un dernier écho joyeusement inquiétant.
— Il... il est vraiment parti ?
— Oui... encore une fois. Souffla Lucie. Il faudra s'y habituer.
Mais le répit fut de courte durée.
Un fracas terrible éclata. Le mur adjacent explosa en une pluie de pierres. L’une des Dames Écarlates traversa la pièce dans un hurlement furieux, projetée comme une poupée de porcelaine.
Elle s’écrasa au sol dans un cri de rage, ses yeux hallucinés cherchant déjà sa sœur, qui fonçait sur elle, les traits déformés par la haine.
Dumbty blêmit.
— L-Lucie ! Vite, partons !
Il lui agrippa la main, et tous deux s’élancèrent à travers le dédale des couloirs, qui se déformaient à vue d’œil. Les murs ondulaient, se vrillaient, s’étiraient en angles absurdes. Le manoir semblait devenir un monstre, un labyrinthe vivant décidé à les avaler tout entiers.
— Où est la sortie ?! S’écria Lucie, haletante. Elle devrait être là ! Juste ici !
— J-je ne sais pas !... C’est comme si le couloir avait changé de place…
Un cri s'éleva, si glacial qu’il sembla figer leur sang dans leurs veines.
— Il est inutile de vous cacher, mes sœurs… Je vous retrouverai, quoi qu'il en coûte !
Dumbty s'empara de la première porte venue et les fit entrer. Il la referma précipitamment derrière eux, la bloquant d’un geste tremblant.
Ils se retrouvèrent dans une pièce isolée, semblable à un grenier. Où des meubles vieillissants, drapés de draps blancs étaient disposés çà et là. Une lumière faible perçait à travers des fenêtres poussiéreuses.
Le garçon s’adossa contre la porte, le souffle court.
— Att… attendons un peu. Que ça se calme…
Lucie, silencieuse, s’avança dans la pièce. Son regard s’accrocha à un oiseau de porcelaine posé sur une étagère branlante. Elle le prit dans ses mains, et souffla sur la poussière. L’objet était fin, presque trop fragile pour exister encore.
— C’est étrange… Tout le manoir est si propre, si… soigné. Mais ici… on dirait que le temps s’est arrêté.
Elle fit glisser son doigt le long des ailes figées de l’oiseau, songeuse.
Derrière elle, Dumbty fouillait du regard les recoins assombris. Il écarta un rideau de velours lourd, découvrant une étagère où trônait un vieux bocal recouvert de crasse.
Il se pencha, curieux.
Un cri aigu lui échappa quand une tarentule, toute en pattes velues, surgit dans le bocal et cogna contre le verre.
— Ahh ! Fit-il en bondissant en arrière.
Le garçon trébucha sur un tapis épais, s’agrippa à un drap qui glissa entre ses doigts… et s’effondra au sol dans un fracas sourd.
— Dumbty ! Lucie s’agenouilla près de lui. Tu t’es fait mal ?
Il grimaça en se redressant, une main sur le bas de son dos.
— N-non… Je crois que ça va. J’ai juste… glissé.
— Tu as eu peur d'une simple bestiole… ? Interrogea-t-elle, avec une pointe de moquerie.
Le garçon, les joues écarlates, haussa les épaules en s’emmitouflant dans son écharpe.
— C-ce n’est pas de la peur… Juste… de la prudence.
L’orpheline esquissa un sourire amusé.
— Évidemment… mais rassure-toi, je veille sur toi.
Lucie accompagna sa promesse d’un clin d’œil malicieux. Elle insuffla un moment de légèreté qui dissipa, l'espace d'un instant, l'inquiétude de Dumbty et le poids menaçant du manoir.
Pourtant, alors que la maladresse du rouquin apaisait leur malaise, Lucie sentit une présence, ou plutôt une multitude de regards posés sur elle. Un frisson s’éveilla à la base de sa nuque.
Elle se retourna lentement.
Derrière le drap que Dumbty avait maladroitement tiré en chutant, dévoila une peinture ancienne.
Trois femmes s’y tenaient côte à côte, droites, leurs robes d’un rouge profond comme des gouttes de sang séchées. Leurs regards, figés par le pinceau, semblaient pourtant vous suivre dans la pièce, aussi perçants qu’un piquet.
— Dumbty… Regarde.
Le garçon leva les yeux.
— Ce sont… les Dames…
Lucie s'avança lentement vers le portrait familial. Elle lut sous le cadre, une plaque gravée dans une calligraphie délicate indiquant leurs noms.
Elle regarda Dame Azura, l'aînée. Ses cheveux noirs, lisses comme des filets d’encre et ses yeux, d'un rouge ardent semblaient faits de braises mortes, prêtes à s’embraser de nouveau.
Dame Carmine, à gauche. Son chignon, sévèrement tiré, orné de bijoux d'argent. Ses yeux bleus, glacials et durs dégageaient une colère contenue, comme une mer en furie retenue par une digue prête à céder.
Puis Dame Héméra, à droite. Sa longue natte noire tombait en cascade, entrelacée de fleurs fanées. Ses yeux verts, voilés d’une mélancolie éthérée, semblaient perdus dans un passé que nul ne pourrait plus atteindre.
Mais aucun sourire.
Aucune chaleur.
Aucun éclat de bonheur.
Lucie allait reculer, quand soudain… quelque chose bougea.
Dans l’ombre au-dessus des trois sœurs, le fond du tableau sembla se déformer, comme une peinture trop ancienne qui se fissure. Une tâche d’encre s’élargit, dévorant peu à peu l’arrière, jusqu’à former une ouverture béante, sans fond.
Et de cette obscurité… émergea une quatrième silhouette.
Floue.
Instable.
Sans traits nets.
Son visage semblait sans yeux, et pourtant, Lucie sut qu’il la regardait. Qu’il la voyait.
Un frisson la mordit. Son cœur se contracta, sa gorge se serra.
Et puis, en lettres pâlies par le temps, un nouveau nom apparut sous le cadre :
"Dame Nérys."
La femme du tableau, se mit à pleurer : des larmes écarlates, épaisses comme du sang, ruisselaient sur ses joues, traçant des sillons le long de la toile.
Lucie recula d'un pas.
Une vague de terreur l'envahit, une peur si profonde qu'elle semblait paralyser tout son être. Et alors que Lucie tentait de fuir ce regard sans pupille, la bouche de l’ombre s’entrouvrit dans un mouvement lent, désarticulé… et un cri jaillit.
Un hurlement.
Perçant.
Déchirant.
Inhumain.
Il éclata dans la pièce comme un vent maudit, vrillant les tympans, ébranlant les murs. La fillette porta les mains à ses oreilles, recula, chancela - mais il était trop tard.
Du cadre jaillirent d’immenses mains pâles, longues et osseuses, aux doigts effilés de sa chair. Elles se refermèrent sur sa gorge avec une froideur mortelle. L’air se coupa net. L’étreinte, mortelle.
— L-Lucie… ? Appela le garçon. Qu’est-ce qui se passe… ?!
La petite Liddell se débattait, les mains agrippant en vain l’invisible. Aucun son ne sortait de sa bouche. Son souffle était arraché, ses poumons en feu. Elle battait des bras comme si elle se noyait dans un cauchemar vivant.
Il la vit, les yeux révulsés, le teint livide, ses mains crispées sur son propre cou comme si elle tentait de se libérer d’un étau invisible.
— Réponds-moi ! Lucie ! Qu’est-ce que tu as… ?
Il la saisit par les épaules, la secoua doucement, espérant la ramener à elle. Mais ses lèvres pâles restaient closes, son souffle ne venait plus et ses yeux se vidaient.
Le rouquin se tourna vers le tableau fracassé au sol, qui émanait une aura sinistre.
Ainsi, il comprit.
Il ne voyait rien… mais quelque chose était là.
Dumbty se rua vers la toile et, rassemblant toute sa rage et sa peur, il saisit le cadre de ses mains tremblantes.
— Lâche-la ! Hurla-t-il avec une fureur qu’on ne lui connaissait pas.
Il abattit le tableau contre le sol. Une plainte surnaturelle s’éleva, aiguë, stridente, arrachée d’outre-tombe. Et l’espace d’un instant, il vit une forme - une silhouette longiligne, sans yeux, se tordant dans un spasme de douleur.
Les poings serrés et le regard empli de détermination, il frappa de nouveau, chaque coup résonnant comme une cloche d’exorcisme.
Le bois craqua, la toile se déchira et dans un éclair aveuglant, la silhouette de Dame Nérys fut aspirée dans un tourbillon de lumière.
Son hurlement se brisa et Lucie tomba à genoux dans un hoquet rauque. L’air rentra dans ses poumons. Elle porta la main à son cou, ses yeux embués de larmes, les jambes molles, tremblantes mais vivante.
Dumbty s’agenouilla près d’elle, les paumes poussiéreuses.
— C’est fini… Murmura-t-il, posant une main tremblante dans son dos pour l’aider à reprendre ses esprits. Respire… Lucie.
Il aperçut les marques rouges autour de son cou. Son cœur se serra en voyant la douleur dans les yeux de son amie.
— Mais… qu'est-ce que c'était… ?
Le cadre était fendu, la toile éventrée, et pourtant… il semblait encore vivant. Les lignes brisées se refermaient lentement, comme une plaie qui se recousait d’elle-même. Une lueur noire y palpitait, à peine visible, mais bien réelle.
— Tu l'as vue...
Le claquement sec d’une porte les fit sursauter.
Dame Azura.
Elle s’avançait lentement, sa robe écarlate frémissante. Le voile avait disparu. Son visage était découvert, pâle, magnifique et… terrible. Ses yeux pourpres brillaient, et son sourire d’autrefois, avait cédé la place à une froideur comme un glas.
— Tu l'as vue, n'est-ce pas… ?
Les mots de l'aînée flottaient, profondes. Avançant, elle faisait vibrer le sol sous les pieds de Dumbty et Lucie.
— Je le savais... Tout est de la faute d'Alice.
Lucie, encore agenouillée, releva lentement la tête. Son regard croisa celui de l’aînée, et elle y lut une douleur si ancienne qu’elle en fut bouleversée.
— Tout le mal que tu nous infliges…
— Dame Azura... Qu'avez-vous donc… ?
Le garçon se plaça instinctivement entre elle et Lucie. Mais il ne vit dans ses yeux que folie, haine et peine mêlées en une tempête prête à éclater.
— C’est toi… C’est toi qui nous as fait tout cela !
Son hurlement éclata tel un coup de tonnerre, et d’un bond, elle se jeta sur Lucie, ses doigts allongés se métamorphosant en griffes noires et acérées.
— NON !
Dumbty la retint, agrippant ses bras de toutes ses forces. Elle lutta, grondant comme une bête blessée, et il sentit ses pieds glisser.
— Lucie ! Va-t’en ! Hurla-t-il. Maintenant ! COURS !
L'orpheline sentit son corps se tendre comme un ressort sur le point de rompre. Poussée par la panique, elle se jeta vers la poignée et ouvrit la porte brusquement.
Elle s'élança dans les couloirs obscurs, martelant le sol froid comme des tambours de guerre.
Derrière elle, la voix tranchante de Dame Azura fendit l’air :
— Reviens… ALICE !
Un fracas retentit, de verre brisé et de meubles renversés. Lucie sentit son cœur se serrer - Dumbty. Il était seul face à sa fureur. Mais elle ne pouvait s’arrêter.
Elle ne devait pas se retourner.
Jamais.
Ses cheveux s’emmêlaient, giflant son visage. Elle glissa au tournant, se rattrapa et reprit sa course.
— Mes sœurs ! C’est elle ! C’est Alice ! Celle qui a créé notre malheur… !
— N-non ! J-je n’ai rien fait !
L'orpheline hurlait ces mots dans le vide des couloirs, sa voix se perdant dans l'obscurité. Elle ignorait si on pouvait l'entendre, mais le besoin de crier, de se défendre, surpassaient tout, même l'absence d'auditeurs.
Le manoir, comme vivant, s’allongeait, se pliait, devenait labyrinthe cauchemardesque. Lucie courait à perdre haleine, jusqu’à ce que, soudain, l’espace devant elle se déchire.
Dame Azura se tenait là.
Silencieuse.
Immobile.
Ses yeux en braises furieuses.
D’un geste lent, presque cérémonial, Dame Carmine à l’autre bout du couloir, releva d’un pan de sa robe écarlate, une arbalète finement sculptée. Le bois sombre,veiné d’un rouge profond. La flèche, fine et étroite, scintillait. À sa pointe de fer, semblait prêt à déchirer sa chair.
— Tu n'échapperas pas à ton destin, Alice...
Puis, sans trembler, elle lâcha.
Lucie vit l’éclair d’acier fondre sur elle. Elle ferma les yeux. Plus rien n’existait. Juste ce souffle suspendu. Cette sensation étrange d’avoir franchi quelque chose - un voile, une frontière.
La fillette tomba, brutalement, roulant sur le côté. L’air revint, froid, brûlant. Son cœur battait encore.
Elle ouvrit les yeux.
Le couloir avait disparu.
La colère des sœurs aussi.
Lentement, Lucie posa une main tremblante sur le sol pour se redresser. Sa respiration était rauque, ses jambes fléchies. Elle passa une main sur son visage, balayant les restes d’effroi.
Un son clair fendit le silence.
Une cloche.
— Qu’est-ce que… ? Souffla-t-elle, tremblante.
S’approchant d’une fenêtre, elle écarta doucement le rideau, libérant un nuage de poussière. À travers la vitre ternie, une rue familière. Silencieuse. Engloutie par la lumière grise du matin. Et là, au loin… l’église Saint Amaury.
Et Lucie comprit.
Elle était enfin de retour à Whitechapel.